De la fin d’un monde au commencement d’une nouvelle modernité, composite, plurielle, métisse.

Jean-Claude GUILLEBAUD


« Si la violence menace, ce n’est pas parce que les « différences »  se renforcent mais, au contraire, parce que la « ressemblance » progresse. Pour le dire autrement, la fragmentation apparente des civilisations humaines - et les «  chocs » qui en résulteraient - dissimule un processus rigoureusement inverse. Loin de s’éloigner les unes des autres, les prétendues « civilisations » humaines sont prises aujourd’hui dans la logique d’une irrésistible rencontre, d’un mélange, d’un métissage. Sous le clapot des « événements », au-delà des effervescentes terroristes, une culture planétaire, une modernité métisse sont en voie d’émergence. Ce mouvement obéit à un autre rythme que celui de l’émotivité médiatique. Il est gouverné par le temps long. Il n’est pas toujours immédiatement repérable, mais il est à la fois profond et puissant.
C’est à cause de cela que les temps sont périlleux. L’arrivée progressive des sociétés humaines dans une modernité - économique, démographique, technologique, culturelle - qui les rapproche irrésistiblement les unes des autres coïncide avec un « moment » à haut risque. Il correspond au passage d’un cap Horn de l’aventure humaine. Dans leur rapport à l’Occident, les sociétés traditionnelles se trouvent prises aujourd’hui dans ce qu’il faut bien appeler une rivalité mimétique potentiellement dangereuse. Elles balancent sans cesse entre l’imitation et le rejet, l’adhésion instinctive et le refus cabré. Le monde occidental de son côté invite les autres cultures à rejoindre son « modèle », mais il est prompt à s’alarmer quand il est trop bien suivi, par exemple sur le terrain de la puissance militaire, industrielle ou commerciale.
...cette périlleuse - et prometteuse - rencontre des cultures met en mouvement une alchimie complexe. En se donnant rendez-vous, les « civilisations » se métamorphosent. Aucune d’entre elles ne vient se fondre dans un modèle unique qui serait le simple décalque de la « civilisation occidentale ». Toutes les cultures humaines sont engagées aujourd’hui dans un processus d’influences croisées, de contaminations réciproques, lesquelles obéissent au jeu symétrique de l’action et de la rétroaction. L’émergence difficile - et dangereuse, en effet - d’une culture planétaire s’accompagne ainsi de mille transactions implicites, de fusions partielles, d’innovations culturelles, de réappropriations et de réinvention des traditions. Ce mouvement prodigieux permet que naissent des « formes » anthropologiques nouvelles. Bref, ce qui est en jeu dans ce frottement planétaire, c’est une irrésistible transformation de la modernité elle-même. Cette dernière - avec ses sciences, ses techniques, ses valeurs, ses projets - n’est plus l’apanage du seul Occident, si tant est que cette expression ait encore un sens. Elle est dorénavant le produit d’un métissage jamais achevé. Elle est faite d’avancées créatrices, sporadiquement interrompues par des rétractations identitaires, mais remises tôt ou tard en mouvement, fût-ce d’une manière souterraine. »

Extrait de Jean-Claude Guillebaud, " Le commencement d’un monde ", Paris, Seuil, 2008, pp.32-36.

Un monde autre est en chemin. Ressentie avec une sourde inquiétude, cette métamorphose manifeste la disparition de l’ordre ancien, celui dans lequel les hommes ont vécu pendant quatre siècles. La séquence historique qui s’ouvre est lourde de menaces mais plus encore porteuse de promesses. Le monde en genèse signifie l’apparition d’une modernité composite. Un modernité qui se distingue de l’Occident avec lequel elle se confondait depuis quatre cents ans. L’hégémonie occidentale toucherait à sa fin. Une modernité planétaire, composite serait en chemin.
Et si la thèse de Samuel Huntington du « choc des civilisations » était fallacieuse ? Et si le discours dominant était trompeur ? Et si on était plutôt en présence d’une rencontre progressive se demande J.C. Guillebaud ? Les grandes cultures à l’échelle du monde sont en mouvement. Se rapprochant les unes des autres les civilisations pourraient bien déboucher sur une véritable modernité radicalement autre, en un mot « métisse » sans équivalent dans l’histoire humaine... » Au-delà des querelles immédiates engendrées par la nouvelle cohabitation des cultures et des confessions dans un pays, ce qui se joue concerne le contenu même de la modernité. Cette dernière est progressivement désarrimée de ses anciennes particularités occidentales, changée de l’intérieur, relue, enrichie et amendée.La transformation est particulièrement visible dans le domaine artistique ( musique, cinéma, littérature ), mais elle est peut-être plus radicale pour ce qui touche aux « grands récits fondateurs », à l’anthropologie, en un mot à la pensée ».