Le changement radical dans le rapport au sens, question majeure de la fin du XXe siècle

Luc Ferry


«  Il faut donc écarter le malentendu selon lequel la modernité, réduite à une «  métaphysique de la subjectivité », résiderait dans l’équation : toute-puissance de l’ego = individualisme narcissique = fin de la spiritualité et de la transcendance au profit de l’immersion totale dans un monde de la technique, anthropocentriste et matérialiste.
Il se pourrait bien, au rebours exact de ces poncifs ordinaires des idéologies antimodernes, que l’humanisme, loin d’abolir la spiritualité, fut-ce au profit de l’éthique, nous donne au contraire accès, pour la première fois dans l’histoire, à une spiritualité authentique, débarrassée de ses oripeaux théologiques, enracinée dans l’homme et non dans une représentation dogmatique de la divinité. Ce qui est proprement inédit, dans l’humanisme, ce n’est pas les valeurs qu’il promeut : nul besoin d’attendre Kant et Bentham pour apprendre qu’il ne faut pas mentir, violer, trahir, ou rechercher systématiquement le mal pour ses voisins. Les valeurs fondamentales des Modernes, quoi qu’on dise ici ou là, n’ont à vrai dire rien d’original ... ni de très moderne. Ce qui est neuf, en revanche, c’est le fait qu’elles soient pensées à partir de l’homme et non déduites d’une révélation qui le précède ou l’englobe. Ce qui est nouveau, sans doute, c’est que la transcendance indéfinissable dont elles portent témoignage se découvre, elle aussi, au coeur de l’être humain et qu’elle puisse ainsi s’accorder au principe des principes constitutifs de l’humanisme moderne : celui du rejet des arguments d’autorité » ( p. 34 )


Extrait de Luc Ferry " L’Homme-Dieu ou le sens de la vie ", Paris, Grasset, 1996.


Pour vivre l'aventure de l'existence, les hommes doivent-ils s'en tenir au seul horizon du monde ? Oui, répondraient ceux qui font le pari, pour nos temps démocratiques, d'une forme laïque de spiritualité ancrée dans l'humain et non plus dans un dogmatique et lointain ailleurs. A suivre le philosophe Luc Ferry, il s'agirait de passer " d'une ' trancendance verticale ' ( des entités extérieures et supérieures aux individus, situées pour ainsi dire en amont de l'humain ) à une ' transcendance horizontale ' ( celle des autres hommes par rapport à moi ) ". Ce renversement de perspective signifierait au plan moral, la fin du théologico-éthique. Les valeurs-clés de cette " transcendance dans l'immanence " ne dépendraient plus d'un divin antérieur, extérieur et englobant, mais seraient pensées à partir de l'homme lui-même. C'est dans sa raison et dans sa liberté, lesquelles constituent sa dignité, que l'homme pourrait fonder les principes d'un vivre-ensemble contemporain et non plus dans la dépendance d’un référent radical en dehors de lui et plus imposant que lui. L’hypothèse interprétative de l’auteur réside dans le jeu de deux processus modernes enracinés dans le XVIIIe siècle : lhumanisation du divin en relation avec la montée de la laïcité et le refus des dogmes ; et la divinisation de l’humain avec l’évocation des droits de l’homme ou les réflexions sur la bioéthique ou l’essor de l’humanitaire.
En 2010 Luc Ferry revient sur le sujet dans un nouvel ouvrage. Il soutient que la nouvelle puissance de l'amour révolutionne les principes fondateurs de la philosophie et de la politique car elle devrait changer le regard de l'homme sur le monde et sur sa capacité à le transformer...
" Le cosmos des Grecs, le dieu des monothéismes, la raison et les droits de l'humanisme républicain planaient très au-dessus de la vie sentimentale. Tardivement, sous l'effet d'une histoire encore méconnue, celle des unions librement choisies, la passion a peu à peu remplacé les traditionnels foyers de sens et les anciennes valeurs sacrificielles. Qui voudrait encore, du moins en Europe, mourir pour Dieu, pour la Patrie, pour la Révolution ? Personne ou presque, mais pour ceux que nous aimons, nous serions prêts à tout. Par-delà l'humanisme des Lumières et ses critiques, par-delà Kant et Nietzsche, une nouvelle spiritualité laïque naît de la sacralisation de l'humain par l'amour."

Extrait de Luc Ferry " La révolution de l'amour. Pour une spiritualité laïque ", Paris, Plon, 2010.



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