La mort choisie ou le temps qui se décompte...
Noëlle Châtelet

" La date du 17 octobre avait été choisie - tu avais tenu à le préciser - pour " déranger le moins possible ". Ta mort ne devait rien changer à notre quotidienneté ou si peu...Ne pas créer de désordre dans nos vies, ou si peu... Elle devait s'inscrire dans le cours normal des choses. Bien sûr, ce jour-là serait différent des autres, avec un rien de solennel, mais sans plus, un peu comme un jour d'anniversaire. C'est cela , un jour d'anniversaire.
Partir sans déranger tes enfants te paraissait le minimum. De quel droit une mère importunerait-elle ses enfants avec sa mort, à quatre-vingt-douze ans, je vous le demande ?
Elle part parce que c'est l'heure de partir, voilà tout ! C'est ainsi, ma chérie. C'est dans l'ordre des choses !
... Cette volonté de banaliser s'inscrivait dans une réflexion plus large, une vision éthique et hiérarchisée du monde, une philosophie de la vie où ton existence de vieille dame tenait peu de place. (p p.35-36 )

..I Il existait une frontière de la dignité et de l'indignité dont toi seule connaissais l'ultime démarcation, en ton âme, toi seule le tracé exact à ne pas dépasser, en ta conscience.
Orgueil que tout cela? Le mot " fierté " me paraissait mieux convenir à l'image que tu te faisais de la dignité ou de l'indignité, car il était sans la morgue, le dédain qui sied à l'orgueil. (pp. 73-74 )
... Cependant, le temps de se quitter arrivait droit sur nous.
Tu m'as demandé d'aller chercher ton journal. Comme je le faisais à chaque fois, et, comme à chaque fois, tu as tenu à ce que je prenne l'argent préparé à cette intention sur la desserte.
Sur la desserte, il y avait plusieurs petits tas de monnaie pour l'achat des journaux à venir, destinés à celui ou celle qui se chargerait de cette tâche du soir.
Si je les avais comptés, les petits tas, j'aurais vu qu'il n'y en avait pas pour la semaine entière, j'aurais su, en les comptant, le jour précis de ta mort... " ( p.154 )

Extrait de Noëlle Châtelet " La dernière Leçon ", Paris, Editions du Seuil, 2004.

Au travers de ses échanges avec sa mère, qui avait arrêté le jour de sa propre mort, l'auteur retrace avec émotion le cheminement intérieur que cette mort annoncée lui fait parcourir.
Le fait que la mort soit dans l'ordre des choses ne la banalise pas pour autant.
Noëlle Châtelet nous fait partager l'implacable logique du choix de mourir dans la dignité. Elle exprime le déchirement de la personne qui doit accepter la décision de mourir de l'être aimé voulant partir en raison de l'usure jugée insupportable de la machine humaine alors que filialement on voudrait qu'il reste.
Cette évocation des derniers temps jusqu'au bout du compte à rebours pose la question du comment mourir, du droit de mourir dans la dignité, de la définition de l'indignité, des limites de l'insupportable ?