Un phénomène majeur du XXe siècle : la dissociation de la religion et de la communauté englobante
L'analyse de
Marcel Gauchet

" La Cité vit désormais sans les dieux. Ceux-ci survivent, c'est leur puissance législatrice qui meurt. Ce qui a disparu, c'est la fonction de structuration de l'espace social dont les nécessités ont défini depuis le départ le contenu des religions, déterminé leurs formes, précipité leurs évolutions. Dieu ne meurt pas, il cesse simplement de se mêler des affaires poliiques des hommes. Voilà la grande scission qui sépare le passé du présent. La religion est devenue d'abord une question d'individus, alors qu'elle était d'abord un problème de communautés. Lorsqu'elle prend un aspect communautaire, c'est d'une communauté choisie qu'il s'agit, et non de la communauté politique, qui est la communauté qu'on ne choisit pas, mais par définition celle qui s'impose. Cette dissociation de la question de la religion et de celle de la communauté est le grand phénomène du XXe siècle. Sortons une fois pour toutes de la dialectique infernale des annonces précipitées de la fin de la religion et des prophéties dérisoires du retour du religieux, lorsque l'on s'aperçoit qu'il n'est pas mort comme prévu. Les dieux ont la vie dure, mais ils s'éloignent, de telle sorte que même si les croyances devaient flamber à nouveau, le réenchantement du monde ne serait pas pour autant à l'ordre du jour ". ( pp. 140-141 )

Quel rôle pour les institutions religieuses dans une société sortie de la religion ? La question présuppose qu'elles conservent un rôle, que la sortie de la religion ne les voue pas purement et simplement à la marginalisation et au repli sur elles-mêmes, au sein d'un monde indifférent sur lequel elles auraient de moins en moins de prise.
La question présuppose, en d'autres termes, que la sortie de la religion ne signifie pas, même en tendance, la fin de la croyance religieuse et la disparition des institutions religieuses. Elle signifie que leur statut change, qu'il se transforme de fond en comble. C'est sur ce point que la perspective de sortie de la religion, telle que j'essaie de la développer, se démarque des thèses classiques sur la " mort de Dieu ", comme par ailleurs des perspectives non moins classiques de la " laïcisation " ou de la " sécularisation ". Les religions étaient organisatrices du monde humain-social, elles étaient inséparables d'une structuration religieuse des communautés humaines. C'est ce rôle qu'elles sont en train d'achever de perdre, en tout cas en Europe. Mais dans le cadre du monde nouveau qui se déploie en dehors des religions, qui s'organise selon la norme de l'autonomie, la conviction religieuse conserve, ou plutôt acquiert un nouveau sens, tant du point de vue des individus que du point de vue de la vie collective. Elle perd son statut public ; mais elle trouve dans le statut privé qui lui est assigné le ressort d'un nouveau d'un nouveau rôle." ( pp. 236-237 )

Extrait de Marcel Gauchet " Un monde désenchanté ? ", Paris, Les éditions de l'Atelier, 2004.

A suivre Marcel Gauchet le processus de sortie de la religion, selon lequel la société tend à s’ordonner en dehors de l’influence religieuse, constitue le trait majeur de la modernité occidentale. On assiste à une transformation complète du rapport des acteurs sociaux au fait d’être en société. Historiquement, la religion a constitué un mode de structuration des communautés humaines, une façon d’être-ensemble dans une société. Ainsi, lorsque l’auteur parle de désenchantement du monde, c’est de la religion vue sous son rapport au social dont il s’agit. Il y a transformation des termes de la structuration religieuse. Dans cette perspective de sortie de la religion, celle-ci n’est alors plus perçue comme identifiant collectif, mais considérée comme affaire de choix personnel, de conviction individuelle. La religion peut demeurer une composante de la société civile, mais elle ne fournit plus la norme englobante de la vie du groupe social. Les convictions religieuses peuvent être revendiquées dans l’espace public, mais elles ne sauraient revendiquer le statut de vérité officielle exclusive. C’est à titre privé qu’e la religion s’inscrit désormais dans l’espace public pluraliste. Les Eglises ne sont plus les appareils d’autorité ayant vocation à ordonner la société globalement considérée. La foi reposant sur une libre adhésion, l'éventuelle appartenance religieuse de l'être humain dans les temps qui sont les nôtres ne s'opère plus sur une base largement sociologique mais relève davantage de la sphère de l'individualité.