Le cosmos individualiste-consumériste de la fin de siècle
Gilles Lipovetsky

" Peu à peu s'évanouissent les anciennes limites de temps et d'espace qui encadraient l'univers de la consommation : nous voici dans un cosmos consommationniste en continu, désynchronisé et hyperindividualiste où plus aucune catégorie d'âge n'échappe aux stratégies de segmentation du marketing mais où chacun peut construire à la carte son emploi du temps, remodeler son apparence, façonner ses manières de vivre. L'heure est à la consommation-monde où non seulement les cultures antagonistes ont été éliminées, mais où l'éthos consumériste tend à réorganiser l'ensemble des conduites, y compris celles qui ne relèvent pas de l'échange marchand. Peu à peu, l'esprit de consommation a réussi à s'infiltrer jusque dans le rapport à la famille et à la religion, à la politique et au syndicalisme, à la culture et au temps disponible. Tout se passe comme si, dorénavant, la consommation fonctionnait comme un empire sans temps mort dont les contours sont infinis.( p. 12 )

... Le matérialisme de la première société de consommation est passé de mode : nous assistons à l'expansion du marché de l'âme et de sa transformation, de l'équilibre et de l'estime de soi alors même que prolifèrent les pharmacies du bonheur. Dans une époque où la souffrance est vide de tout sens, où les grands référentiels traditionnels et historiques sont épuisés, la question du bonheur intérieur " refait surface ", devenant un segment commercial, un objet de marketing que l'hyperconsommateur veut pouvoir se procurer clés en main sans effort, tout de suite et par tous les moyens. La croyance moderne selon laquelle l'abondance est la condition nécessaire et suffisante du bonheur de l'humanité a cessé d'aller de soi : reste à savoir si la réhabilitation de la sagesse ne recompose pas à son tour une illusion d'un autre genre. En réinvestissant la dimension de l'" être " ou de la spiritualité, le néo-consommateur est-il mieux engagé que ses prédécesseurs, dans la voie de la félicité ? "( p. 15 )

... La société hyperindividualiste ne se réduit pas au culte obsessionnel des plaisirs privés, elle est aussi celle où il revient à l'individu de se déterminer sur ce qu'il doit faire en inventant les règles de sa propre conduite "( p. 326 )

Extrait de Gilles Lipovetsky " Le bonheur paradoxal. Essai sur la société de consommation", Paris, Gallimard, 2006.

La " civilisation du désir " s'est construite au cours de la seconde moitié du XXe siècle et avec elle une nouvelle modernité est apparue. A la fin des années 1970 la société de consommation de masse a fait place à une nouvelle phase de régulation des sociétés marchandes. L'auteur tente de fixer les contours et les enjeux de la société d'hyperconsommation contemporaine ordonnée sur une base notoirement individualiste et consumériste.
Le nouveau capitalisme de consommation, dans lequel nous serions entrés depuis la fin des de la décennie soixante dix, semble s'être dégagé de cette logique semi-collective prévalente. La diffusion des biens marchands, les taux croissants d'équipement en produits durables ont conduit les firmes, dans un but de stimulation de la demande, à orienter les membres des ménages vers des pratiques de consommation plus individualisées. La marche vers le pluri-équipement des ménages allait s'amorcer. Comme l'air du temps était à la moindre emprise des encadrements collectifs sur les comportements individuels l'individualisation accrue des biens allait s'intensifier. Bien sûr, il n'y a pas de césure nette entre une période et une autre ; l'individualisme de la société de consommation avancée ne surgit pas brusquement ; il était en germe à la période précédente. Il n'en demeure pas moins que c'est avec la " société consommatoire " que s'affirme le passage d'un type de consommation orchestrée par le foyer et les habitudes de classes à un type de consommation ordonnée par l'hédonisme individuel et la distanciation des agents vis-à-vis des normes et référents collectifs jusque-là structurants.