La facture stylistique du dit « maître de Cabestany » en pays d’Aude.
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Rappelons que le Maître de Cabestany n'est pas le nom d'un sculpteur exactement identifié. Il s'agit plutôt d'un imagier itinérant anonyme de la fin du XIIe siècle auquel les spécialistes ont attribué un certain nombre d'oeuvres sculptées, en partant des caractéristiques de style qu’elles pouvaient avoir en commun.

Cette dénomination est liée, fortuitement, à une commune proche de Perpignan : Cabestany. Lors de travaux de rénovation de l’église fut mis au jour, en 1930, un tympan en marbre blanc sculpté représentant des scènes de la vie de la Vierge. Côté gauche, Marie se lève de son tombeau. Côté droit, c’est l’Assomption qui est évoquée. Au centre, la composition montre Marie aux côtés du Christ bénissant.
C’est ce tympan, avec ses caractéristiques sculpturales, qui a conféré tout à la fois nom et notoriété à son auteur inconnu.

A partir de là, au cours du temps, archéologues et historiens de l’art ont attribué d’autres oeuvres au dit maître de Cabestany : en Roussillon, en pays d’Aude, mais aussi en Catalogne, en Navarre et même en Italie ( Toscane ).

Pour notre part, nous nous contenterons d’essayer de souligner l’originalité de « ce » sculpteur en présentant les traits les plus significatifs généralement retenus pour en spécifier le génie artistique. En s’en tenant modestement aux terres d’Aude, objet de notre site, le coup de ciseau de l’artiste se remarque principalement à
Saint-Papoul, Rieux-Minervois, Saint-Hilaire ; des fragments pourraient être aussi reconnus à l’abbaye de Lagrasse et à Narbonne.

CARACTERISTIQUES DE L’OEUVRE SCULPTURALE ATTRIBUEE AU MAÎTRE.

1° D’abord, une mise en scène dans laquelle les différents tableaux du programme iconographique s’articulent entre eux en continu et en utilisant au mieux l’espace contraint des supports ( autel-sarcophage, chapiteau, tympan ).


Les attitudes des personnages sont telles qu’elles rendent vivante la composition sculpturale en rendant la lecture moins ardue.


Une autre singularité de la composition réside dans le remplissage systématique de l’espace défini par les supports. En plus des personnages clés, occupant une place majeure fonction de leur poids dans le récit, on rencontre des figures secondaires en arrière-plan : visage occupant le champ disponible entre deux acteurs essentiels ou de petites têtes spectatrices à des fenêtres du Capitole.... Il semblerait que l’imagier ait horreur du vide. La présence de têtes mi-humaines, mi-bestiales apparaissant entre les jambes des soldats en témoigne à l’évidence.

2° Un autre trait distinctif réside dans
l’expression et les modalités d’exécution des visages. Quel que soit le sentiment qu’ils doivent traduire les facies et têtes sont d’allure triangulaire : ils sont le produit de la rencontre de deux demi-plans dont le nez droit constitue l’arête.





De plus, les fronts bas, masqués largement par une chevelure épaisse sont aussi peu accentués que les lèvres.

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Mais c’est la manière dont les yeux sont traités qui est sans doute une des constantes fortes de l’imagerie cabestanienne.



Ce traitement de l’oeil vaut autant pour les animaux que pour les hommes. Ce bélier le montre à l’évidence.

3° Les spécialistes ont aussi largement retenu comme trait singulier de l’oeuvre du maître de Cabestany la longueur des mains aux doigts serrés et démesurés.



D’une façon générale il n’est pas inutile de rappeler que le réalisme n'est pas la caractéristique majeure des réalisations romanes largement indifférentes à toute idée de proportionnalité. La dimension des représentations humaines - et animalières - est à la mesure de leur poids symbolique ( par exemple un geste de bénédiction ).



C'est ce qui donne probablement la clé de lecture de l'exagération constatée de certaines parties du corps comme les mains ou le masque. C'est délibérément que ces éléments signifiants ont été accentués.
Bien que cette démesure se retrouve ainsi chez d’autres sculpteurs, il n’en reste pas moins vrai qu’elle est manifeste dans la sculpture cabestinienne apparaissant même dans les griffes animales.

4° Enfin, il faut rappeler
l’influence antique dans l’oeuvre attribuée au maître de Cabestany tant au niveau des motifs décoratifs à base de feuilles d’acanthe des chapiteaux


que dans les tenues vestimentaires de certains personnages telles les tuniques courtes des soldats romains du devant d’autel/sarcophage de saint Sernin ( voir plus haut ).

UN SCULPTEUR, UN ATELIER, UNE DIFFUSION DE STYLES
Au cours du temps, de nombreux chercheurs ont cru reconnaître dans l’aire géographique d’autres sites possédant des éléments sculpturaux portant la griffe du maître. D’autres travaux ont mis en doute le fait que toutes ces oeuvres pouvaient difficilement être dues au ciseau d’un même artiste, non seulement pour des raisons de répartition géographique mais aussi du fait de certaines différences de facture et d’indices stylistiques. Alors dans quelle mesure peut-on encore parler, aujourd’hui, du «  maître de Cabestany »?

Il peut y avoir eu un sculpteur exceptionnel à la forte personnalité, mais celui-ci n’était pas solitaire. Il était entouré de nombreux compagnons et apprentis. C’est plutôt d’atelier qu’il conviendrait de parler. Ce qui est identifié comme le déplacement d’un artiste doit plutôt être vu comme le déplacement d’une équipe d’un chantier à un autre. Par ailleurs, de jeunes sculpteurs formés sur un chantier ont pu partir travailler sur un autre. Des phénomènes de diffusion, des relations d’influence peuvent ainsi se produire et s’épanouir d’autant plus fortement qu’elles sont géographiquement proches. S’il y a bien diffusion générale d’un style, d’une structure architecturale à une époque il reste que l’art roman est un art largement régional, local.

Ces quelques simples remarques rappellent la difficulté d’interpréter les influences artistiques à l’époque romane. Ce qui conduit
Xavier Barral i Altet, revenant sur le cas de ce fameux sculpteur, à écrire : «  il semble désormais admis que, faute de signatures de sculpteurs romans conservées, l’histoire du maître de Cabestany n’est rien d’autre qu’un montage intellectuel du XXe siècle. Ce mythe historiographique a ainsi répandu l’idée qu’un sculpteur au style très particulier, directement inspiré de l’Antiquité, aurait voyagé et travaillé sur plusieurs chantiers contemporains, de l’Italie à la Navarre. Il faut certes reconnaître que, dans cette zone pyrénéenne extrême, qui touche la Méditerranée, comprise entre Saint-Pierre-de-Rodes au sud et Cabestany au nord, les sculptures conservées sont très vraisemblablement l’oeuvre d’un même groupe d’ouvriers qui travaillaient un type de marbre particulier, utilisé dans cette seule région ( marbre blanc antique de remploi ). Mais il reste impossible de déterminer si quelques oeuvres de ce type ont été exportées, ou si le maître de Cabestany accompagné de son atelier s’est lui-même déplacé, ou encore si le tout n’est dû qu’à notre imagination et à notre envie de rapprocher des oeuvres d’art afin de reconstituer la carrière d’artistes inconnus. »( Barral i Alet, 2006, p. 263-264 ). Les spécialistes pourront encore longtemps débattre de cette question de la diffusion d’un style.

Alors un auteur comme
André Bonnery ( 2007, p.24 ) en vient raisonnablement à proposer de distinguer les oeuvres les plus fortes représentatives de l’art du maître, celles de son atelier regroupant ses compagnons les plus proches travaillant sous sa direction et celles qui se situeraient seulement dans l’ambiance stylistique de l’atelier du maître mais réalisées par des artistes e dehors de sa direction.
En ce qui concerne
l’Aude romane, à suivre cet auteur, l’Assomption de Rieux, l’autel/sarcophage de Saint-Hilaire et le chapiteau de Daniel à Saint-Papoul seraient de la main même du maître. Les autres chapiteaux et les modillons de Saint-Papoul pourraient être attribués à l’atelier du maître.

Il est toujours aussi délicat de décrypter les livres de pierre médiévaux...