Jalons 3

AU SOIR DE L'EXISTENCE
LE GRAND PASSAGE


" J'arrive j'arrive
Mais pourquoi moi pourquoi maintenant
Pourquoi déjà et où aller "


Extrait d'une chanson de
Jacques Brel sur la mort.



Lanterne des morts, Journet, Vienne.

Lors des fêtes de fin d'année, le clinquant des lumières de la ville invite à une frénésie de consommation : lingerie fine, parfums, téléphones mobiles, matériels high tech envahissent les panneaux et écrans publicitaires ; en bref, s'exhibe la luxueuse insouciance d'un monde où la mort n'a pas sa place. Pourtant, elle rôde à la sortie des discothèques, sur la route, au travail ou derrière les persiennes closes des chambres sous les toits. La mort est au coin de la rue ou dans le crash d'un avion aussi bien que dans le calme feutré des hôpitaux et des maisons de retraite. Il y a des morts médiatisées relevant de l'accident ou du drame ; il y a des morts " ordinaires " qui se produisent derrière les murs des établissements de soins, soustraites au regard des vivants.

L'homme naît, est de son temps et subit les outrages du temps ; un jour le temps lui redemande sa vie, et il finit par passer un jour du temps. Il sait qu'il doit mourir et, pourtant, il se comporte quotidiennement comme s'il ne devait jamais trépasser. Sa vie est faite d'ans qui succèdent aux ans, d'ombres et de lumières; il marche sur une route incertaine, harcelé par le doute, un halo de mystère entourant sa destination finale et c'est difficilement soutenable. La sortie de l'existence est, toutefois, si certaine que pour essayer de l'oublier l'être humain se passionne pour les détails les plus superficiels de son existence. Arrogant quand il s'estime fort, pitoyable lorsqu'il est faible, cruel souvent, généreux parfois, l'homme vit davantage pour la bouffe et le sexe que pour l'esprit, pour le paraître plus que pour l'être. La vie, aujourd'hui, comme hier, comme demain, qu'elle soit bénédiction pour les uns ou affliction pour les autres, s'achève irrémédiablement par la mort. L'existence individuelle ne peut être pensée sans la mort ; cette fin tant redoutée, rupture inévitable toujours ressentie comme prématurée, doit être mise en perspective : elle ne peut être pensée sans donner du sens à la vie. L'idée que chacun se fait de la mort informe sa vision du monde. Les conceptions de la mort, à une époque donnée, dépendent étroitement de l'évolution générale de la société qui les tient. Alors qu'en est-il de la mort dans un monde régi par le progrès technico-scientifique et un individualisme de plus en plus poussé ?

Le chemin de découverte que nous proposons d'emprunter ici sera balisé par les travaux fondamentaux d'un anthropologue comme
Louis-Vincent Thomas, d'historiens comme Philippe Ariès et Michel Vovelle, de philosophes comme Jacques Schlanger et Roland Quillot.
Trois jalons permettront de cerner la condition humaine face à la mort : le grand départ, les formes du mourir et les attitudes existentielles devant la finitude et la mort. Absurdité de la condition humaine ou sortie de l'ombre pour aller à la rencontre de la lumière ? A chacune, à chacun de se situer !

I-LE GRAND PASSAGE.




Le passage du Tibre.
Chapiteau de l'église romane de
Saint-Nectaire, Puy-de-Dôme.


La mort appartient deux fois à l'homme : en tant que membre de l'espèce humaine et en tant qu'individu singulier. La mort n'est pas seulement un évènement suceptible d'être enregistré, comptabilisé, étudié, c'est aussi la fin d'une aventure personnelle.

La mort est naturelle. Parce qu'il est dans la nature et qu'il en fait partie l'être humain doit un jour ou l'autre biologiquement finir. Pour autant, c'est en tant qu'agression, violence subie que la mort est éminemment perçue : elle constitue l'arrachement ultime de l'individu qui voudrait ne pas mourir. A l'homme qui s'identifie à son " avoir ", le trépas enlève tout, il n'est plus rien ; la mort est ici rupture absolue au monde.

La mort est générale, mais elle est aussi singulière. La mort abstaite de l'homme en général atteint l'individu dans sa définition générique. Il s'agit de la mort des autres, la mort lointaine, impersonnelle, la mort enregistrée par les services de l'état civil, étudiée par la démographie, envisagée par le droit des successions. C'est aussi la mort qui fait la une des médias, soit violente ou spectaculaire (catastrophes naturelles ou accidentelles, guerres, famines ), soit relative à une personnalité.
Par opposition à la mort anonyme, d'intérêt statistique, démographique, juridique ou médiatique, il y a la mort intime, celle qui atteint les proches et qui concernera chacun d'entre nous inéluctablement un jour. Il s'agit de la mort qui touche une personne singulière avec son histoire, sa profondeur : la mort des proches ou " en deuxième personne " , la mort de soi ou en " première personne " par opposition à la "mort en troisième personne ", en adoptant le vocabulaire de
Vladimir Jankélévitch ( 1977, p. 23 ). C'est la mort qui atteint une personne en tant qu'être unique, le jour où elle est amenée à couler sans espoir de refaire surface. C'est la mort qui atteint un être cher ; on souhaiterait ardemment qu'il soit épargné et, cependant, on sait bien qu'il ne peut en être exempté. La mort ne laisse jamais indifférent lorsqu'il existait des relations d'amitié, d'amour ou de parenté. La mort s'étend à tout et à tous. Si elle est le lot de tout ce qui vit, elle est aussi toujours ressentie comme unique. L'épreuve du trépas est incommunicable. Nous ne connaissons que le décès des autres, le contact d'une main qui ne serrera plus ou d'un front refroidi à jamais.

L'homme par sa mort se trouve soustrait au temps. Il quitte à jamais le présent pour entrer dans le passé. C'est la fin d'une histoire personnelle, la rupture d'une certaine union de l'être humain avec les personnes aimées, avec son propre corps. La personne qui disparaît sait qu'après elle le temps continuera et que non seulement sa dépouille sera détruite mais que son souvenir même s'estompera rapidement. Les vivants continueront à s'émerveiller des levers et couchers de soleil, ainsi que des transformations saisonnières de la nature - quel bonheur ! - mais elle ne pourra plus s'en émouvoir. Le trépas est ce qu'il y a de plus difficilement assimilable et pourtant la philosophie existentielle définit l'homme comme " un être pour la mort " . Faire de la mort un évènement humain par excellence, c'est dire qu'elle n'est pas seulement l'acte ultime de la vie, mais qu'elle donne son sens plénier à l'existence individuelle. C'est en affrontant avec lucidité sa condition mortelle que l'homme s'accomplit véritablement et qu'il construit son aventure personnelle. L'être humain a beau escamoter dans son comportement quotidien ce qui lui rappelle l'acte final de la vie, il n'en reste pas moins en tension continue avec la mort, avec sa propre mort. Chacun doit se réaliser pleinement dans le temps qu'il lui est donné de vivre. Acte dernier de la vie, la mort en est aussi en quelque sorte le couronnement : l'homme se définit par ce qu'il a accompli tant dans le monde qu'en lui-même, ou par ce qu'il aura voulu être, par l'orientation qu'il aura donné à sa vie : degré de repli sur soi ou d'ouverture aux autres.

La mort éminemment imprévisible. A l'inéluctabilité de la mort s'oppose l'incertitude de la date de l'évènement. Cet acte dernier est généralement ressenti comme prématuré même chez les personnes les plus âgées qui commencent à apercevoir le bout de la trajectoire vitale. Chez les plus jeunes, pleins de désirs et d'ambitions, la mort tient peu de place : elle semble un évènement bien lointain, les joies de l'existence leur paraissent normales. S'ils sont emportés dans le fleur de l'âge, sans avoir atteint l'automne de leur vie, leur disparition sera d'autant plus ressentie avec un sentiment de profonde injustice et de sourde révolte. Seuls ceux qui sont confrontés en continu à la souffrance et à la mort, parce qu'ils sont atteints de maladies génétiques, par exemple, savent vraiment apprécier le bonheur de vivre lors des répits de leur maladie. De la même façon, pour la personne dans la force de l'âge, la tête pleine de projets, l'acte-limite de la vie arrivera de la même façon encore trop tôt. Aujourd'hui, une vieillesse tardive et sans dégradation semble être un état normal, même si beaucoup n'y parviennent pas...

L'inégalité sociale devant la mort. L'égalité de tous les hommes devant cette tragédie biologique ne doit pas occulter la réalité de l'inégalité sociale devant la mort. Lers inégalités devant la mort sont des inégalités devant la vie. La mortalité différentielle en fonction du milieu social révèle l'existence de risques différents devant la mort suivant la catégorie socioprofessionnelle d'appartenance, ce risque allant croissant dans les groupes défavorisés. A soixante ans, l'espérance de vie d'un cadre est supérieure de dix ans à celle d'un manoeuvre. Les possibilités de durée de vie des différentes catégories sociales ne sont pas les mêmes selon les conditions de revenu et de niveau de vie, les conditions de travail et de statut, voire en fonction de l'attitude même devant la maladie. Malgré des conditions de travail physiquement moins pénibles, l'inégalité sociale devant la mort dans les trois dernières décennies n'a pas évolué depuis les années 1970 (Haut comité de la santé publique, 2002 ). Non seulement l'espérance de vie n'est pas la même entre les hommes, mais la vie des puissants peut faire l'objet de soins médicaux plus poussés que celle des gens ordinaires ; les agonies de Salazar et de Franco l'ont montré à l'évidence. Les individus ne sont pleinement humains qu'en société, mais cette existence sociale est étroitement dépendante du corps, de ses forces et de ses faiblesses tout autant que de l'environnement dans lequel il se meut. L'inégalité fondamentale entre les êtres humains c'est également et surtout celle des corps socialement situés.

Enfin,
la mort peut être lente ou brutale, douce ou atroce, acceptée ou refusée. Par opposition à la mort soudaine qui intervient brusquement à l'improviste, sans que l'individu y soit préparé ( accident, attentat, crise cardiaque ), la mort lente advient après une agonie plus ou moins interminable à la suite d'une longue maladie, un coma prolongé, un acharnement thérapeutique, une dégradation irréversible due à la vieillesse. Dans ce cas l'existence est devenue un lent naufrage ; l'individu, emporté par une irrésistible lame de fond, ne peut pas reprendre pied. Il y a ceux qui connaissent une mort très douce comme une bougie qui s'éteint et ne se voient pas mourir ; leur mort ressort d'une graduelle immersion dans le sommeil. Il y a les morts difficiles à affronter de ceux qui partent après de multiples souffrances ; ils éprouvent douloureusement le passage de la condition de vivants à l'état de défunts.
Il y a des morts acceptées, voire désirées par des personnes ne supportant plus leurs souffrances physiques ou psychologiques. Le corps exténué opère une sorte de reddition et tend à réclamer la cessation des souffrances endurées, fusse au prix d'une délivrance sans espoir. Il y a les morts vécues dans la colère et la révolte dans le cas des personnes décimées dans la force de l'âge ou fauchées dans la prime jeunesse.
Lorsque le lien ténu qui rattache à la vie est près de se rompre plusieurs attitudes sont possibles. Il y a ceux qui se tournent encore vers les autres auxquels ils donnent leurs ultimes conseils. Il y a ceux qui éprouvent avec force la solitude radicale dans laquelle ils se trouvent. " On vit seul comme on meurt seul, les autres n'y font rien", disait déjà
Pascal. Le moribond perçoit les membres de sa famille impuissants comme des gens qui connaissent le dessous des cartes ; il s'enfonce alors dans sa souffrance et son angoisse pendant que ses proches, malgré leurs marques d'affection, ne savent plus vraiment comment communiquer avec lui.

Au total, il y a les morts abstraites d'autrui qui peuvent faire l'objet de catégorisation et la mort concrètement vécue, un jour du temps, par l'être humain singulier.

II- LES FORMES DU MOURIR DANS LA SOCIETE MODERNE


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Modillons de la collégiale
d'Herment, Puy-de-Dôme.


Si dans la première moitié du XXe siècle on mourait encore fréquemment au sein du cercle familial, il n'en est plus ainsi dans la société actuelle. Désormais, c'est en institution - hôpitaux et maisons de retraite - que s'achève le plus souvent la trajectoire vitale. On meurt à un âge de plus en plus avancé, mais hors de chez soi et dans la solitude. Il n'est pas inutile de revenir brièvement sur l'évolution générale des formes du mourir en se plaçant, d'abord, avant le grand départ, en examinant, ensuite, la nouvelle forme du mourir, institutionnalisée et désocialisée.


* Avant de partir.
Il y a le moment de la mort, l'instant où s'interrompent les fonctions vitales ; mais auparavant il y a le cheminement qui conduit à l'issue finale.
Les facteurs de la mortalité sont variables selon les époques, les lieux, les âges et les sexes ; par suite, la société consumériste a ses morts caractéristiques : maladies cardio-vasculaires, tumeurs et cancers, mais aussi accidents de la route et suicides, et maintenant sida. Par ailleurs, l'accroissement de l'espérance de vie entraîne un vieillissement de la population avec ses conséquences sur l'apparition d'une pathologie spécifique ; c'est l'aspect qui sera plus particulièrement privilégié ici.

Les malades graves ne sont généralement pas soignés à leur domicile, mais sont traités dans une clinique ou un hôpital où ils finissent leur vie, hérissés de fils et de tuyaux. En effet, il arrive un moment où la personne, dégradée par la maladie, affaiblie par la vieillesse, ne peut plus être maintenue de manière satisfaisante chez elle. Lorsque les services rendus par les aides ménagères et les soins à domicile ne s'avèrent plus suffisants, un hébergement institutionnalisé doit être décidé.

Au bout d'un temps plus ou moins long, selon le degré d'usure, le caractère et l'attitude adoptée quant au séjour en institution, un processus de déclin, lent ou rapide, avec des regains passagers de vitalité, ne tarde pas à s'amorcer. Parce qu'il n'est plus en phase avec le monde, le rapport au temps du vieillard se transforme, s'affaiblit ; les repères sont perdus. La réminiscence des bons moments de son existence le rend mélancolique ; le fait qu'il ait dû renoncer à nombre de ses rêves, le sentiment que sa vie n'a pas été ce qu'il aurait voulu qu'elle soit génèrent son amertume. Il regrette d'être passé à côté de l'existence. Sans fonction, pour peu que son autonomie commence sérieusement à décroître, il plonge dans un état de tristesse mêlée de rancoeur qui le rend souvent irritable. Quelle que soit la qualité du lieu d'accueil, il y a peu de chance que la personne remonte alors durablement la pente. On assiste souvent à l'invasion de l'intelligence par le désordre, et à l'envahissement de la conscience par une tenace et sourde anxiété devant la crainte obsédante d'une dégénérescence grandissante. Si l'homme connaît son état de mortel, son trépas n'est envisagé que pour un avenir indéterminé et toujours lointain. S'il est obnubilé par la vitalité et la santé c'est parce qu'il est âgé et malade et que son état se détériore. Par opposition, un être jeune et robuste n'attache pas d'attention spéciale à la santé, toujours tenue pour aller de soi. La jeunesse est le temps où l'on paraît sans limites. C'est seulement lorsque l'état de santé se dégrade radicalement que l'on mesure la valeur réelle de ces simples prodiges quotidiens que sont se déplacer, se coucher, s'habiller, s'alimenter, faire sa toilette... A ces manifestations de la décrépitude physique viennent alors se surajouter les souffrances psychiques résultant de la prise de conscience de la dégénérescence des facultés physiologiques. Le fait de ne plus pouvoir envisager sa destinée que comme un naufrage dans la vieillesse et la mort terrorise toute personne qui jouit encore de ses facultés.
Il n'est pas rare que l'entrée en maison de retraite ou dans une unité de soins de longue durée délimite la démarcation entre l'être humain qu'on était et celui que l'on est devenu : quelqu'un ayant perdu une partie plus ou moins grande de ce qui faisait sa force et de plus en plus indifférent à la scène du monde où s'agitent des acteurs industrieux réduits, pour lui, au rang de simples figurants. Pour la personne en institution l'univers tend à se limiter de plus en plus aux dimensions de son seul espace de vie quotidien. Lorsque son état s'aggrave, elle n'a plus alors pour horizon que le carré de ciel qui éclaire sa chambre ; puis, lorsque son autonomie diminue et sa dépendance s'accroît, c'est aux seules limites de son lit que le monde finit par se réduire.

Tant qu'on est en bonne santé on ne sent pas son corps. C'est par la douleur ou le plaisir qu'on prend par moments conscience de son corps, mais survient le moment où ce dernier s'impose durablement à vous. L'être humain devient alors un corps miné de partout, aux mouvements parfois difficilement maîtrisables. Pour celui qui reste conscient, la souffrance psychologique et morale de ne pas se reconnaître s'ajoute aux maux physiques. Lorsque l'état général d'un homme se dégrade continûment son esprit finit par balancer entre l'appréhension lancinante d'une mort prochaine et l'espoir flou d'une possible rémission ou d'une petite rallonge de vie. Entre ces deux extrêmes la vie continue de manifester ses impératifs en s'obsédant sur des détails totalement insignifiants, du moins qui paraissent tels aux yeux de l'entourage. Les familiers ne vivent pas le même temps que celui des sujets parvenus en fin de vie : pour ceux-ci il s'agit d'un temps sans aspérité réduit aux seuls rythmes du monde institutionnel ; pour ceux-là, le temps chronologique du déplacement, du travail, du repos et des loisirs. Pour les uns, un temps sans espoir, pour les autres, un temps potentiellement riche en projets.

L'extrême usure, les infirmités, les souffrances, l'effroi devant les risques d'une déchéance accrue, en bref, une existence diminuée, un corps qui échappe et qu'on ne contrôle plus, tout cela pèse à la personne active que le grand malade a été précédemment. Conscients de l'état dans lequel ils se trouvent, d'aucuns appellent la mort, ne voulant pas offrir le spectacle de leur déchéance à leurs enfants.
Certains devenus complètement dépendants et grabataires, restent alités sans même pouvoir se lever, déplacer une jambe ; couverts d'escarres, ils s'agrippent pourtant à la vie. Survient le moment où même le simple geste de s'alimenter leur devient impossible ; à l'égal de l'enfant, le pauvre être souffrant ne sait plus qu'ouvrir la bouche. A la merci des autres, il lui arrive de tendre les bras au vide, de s'agripper au drap afin de ne pas sombrer, de s'accrocher aux barrières de sécurité de son lit comme le naufragé à une bouée. Tout résigné que l'on soit ce n'est pas si facile de vieillir et de mourir, l'instinct de conservation attise encore la plus petite flamme de vie si vacillante qu'elle soit. Beaucoup appréhendent toute leur vie le cancer, d'autres redoutent de voir leur esprit s'égarer. Perdre le fil de ses idées, prononcer des mots sans suite, tomber dans l'incohérence sont des facteurs qui isolent encore davantage celui qui a tout perdu et dont la vie est bien fragilisée. De temps en temps, passe dans les yeux de la personne ainsi clouée au lit, dans une condition de dénuement absolu, toute la tristesse d'un être sans défense. A d'autres moments, c'est un vague sourire qui éclaire son visage. Dans un bref instant de lucidité il lui arrive d'esquisser les bribes d'une pensée : " pauvres petits", sous-entendu je vais rejoindre l'infini, que deviendrez-vous mes chers enfants ; vous resterez seuls ; puis, elle retombe dans l'incohérence. Quel que soit l'âge, on reste toujours les enfants de ses parents. Quand ceux-ci disparaissent, on n'est plus la fille ou le fils de personne, mais simplement une femme, un homme. Le sentiment inconfortable de prendre la place des parents auprès des générations plus jeunes vous envahit...

La seule ouverture au monde, pour tous ces êtres douloureux, se limite aux rapports renouvelés qu'ils entretiennent, jours ordinaires comme jours de fêtes, avec les personnels hospitaliers ou avec les visiteurs bénévoles lors de leurs visites périodiques. Infirmières ( ers ), aides-soignantes ( ants ) liés à leurs patients par la familiarité des tâches, pour ceux-ci humiliantes, pour ceux-là, ingrates, leur témoignent, au-delà des gestes techniques, un peu d'attention, voire même de sympathie. Par leurs fonctions, ces personnels hospitaliers sont les plus proches des malades et, pourtant leur travail et leurs rôles sont loin d'être suffisamment reconnus. L'approche de l'être souffrant lors de la pratique quotidienne des soins, va bien au-delà de la simple dimension thérapeutique, hygiénique ou alimentaire. La qualité d'un contact, une présence aimante ne trompent pas. Une parole, un regard, un sourire témoignent d'un souci de l'autre et sont vécus comme de courts mais riches instants de bien-être par ceux qui ont tout perdu. Des gestes empreints de tact et de tendresse sont profondément ressentis par l'être gisant sur son lit, souffrant au-delà de sa pathologie, d'une perte d'identité et de dignité.Si, du point de vue de l'institution, les soignants de proximité- dignes et méritants maîtres du quotidien - doivent s'en tenir à leurs seules compétences techniques, jusqu'où doivent-ils s'impliquer dans leurs relations avec les malades ? Leur position est délicate : formés pour soigner, à défaut de guérir, ils côtoient la mort de près. Encore faut-il qu'ils soient en nombre suffisant pour qu'ils puissent allier la dimension relationnelle à leurs strictes tâches professionnelles !


* Une mort cachée et désocialisée.

Autrefois familière, prise en compte de façon collective dans les pratiques sociales, la mort apparaït dorénavant d'ordre privé ; c'est une affaire réservée aux intimes. La délocalisation du mourir débouche sur un phénomène de désocialisation.

L'enfant naît en institution. Devenu jeune, adulte ou le plus souvent vieillard c'est en institution privée ou publique qu'il mourra. Depuis que le progrès des savoirs scientifiques et techniques a rendu possible une relative maîtrise des faits biologiques, la lutte contre la maladie a gagné en efficacité. Dès lors, le recul de l'échéance ultime a contribué au changement des mentalités. La perception que l'on pouvait avoir de la mort s'en est trouvée profondément modifiée. Jadis, revers naturel, le dernier acte de la vie est aujourd'hui perçu comme échec thérapeutique. La technique fait reculer l'emprise de la mort jusqu'à l'illusion d'éliminer l'issue fatale elle-même... La technicisation accrue de la santé ( actes chirurgicaux, traitements médicaux exigeants, appareillages sophistiqués ) a, en tout cas, conduit à transférer la chambre du sujet gravement atteint de son domicile à l'hôpital. Ce déplacement pour raisons médicales a non seulement reçu l'accord tacite et spontané des proches, mais a été développé et favorisé par leur complicité. Si l'on ajoute à cette médicalisation de la mort l'exiguité des logements modernes, la difficulté de concilier vie familiale normale et soins au grand malade, sans omettre l'angoisse engendrée par l'agonie, on comprend pourquoi on meurt toujours davantage en établissement hospitalier. La mort dans le monde institutionnel fait figure de mort normale. Dès lors, la mort est organisée par une institution qui en fait son affaire ; une affaire qui ne doit pas perturber la continuité des soins apportés aux autres patients du service. Le sujet parvenu en fin de route vit ses derniers jours seul, sans y être préparé. Jusqu'à ses derniers instants, les soignants assurent leurs différentes tâches comme si le moribond devait vivre. Ayant reçu des formations techniques, adaptées à la fonction qui leur est dévolue, ils ont aussi la redoutable tâche d'aider à mourir sans y avoir été généralement préparés par une formation quelconque.

Après avoir agonisé plus ou moins longtemps, celui dont la route s'achève meurt seul, dérobé à la vue des autres. A-t-on jamais pris l'entière mesure de l'incidence du déploiement d'un paravent entre le lit de celui qui va mourir et celui de son voisin qui devine alors que l'autre parvient au terme de sa trajectoire vitale ! Avertissement direct pour la personne en phase terminale, l'effet paravent constitue, aussi, un signal indirect pour autrui en tant que rappel de sa propre mort à venir. " Sans doute est-il souhaitable de mourir sans s'en apercevoir, mais il convient aussi de mourir sans qu'on s'en aperçoive", écrit justement
Philippe Ariès ( 1977, p. 296 ). Les va-et-vient des soignants, la porte close, un chariot recouvert d'un drap blanc seront les seuls signes du drame qui vient de se jouer. Les couloirs, avec retard, résonneront alors de " il ( elle ) avait bien l'âge de mourir", une expression vide pourtant comme tant d'expressions, la plupart des résidents ne pensant pas au plus profond d'eux-mêmes, que cet âge pour eux ait effectivement sonné. Il y a des mots qu'il faut souvent se garder de prendre à la lettre. La mort moderne institutionnalisée, c'est une aventure humaine qui s'achève de manière cachée et solitaire. C'est en catimini que s'effectue le grand départ. Impitoyable et inflexible routine du monde institutionnel où l'agonie et la mort sont des évènements ordinaires !! Cette pratique de la mort à l'hôpital ou en maison de retraite participe de la désocialisation du rapport à la mort au XXe siècle, maintes fois soulignée par les spécialistes. La mort n'est plus vécue comme une issue attendue qu'on prépare.

Quelle opposition avec la mort du passé lorsque le malade, conscient, mourait à son domicile, entouré des siens, de ses amis et de ses voisins. Telle était la mort au Moyen-Age et telle qu'elle fût encore vécue dans les classes populaires jusqu'au XIXe siècle partout et même dans la première moitié du XXe siècle en certaines régions. Même si l'on peut penser que la mort ne fut jamais paisible, les populations n'étaient pas plus impressionnées par le spectacle de la mort que par l'idée de leur propre trépas. Il est vrai que l'espérance de vie était faible ; le niveau élevé de la mortalité, même en dehors des famines, épidémies et guerres, rendait la mort familière et fréquente : l'environnement social et culturel était tel qu'il s'agissait de vivre avec la mort éminemment présente. Bien que déchirante la mort faisait partie de l'ordre des choses. L'espace-temps d'une communauté rurale, bien différent du nôtre, était concerné par la disparition de l'un des siens ; il n'en est plus de même en ville depuis de longues décennies. Tout se passe comme si la collectivité urbaine avait éliminé la mort. A la mort presque " apprivoisée ", selon le mot de
Philippe Ariès, attendue, sans peur ni désespoir par l'agonisant accompagné dans son ultime parcours, a succédé la mort cachée et solitaire, d'autant mieux acceptée qu'elle est soudaine et indolore. ("Cette attitude devant la mort exprimait l'abandon au Destin et l'indifférence aux formes trop particulières et diverses de l'individualité ", précise l'auteur, 1975, p. 73).
La mort brutale évite de se poser la question d'un " après ". La bonne mort d'hier n'est plus celle des temps actuels. Par rapport au monde moderne où la crainte de la mort se porte avant tout sur les souffrances potentielles de l'agonie, au haut Moyen Age l'angoisse des hommes s'alimentait au risque de mourir en état de péché si la mort survenait de manière subite. Ce qui est actuellement considéré comme la belle mort - le mourant ne se voyant pas mourir parce qu'il trépasse dans son sommeil - était la mort maudite, parce qu'inaperçue, du passé : patent changement de perspective dans le rapport que l'homme médiéval et l'homme contemporain entretiennent avec la mort ! Passer, le moment venu, le cap de la mort avec dignité, rapidement, sans souffrance, en ayant conservé jusqu'au bout ses facultés physiologiques et mentales, voilà ce que chaque être humain se souhaiterait volontiers aujourd'hui. " Mourir bellement de vieillesse, mourir rapidement d'une longue vieillesse, en bonne santé physique et mentale, dans la curiosité de l'esprit et la disponibilité du corps, mourir dans le sommeil sans plus se réveiller ", tel est l'éloge de la mort qu'un philosophe contemporain n'hésite pas à faire ( Jacques Schlanger, Apologie de mon âme basse suivi de Eloge de ma mort, Paris, Editions Métaillé, 2003, p. 109 ). Sans doute, la mort n'a-t-elle jamais été sereine, mais il semble que jadis on en parlait plus couramment et avec moins de détours qu'aujourd'hui. D'autres symptômes du processus de désocialisation de la mort pourraient être rappelés : tintement du glas, enveloppes à bordure noire ont été remplacés par les simples avis de décès dans les journaux ; l'assombrissement en vingt-quatre heures des vêtements de couleur par les teinturiers n'a plus cours ; les rideaux noirs aux portes des immeubles ont disparu ; les veillées funèbres ont pris fin ; les signatures sur registres ont remplacé les condoléances avec sanglots, étreintes et poignées de mains... Les rites mortuaires s'estompent ou pour le moins se transforment. Ainsi, une entreprise américaine de pompes funèbres propose, moyennant quelques milliers de dollars, de métamorphoser les cendres d'un corps incinéré en diamant ; à chacun, ensuite, d'inventer l'usage qu'il fera de ce carbone devenu " pierre précieuse ".
Si la société contemporaine n'est plus affectée par la disparition de l'un de ses membres c'est, d'une part, que les progrès des connaissances et des techniques médicales font reculer l'emprise de la mort jusqu'à l'illusion d'éliminer la mort elle-même. C'est, d'autre part, que le climat social qui solidarisait collectivement ses membres a disparu, l'individu n'existant plus que par lui-même.

Différentes associations et quelques soignants essaient de ne plus fuir la mort mais de se la réapproprier. Ainsi,
de nouvelles manières de se situer face à la mort se font jour.

1/ Revendiquer le droit de mourir dans la dignité. Face à la technicisation de la santé et aux "experts", l'être humain, prétendant à la libre disposition de sa vie et donc à la maîtrise de sa mort, entend dire jusqu'où il veut mener son ultime combat.

2./
Rester à l'écoute des malades en phase terminale. Il s'agit de les aider à terminer leur existence de manière positive en restant à leur écoute afin qu'ils confient leurs drames et leurs détresses. Elisabeth Kübler-Ross a été une des premières à briser le mur du silence qui entourait les patients cancéreux condamnés. Cette psychiatre a ouvert des ateliers -" la vie, la mort et le passage"- dont l'objectif est d'aider les malades en phase terminale à se mettre au clair avec eux-mêmes. Chacun est amené " à prendre conscience de ce qui le fait souffrir, de ce qui lui fait peur, ou honte et qu'il refoule depuis si longtemps ". ( 1990, p.61 ). Cette démarche constitue un profond acte de foi en l'homme.

3/
Montrer la mort en face tout en répondant aux attentes des malades. Pour les unités de soins palliatifs, " accompagner le mourant, c'est accomplir avec lui le plus long parcours possible jusqu'à sa mort ; marcher à ses côtés selon son rythme propre et dans le sens qu'il a choisi ; savoir se taire et l'écouter mais aussi lui tenir la main et répondre à ses attentes : l'être-là a encore plus d'importance, plus de réalité humaine, plus d'efficacité que le faire-ceci pourtant indispensable " ( Louis-Vincent Thomas, 1998, p. 80 ).

4/
Relever le défi d'un humanisme spirituel adapté à notre temps et à nore monde laïc, tel est l'objectif de Marie de Hennezel et de Jean-Yves Loup. Il ne suffit pas de faire taire l'angoisse et la souffrance psychique à coups d'anxiolyiques et d'antidépresseurs, mais " d'accueillir, d'accompagner la dimension spirituelle de la souffrance d'une personne qui va mourir... Il ne s'agit pas d'endoctriner, ni de de référer à un dogme quelconque. Il s'agit d'amour et d'engagement.
D'aller à la rencontre de l'autre, aussi profondément que possible, au coeur de ses valeurs et de ses préoccupations, pour lui permettre de trouver sa propre réponse intime "
( M. de Hennezel et J.Y. Loup, 1997, p. 19 ). La réflexion à deux voix menée par ces deux spécialistes veut montrer que la spiritualité existe en dehors de toute religion, qu'elle est avant tout le propre de l'homme : le déni de la mort et la toute puissance de la technique ont largement contribué à l'oubli du questionnement spirituel.

Au total, les dernières propositions entendent répondre à l'interrogation essentielle : que faire lorsque le savoir-faire médical ne peut plus rien faire ?
On passe de la logique du faire à la logique de l'être-là. Il s'agit de se mettre à l'écoute de l'autre, de lui accorder toute son attention, en bref, d'offrir une présence chaleureuse. Comme le remarque le philosophe René Quillot, " il semble assez probable que l'avenir verra nos sociétés reconnaître de plus en plus, en prenant beaucoup de précautions, le droit de l'individu à échapper à la souffrance et à la dégradation quand il est au bout de sa vie " ( 2000, p. 22 ).

Lorsque l'ancre est levée, il faut appareiller pour le dernier voyage mais les délicates questions de l'acharnement thérapeutique ne pourront pas ne pas être collectivement débattues. La lettre de
Vincent Humbert (2003), jeune tétraplégique sans espoir d'amélioration, demandant au président de la République, en décembre 2002, le droit de mourir, a bouleversé la France entière. Le drame de cet être souffrant que sa mère a " aidé " à mourir a relancé le débat sur l'euthanasie. Le clivage se fait jour, d'une part, entre les tenants du droit à mourir dans la dignité ( ADMD ) et l'association " Faut qu'on s'active ! ", soutenue par la mère de Vincent Humbert, réclamant le droit à une " aide active à mourir " et, d'autre part, les défenseurs de l'interdiction de donner la mort partisans d'un droit à " laisser mourir ".
Un an après la mort tragique de ce jeune homme tétraplégique qui réclamait "
le droit à mourir ", une proposition de loi parlementaire instituant un droit à " laisser mourir "a été discutée fin novembre 2004. On est en présence d'un texte accordant attention à l'être rongé par le mal ( ou son représentant ad hoc ) et aux médecins jusque-là laissés seuls face à leur mission de sauvegarde de la vie et à leur lourde responsabilité morale. Si la loi ne règle pas tout, elle refuse néanmoins à la fois le non-dit de certaines pratiques et l'euthanasie. La loi " relative aux droits des malades et à la fin de vie " écarte toute forme de dépénalisation de l'euthanasie active, pose le refus de " l'obstination déraisonnable " et donc la possibilité de "laisser mourir ".

III- DES ATTITUDES DIFFERENTES DEVANT LA FINITUDE ET LA MORT.




Détail d'un chapiteau de l'église romane de Vaux-en-Couhé, Vienne.


Les représentations de la mort sont liées à la vision du monde prévalant dans les civilisations qui les véhiculent. Parce qu'une société évolue, le regard qu'elle porte sur la mort se transforme. Puisque l'individu n'est assuré que d'un temps de vie limité dans un monde où sa présence ne semble pas indispensable et qui ne conservera aucune trace de son passage des interrogations existentielles se posent fatalement. Qu'est-ce que la vie ? Qu'elle est la bonne façon de vivre ? Qu'est-ce que la mort ? Qu'est-ce qu'il y a de l'autre côté ? Rien du tout ou une autre vie ?

* Une pluralité de sensibilités face à la vie.

La certitude de ne faire qu'un passage fugitif sur terre place chaque homme dans l'obligation de décider - à condition qu'il en ait socioéconomiquement le choix - l'usage qu'il veut en faire. Dans les sociétés contemporaines, la diversité des réponses correspond à la pluralité des sensibilités et philosophies rencontrées. Une vie longue, avec une vieillesse tardive et sans dégradation est l'attitude la plus couramment rencontrée. Pour d'autres, c'est moins le nombre des années qui fait la plénitude d'une existence que la ricchesse des expériences menées et des passions extrêmes vécues. Une vie plus courte, mais menée tambour battant, est alors préférée à la vie banale, sans relief, des gens ordinaires. " Mieux vaut exploser que mourir à petit feu ", aurait dit,
Kurt Cobain, leader du groupe Nirvana, retrouvé mort, à son domicile, une balle dans la tête. La durée de vie importe alors moins que la considération de certaines de ses caractéristiques.
Finalement, le spectre des attitudes générales de vie s'étend, d'un côté, du renoncement et du dépouillement religieux total à la doctrine, de l'autre, du carpe diem invitant à se hâter de jouir du jour présent. Entre les deux extrêmes, se situent les aventures humaines singulières menées par la plupart de nos contemporaains, avec leur part d'ombre et leur part de lumière.

La vie de l'être humain c'est avant tout le temps qui passe inexorablement, c'est-à-dire des années qui succèdent aux années, obscurcies par la brume de la routine quotidienne, pimentées par les percées lumineuses que sont les rares moments de bonheur. La vie, c'est cela : des gens qui attendent quelque chose de l'existence, d'autres qui se heurtent frontalement à un mur qui bouche, sans espoir d'éclaircie, l'horizon.
Certains résument leur existence à l'accumulation effrénée de biens. D'aucuns, au lieu de rechercher les seules satisfactions de la chair et du plaisir, essaieront de se réaliser en mettant en oeuvre tout ce qu'il y a en eux de généreux. La volonté de développer la solidarité à l'égard d'autrui est la justification de leur engagement social miltant.
D'autres essaient de se réaliser dans la satisfaction de la tâche accomplie ; quelques- uns ne vivent qu'avec l'ambition de laisser une oeuvre qui leur survivra et leur assurera une vague immortalité ; maigre succédané !
Pour beaucoup, enserrés dans les mailles d'une existence trop précaire, l'idée même d'attendre quelque chose de l'existence est tout à fait étrangère. Si le monde est manifestement dur pour beaucoup, il est également séducteur, envoûtant et dérisoire. Par ses attraits enchanteurs le monde conduit l'homme à s'étourdir par le divertissement. Mais, il peut apparaître dérisoire à celui qui parvient à ne pas se laisser totalement emporter par le courant des affaires ordinaires de la vie.
Dans la société contemporaine marquée par un individualisme exacerbé les réponses les plus variées sont ainsi apportées aux interrogations soulevées par l'existence selon la pondération que chacun accorde au matériel et au spirituel dans sa vie.
La dynamique individuelle résulte de tensions entre, d'une part, l'immédiateté et l'urgence des affaires courantes et, de l'autre, les préoccupations d'ordre spirituel, plus discrètes et silencieuses, qui semblent bien souvent pouvoir être remises à plus tard. Chacun est traversé par cette tension entre les impératifs de la quotidienneté et la quête de sens comme ce balancement plus général entre les parts d'ombre et de lumière qui l'habitent.


* Des rapports à la mort multiples.

Puisque dans la vie il y a la mort et que la première ne peut être saisie indépendamment de la seconde, celle-ci pose elle-même problème.
La mort est-elle la fin absolue, le cap sur le néant ? Y a-t-il un au-delà des apparences objectives de la réalité humaine ? Si oui, est-elle un passage vers un au-delà d'ici bas ?

Dans la société contemporaine se rencontrent aussi bien des croyants dont la vie est illuminée par une dimension transcendantale que des sans religion qui rejettent toute possibilité d'un au-delà de la mort et qui considèrent la foi religieuse comme le type même de l'illusion consolatrice.

Pour quiconque adopte un
point de vue matérialiste, toute forme de croyance religieuse manifeste une aliénation. Parce qu'elle interrompt un jour le cours d'une vie, la mort, même avant de survenir, projette sur l'ensemble de l'existence une menace si radicale qu'elle génère une profonde inquiétude métaphysique suscitant l'espérance d'un après-la mort. Ainsi, les considérations sur l'idée de survie seraient avant tout un reflet de l'aspiration à l'immortalité éprouvée par l'homme, rongé au fond de lui-même par l'angoisse. C'est par la prise de conscience de la richesse des possibilités qui lui sont offertes par le seul monde tangible d'ici-bas que l'homme devrait abandonner la recherche illusoire d'un autre monde projeté. La crainte de la mort, cette figure inverse mais inséparable de la vie, ne devrait plus être considérée comme un élément constitutif de l'être humain, mais comme le signe d'une conscience aliénée. C'est par l'affirmation de la réalité terrestre et la pleine conscience de ses capacités créatrices que l'homme devrait s'affranchir du vertige de la mort. C'est par son épanouissement dans son travail comme dans ses relations avec lers autres que l'être humain devrait se libérer des effets de l'aliénation.

Cependant, nombre d'hommes et de femmes des sociétés modernes entretiennent un rapport à la mort différent de celui prôné par cet humanisme radical. Pour cette autre famille de sensibilités, le monde visible ne constitue pas le tout de la réalité. Si, pour le croyant comme pour l'incroyant, la mort reste une épreuve, pour le premier, elle n'est pas absolue. La vie ne se limite pas à sa seule part visible ; la foi en l'existence d'une part métaphysique donne un sens à son existence éclairée par une lumière venant d'ailleurs. La
mort est, non seulement, l'instant où tout s'achève, mais c'est aussi celui où tout se noue, c'est-à-dire le passage obligé vers un ailleurs.
Les contours de cet au-delà de la mort restent certes bien flous, et sont bien sûr différents selon les systèmes de croyances. La foi en la résurrection ou la croyance en la réincarnation, par exemple, ne participent pas de la même logique. Les contours de cet après-la mort restent de toute façon empreints de mystère même pour celui qui croit. Ainsi, du point de vue de l'espérance chrétienne " la seule certitude que nous puissions de fait annoncer est que notre résurrection sera semblable à celle de Jésus... L'homme passera alors de la corporéité terrestre à la corporéité de l'Homme Nouveau, celle inscrite dans le Royaume de Dieu " (
Louis-Michel Rénier, 1997, p. 131 ).




Chapiteau couramment appelé " de la mort de saint Hilaire " .
L'artiste entend, au-delà du seul registre terrestre, évoquer le passage de la mort à la vie nouvelle.
Au premier niveau, un défunt est étendu sur son lit, veillé de part et d'autre par des moines lisant leurs prières.
Alors que le mort du premier niveau est habillé, comme rattaché au sol par son lit, son " double " est nu,
libéré de ses attaches terrestres et accompagné par deux anges vers la main du Père qui appelle à Lui le défunt.
Eglise Saint-Hilaire, Poitiers, Vienne.



Ainsi, l
'espérance chrétienne veut être une proposition de sens qui débouche sur un ailleurs. Au lieu d'être dénièe, la mort s'entend alors comme un passage obligé ouvrant sur la résurrection.

Une telle parole de sens constitue une pierre d'achoppement pour les non-croyants d'autant plus qu'il n'est pas nécessaire d'être matérialiste militant pour se reconnaître incroyant. Il suffit d'être agnostique et de soutenir que tout ce qui est au-delà du donné expérimental est inconnaissable et que, par suite, il n'est pas utile de se livrer à des interrogations d'ordre métaphysique.

La reconnaissance d'une dimension transcendantale de la réalité humaine est d'abord affaire de convictions et de sensibilité philosophique et religieuse. Dans un monde qui tente de plus en plus d'escamoter la mort, nos contemporains, essaient de vivre comme s'ils ne devaient jamais mourir. Le fait de croire ou de ne pas croire fait partie des libertés essentielles de chaque homme ; il est en tout cas difficile d'échapper au questionnement. A ce titre, les deux attitudes doivent également être respectées.

A la façon de voir imposée par l'institution ecclésiastique, dans une situation de chrétienté, succèdent aujourd'hui, dans un contexte de retrait des croyances religieuses traditionnelles, de multiples propositions : athéisme assuré de lui-même, agnosticisme, simple indifférentisme, bricolage individualisé de croyances, religions historiques établies...
Dans ce creuset l'espérance chrétienne propose, quant à elle, une Bonne Nouvelle victorieuse de la mort. Par opposition à ceux qui pensent qu'ils vont disparaître de manière définitive et totale, ceux qui adoptent un point de vue religieux reconnaissent des phares et des balises pour dépasser la mort. L'ultime voyage signe, dans le premier cas, l'absurde de la condition humaine, dans l'autre, la confirmation d'une espérance, la sortie de l'ombre pour rencontrer la lumière.

Mourir c'est larguer les amarres, appareiller une dernière fois pour un voyage sans retour, sans espoir de croiser en route une voile à contre-courant, mais c'est aussi, pour qui espère que le ciel n'est pas vide, aborder une autre rive offrant une vie autre. Celui qui se situe dans cette dernière perspective ne s'affranchit pas pour autant de sa condition mortelle et donc de l'angoisse de la mort qui lui est étroitement associée. Mais, pour l'homme qui laisse son "
regard se transformer à la lumière de la Résurrection - mort traversée et transfigurée -", selon la forte expression de Régine du Charlat, la mort change de visage ( 2002, page 78 ). Par sa victoire sur la mort le Christ en a modifié le sens. Ce qui amène Bernard Sesboüé à écrire : " En raison du salut apporté par la mort et la résurrection du Christ, il est proposé à tout homme de mourir dans le Christ, afin de ressusciter avec lui " (Sesboüé, 2004, p. 99 ). Au total, pour celui qui accepte l'appel du Christ, la mort peut être vue comme " deux histoires différentes : celle de quelque chose de terrible et celle de notre retour à la maison ; celle de notre destruction finale et celle de notre libération à la fin de notre histoire et au début de la longue période de l'éternité " ainsi que l'écrit Timothy Radcliffe, ancien maître de l'ordre des prêcheurs ( 2005, p. 120 ).

Cette traversée et cette transfiguration de la mort ont été magnifiquement symbolisées par un sculpteur sur un chapiteau de l'
église de Langonnet (Morbihan ).











Le corps du Christ représenté sous la forme d'un épi de blé est encadré par deux oiseaux
De même que le grain semé meurt et porte des fruits, le Christ mort sur la croix sera enseveli et ressuscitera.
Cette transformation va concerner tous les hommes.

D'après Anne et Robert Blanc - Les symboles de l'art roman, Editions du Rocher, 2004, p. 255.

L'espérance et la foi chrétiennes sont ainsi illustrées dans la pierre.

FINAL



Le logo du site représente un des chapiteaux
de l'église Saint-Pierre de Chauvigny, Vienne.


Au final, la mort demeure à l'horizon de notre humanité même si face à elle des attitudes existentielles différentes peuvent être trouvées aujourd'hui. Son étude constitue une
bonne clé de compréhension et d'analyse d'une société et d'une époque. A l'instar de l'étude des niveaux et des genres de vie, l'analyse de la mort permet de saisir des changements sociétaux majeurs. Le monde contemporain est structuré de telle sorte qu'il n'apprend plus l'homme à mourir. Au contraire, tout est fait pour que la vie quotidienne se déroule en escamotant la mort.

Vivre pleinement, c'est avant tout, produire, consommer, prendre du plaisir, s'étourdir par le divertissement. La primauté quasi-exclusive accordée à l'ordre du faire et de l'avoir évite à l'homme de se retrouver face à soi-même et de se poser les interrogations métaphysiques du sens de la vie et de la mort. Toutefois, notre civilisation technique, aux réussites si éclatantes, touche ses limites face à la mort. La société contemporaine qui récuse tous les tabous fait pourtant silence sur celui de la mort.

S'en prenant au déni de la mort, de nouvelles approches proposent de réintroduire la mort dans notre champ de conscience afin d'humaniser notre sortie de vie. Pour différentes qu'elles soient ces nouvelles attitudes face à la mort entendent favoriser, sans métaphysique, le départ discret, mais dans la dignité, de ceux dont l'histoire s'achève après un cheminement plus ou moins long avec ses tunnels et ses résurgences.

S'il est certain que la question existentielle du sens profond de l'aventure humaine n'est pas au coeur des préoccupations actuelles, il n'en reste pas moins vrai que la
société globale ne pourra pas faire l'économie d'une réflexion sur les rapports de la souffrance, de la vie et de la mort.

Puisque l'aventure humaine se déroule à l'ombre de la mort, elle s'accompagne nécessairement,
du point de vue individuel, de la question du sens de la vie. Le sens que chacun donne à sa mort, implicitement ou explicitement, manifeste en même temps le sens qu'il a entendu donner à sa vie. Les derniers moments d'une histoire personnelle éclairent et donnent un sens à tout ce qui s'est passé avant.

Joël Jalladeau



Pour aller plus loin dans la réflexion

ARIES Philippe - Essais sur lhistoire de la mort en Occident du Moyen Age à nos jours, Paris, Seuil, 1975.
ARIES Philippe - L'Homme devant la mort, Paris, Seuil, 1977.
BEAUVOIR (de) Simone - Une mort très douce, Paris, Gallimard, 1964.
BLANC Anne et Robert - Les symboles de l'art roman, Editions du Rocher, 2004.
CAROL Anne - Les médecins et la mort, Paris, Aubier, 2004.
CHARLAT ( du ) Régine - Comme des vivants revenus de la mort, Paris, Bayard, 2002.
CHÂTELET Noëlle - La Dernière Leçon, Paris, Seuil, 2004.
DANIEL-ROPS - Mort, où est ta victoire ?, Paris, Librairie Plon, 1934.
HENNEZEL (de) Marie et LELOUP Jean-Yves - L'art de mourir. Traditions religieuses et spiritualité humaniste face à la mort, Paris, Editions Robert Laffont, Pocket, 2000.
HARRISON Robert - Les Morts, Paris, Editions Le Pommier, 2003.
HUMBERT Vincent et VEILLE F. - " Je vous demande le droit de mourir ", Paris, Michel Lafon, 2003.
JANKELEVITCH Vladimir - La Mort, Paris Flammarion, 1977.
KÜBLER-ROSS Elisabeth - La Mort, porte de la vie, Paris, Editions du Rocher, 1990.
LE GOFF Jacques et TRUONG Nicolas - Une histoire du corps au Moyen Age, Paris, Liana Levi, 2003.
LENOIR Frédéric et DE TONNAC Jean-Philippe ( sous la direction de ) - La mort et l'immortalité. Encyclopédie des savoirs et des croyances, Paris, Editions Bayard, 2004.
MADAULE Jacques - Apocalypses pour notre temps, Genève et Paris, La Palatine, 1959.
MARTELET Gustave - Victoire sur la mort. Eléments d'anthropologie chrétienne, Paris, Editions de la chronique sociale de France, 1962.
MEYER Philippe - Leçons sur la vie, la mort et la maladie, Paris, Hachette, 1998.
PEYREFITTE Roger - La mort d'une mère, Paris, Flammarion, 1950.
QUILLIOT Roland - Qu'est-ce que la mort ?, Paris, Armand colin, 2000.
RADCLIFFE Timothy - Pourquoi donc être chrétien ?, Paris, Les éditions du Cerf, 2005.
RENIER Louis-Michel - Les funérailles. Les chrétiens face à la mort, Paris, Les Editions de l'Atelier, 1997.
ROY Jules - Lettre à Dieu, Paris, Albin Michel, 2001.
SCHLANGER Jacques - Apologie de mon âme basse suivi de éloge de ma mort, Paris, Editions Métailié, 2003.
SESBOUE Bernard - La Résurrection et la vie, Paris, Desclée de Brouwer, 2004.
THOMAS Louis-Vincent - La Mort, Paris, PUF, 1988.
TROISFONTAINES Roger - " Je ne meurs pas ... ", Paris, Editions universitaires, 1960.
VOVELLE Michel - L'Heure du grand passage, Paris, Gallimard, 1984.

Des sites sur le net

** Sur les formes du mourir


http://www.admd.net
Association pour le droit à mourir dans la dignité. Elle milite pour une législation sur l'euthanasie

http://www.jalmalv.org

Jusqu'à la mort accompagner la vie. Elle développe des réflexions sur les soins palliatifs et l'accompagnement

http://eschatologie.free.fr
Les fins dernières dans l'église catholique.