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Méditations sur la mort
Michel Serres de l'Académie française

"... nous devînmes peu à peu les hommes que nous devenons, dès que, jetée devant nous, la mort devint notre unique objet. Néandertal ou sapiens, nous enterrâmes nos ancêtres, en des lieux où la tombe fonda la maison et la nécropole la méropole; pas d'habitat sans pénates ... Définissons temporairement l'homme comme un sujet qui jette devant lui l'objet-mort.
Loin de la fuir, nous la modelâmes en
Statues. Condamnés, assassins refoulés, fascinés par elle, nous faisons de la mort spectacle et récit ; elle ne cesse de hanter nos représentations ; il n'existe peut-être de représentation que d'elle....Prières, conflits, nourriture, nos pratiques concernent la mort. Nos savoirs aussi : auraient-ils eu jamais lieu sans que nous tinssions devant nous, prisonniers de nos mains, un objet immobilisé, le squelette d'un schéma, un concept fantomatique... sans que nous en transmissions de génération l'ombre ? Les cadavres nous suivent de telle sorte qu'ils hantent à chaque instant, dans la caverne de nos chambres, nos écrans.

... La mort gèle nos formats, les schématise, les épure...l'immortalité lance nos rameaux. Nous vivons sous l'empire de la nécessité mortelle. Individus, cultures, humanité, nous ne connaissons aucune exception à sa règle. Nous savons de toujours tout homme mortel. Je mourrai. Qui suis-je ? Ce proscrit, jeté sous sa loi. Condamné, je ne regarde que la grâce. Nous nous sentons et nous nous expérimentons comme éternels. Nous survivons comme doubles ; étranglés par la mort, cherchant à respirer, à nous délivrer de sa caque, n'ayant de cesse que nous ne la dominions. Au moins et au début, en la défiant, de bravoure hardie, d'insolente audace, de rires, d'héroisme et d'abnégation. Nous n'avons qu'elle comme objet, comme émotion et souci, comme ennemie, partenaire et adversaire, nous nous donnons l'immortalité comme but."

Extrait de Michel Serres " Rameaux ", Paris, Editions Le Pommier, 2004, pp. 106-107.

" Les animaux n'ont ni objet ni mort. Cette fin redoutée nous appartient donc deux fois en propre : en tant que nous sommes des hommes, en tant qu'individus singuliers ; elle nous attend et nous atteint dans notre définition générique et notre singulière solitude.
Mais, en finissant par la détruire, elle construit notre vie : sans le cadavre raide qu'elle laisse, ni le sexe que l'on a cru longtemps qu'elle impliquait, ni le temps irréversible qu'elle induit, aurions-nous jamais peint les parois des cavernes, allumé le feu, chanté dans la dentelle du langage, dansé pour les dieux, observé les étoiles, démontré les théorèmes de la géométrie, aimé nos compagnes, éduqué des enfants, vécu enfin en société ?
... Dans notre dos, la mort et les faiblesses issues de sa peine engendrèrent les civilisations humaines. Les question : vais-je vers la mort ou m'en délivré-je ? construisent le sens ? "


Extrait de Michel Serres " Hominescence ", Paris, Editions Le Pommier, 2001, p. 1 - 2.