Une relecture des Evangiles ou le destin paradoxal du christianisme
Frédéric Lenoir


«  Tout au long de son histoire, l’Eglise a rendu de grands services aux pauvres et aux déshérités, elle a permis à des saints d’éclore, elle n’a jamais cessé d’annoncer l’Evangile. Grâce à elle, et quels que soient ses égarements, la parole du Christ a été transmise jusqu’à nos jours et elle a été traduite à peu près dans toutes les langues. L’Eglise a bien rempli cette mission de transmission. Mais ce qu’elle a souvent évité, c’est de mettre ses pratiques en accord avec le message qu’elle annonçait lorsque cela lui a semblé menaçant pour sa propre existence ou pour son essor. Les premiers chrétiens ont préféré mourir plutôt que de se renier. Un grand tournant a eu lieu lorsque le christianisme est devenu religion officielle de l’Empire romain. De persécutés à cause de leur foi, ils sont rapidement devenus persécuteurs au nom de leur foi. Les hommes d’Eglise ont été éblouis par le succès foudroyant de leur foi. L’institution s’est fortifiée et s’est progressivement davantage préoccupée d’elle-même que de sa finalité première. L’Evangile a continué d’être annoncé, mais l’écart n’a cessé de se creuser entre les commandements du Christ et les pratiques de l’institution ecclésiale qui répondaient de plus en plus au besoin d’assurer sa survie, son développement, sa domination.
Bien entendu, l’Inquisition a finalement été supprimée au XVIIIe siècle. Mais pourquoi ? Parce que l’institution aurait pris conscience de s’être abominablement égarée et se serait amendée ? Non. Simplement parce qu’elle n’avait plus les moyens de sa volonté de domination. Parce que la séparation de l’Eglise et de l’Etat ( parfaitement conforme au message du Christ ) lui a enlevé le «  bras séculier » sur lequel elle s’appuyait pour faire périr les hérétiques. Parce que les humanistes de la Renaissance et les philosophes des Lumières sont passés et qu’ils ont réussi à faire de la liberté de conscience un droit fondamental de tout être humain. Aujourd’hui ces idées se sont imposées à tous en Occident, croyants et non-croyants. Non seulement elles ne sont pas advenues par l’Eglise, mais contre l’Eglise, qui a lutté de toutes ses forces ( déclinantes ) pour essayer de conserver son pouvoir et ses prérogatives. Le grand paradoxe, l’ironie suprême de l’histoire, c’est que l’avènement moderne de la laïcité, des droits de l’homme, de la liberté de conscience, de tout ce qui s’est fait aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles contre la volonté des clercs, s’est produit par un recours implicite ou explicite au message originel des Evangiles. Autrement dit, ce que j’appelle ici «  la philosophie du Christ », ses enseignements éthiques les plus fondamentaux, ne parvenait plus aux hommes par la porte de l’Eglise... alors elle est revenue par la fenêtre de l’humanisme de la Renaissance et des Lumières ! Pendant ces trois siècles, alors même que l’institution ecclésiale crucifie l’enseignement du Christ sur la dignité humaine et la liberté de conscience par la pratique inquisitoriale, celui-ci ressuscite par les humanismes .»

Extrait de Frédéric Lenoir " Le Christ philosophe ", Paris, Plon, 2007, pp.18-20.

L’auteur reprend à sa manière la thèse de Marcel Gauchet sur le désenchantement du monde. Frédéric Lenoir montre que si on peut mettre en opposition la modernité et l’institution catholique, on ne peut opposer la modernité et le message des Evangiles et certains de ses développements. Le Christ a certes initié une nouvelle voie spirituelle s’inscrivant dans une perspective transcendante, mais il a également transmis un message éthique à portée universelle : non-violence, égale dignité de tous les êtres humains, justice sociale, primat de l’individu sur le groupe et importance de sa liberté de choix, séparation des pouvoirs spirituel et temporel, amour du prochain allant jusqu’au pardon et à l’amour des ennemis. Les règles qu’il institue s’enracinent dans l’amour de Dieu mais, elles ont historiquement débordé le christianisme pour fonder une éthique laïque et universelle. Les philosophes des Lumières émanciperont la société de l’emprise de l’Eglise ; les droits de l’homme pouvant être vus comme une éthique chrétienne sans Dieu et décléricalisée. C’est pourquoi notre auteur envisage dans cet ouvrage le message le plus universel du Christ comme une sagesse dépassant le cercle des croyants chrétiens.