Languedoc roman.


La lumière du soleil jouant sur les vieilles pierres le patrimoine monumental languedocien ne peut que retenir l’attention. Terre de contacts et de passage, le Languedoc, sans unité géographique réelle mais riche de son passé historique commun, est traversé d'influences variées qu’il a su assimiler pour élaborer un art qui lui est propre. Les citadelles qui ne semblent faire qu’un avec le rocher sur lequel elles sont ancrées et le patrimoine bâti religieux en sont les meilleures illustrations.
Pour ne s’en tenir qu’au
patrimoine roman la richesse est telle qu’elle peut difficilement faire l’objet d’un seul site. Un choix est donc indispensable même s’il est arbitraire. C’est pourquoi nous nous en tiendrons au cadre artificiel, mais commode, du département. Dans cette perspective ce sont des édifices romans de l’Aude que cette modeste invitation à la découverte essaiera de dévoiler.


Lorsque l’on parle de l’Aude, pays cathare on pense d’abord naturellement aux rudes forteresses « de vertige » perchées sur leur rocher et aux heures tragiques de l’histoire qui leur sont associées.
Mais l’Aude est aussi riche de son patrimoine religieux.
On rencontre de petites églises rurales au charme discret à simple nef et d'une grande sobriété architecturale. On rencontre aussi des abbayes qui, par leur fonction d'étape de pélerinage, furent pourvues de dimensions plus vastes et qui possèdent une somptueuse ornementation. Les vicissitudes du temps et de l'histoire ont fait que tous ces édifices, petits ou grands, prestigieux ou modestes, richement ornés ou sans luxe ornemental, ont connu de nombreuses modifications architecturales. Le Languedoc est resté longtemps fidèle à l’architecture romane. Il a fini, au cours du XIIIe siècle, par intégrer les innovations architecturales gothiques. La voûte d'ogives a alors remplacé la charpente ou la voûte en berceau d' origine. Des bas-côtés et des chapelles latérales ont été greffés sur les nefs. Du fait de ces remaniements, plus ou moins profonds - voire radicaux -, que les fondations romanes ont connues, les monuments purement romans sont plutôt rares.
Encore faut-il distinguer, en suivant chercheurs et historiens, deux âges dans l’art roman languedocien. Le
premier art roman méridional, rustique, se caractérise par l’appareil de ses murs dépouillés faits de pierres taillées sommairement au marteau et jointées grossièrement au mortier. L’ornementation sculptée en est presque absente. Au second art roman la pierre de taille est finement jointée et une ornementation sculptée s’impose tant à l’extérieur qu’à l’intérieur des édifices. On ne sera donc pas étonné de trouver des églises fortifiées dépourvues de décor scuplté et des édifices à l’ornementation de qualité. La deuxième moitié du XIIe siècle voit l’apogée régionale de la sculpture romane avec les réalisations du maître de Cabestany et de son atelier.

Cette galerie photos entend modestement préparer la route en présentant les divers volets de l'art roman des terres de l’Aude ; il est bien entendu que c'est in situ que ces oeuvres doivent être vues.
Ce travail d'évocation renvoie la recherche érudite aux spécialistes d'archéologie et historiens de l'art. Seule l'étude de leurs travaux peut restituer totalement la saveur de la richesse du patrimoine roman languedocien. C'est donc tout naturellement que nous déclarons notre dette aux auteurs dont les oeuvres ont été notre guide.



Livres de pierre, histoire humaine, voix de lumière ? Portant la marque du temps, ces belles pierres romanes ne nous conduisent-elles pas au-delà du temps ?

Le patrimoine roman, interrogé dans son profond silence, constitue un riche document d'histoire. En 2005, une exposition au Musée du Louvre ( 9 mars-6 juin ) a ainsi entrepris de célébrer " la France romane ".
Danielle Gaborit-Chopin et Jean-René Gaborit, commissaires de l'exposition, mettent en avant l'éclectisme des artistes de l'époque qui proposent des solutions différentespouvant " aboutir à un chef-d'oeuvre comme à une impasse ".
Les édifices romans, s'ils ont tendance à devenir un domaine réservé aux historiens de l'art, furent un jour l'expression d'une jaillissante manifestation de vie.
L'approche et la lecture des oeuvres romanes, telles qu'elles peuvent être faites aujourd'hui, diffèrent totalement de ce que pouvaient en faire jadis leurs maîtres d'oeuvre. Au-delà des strictes considérations techniques, c'est dans la conception même de l'art que s'opposent les hommes du XXIe siècle et ceux du Moyen Age. On sait que l'art est un type d'activité humaine faisant appel à certaines facultés sensorielles, esthétiques et intellectuelles. L'architecture, la sculpture, la peinture et la musique sont ainsi autant de modes d'expression de la beauté. A la limite, l'art pour l'art porte en lui sa propre justification. En ce cas l'art devient une sorte de langage en soi.
A l'époque romane, les ornements, par-delà leur valeur décorative, avaient-ils aussi une dimension éducative ? Pour certaines formes décoratives, tels les ornements géométriques, la réponse est sans doute assez simple ; il ne convient pas de leur attribuer de sens caché. Il peut en être différemment pour les masques humains ou les représentations animalières et monstrueuses. S'ils ont un rôle esthétique, ces décors ne sont-ils pas aussi parfois chargés de symboles directs ou indirects ? Sur ce point, le débat entre spécialistes est probablement loin d'être épuisé.
Il semble, cependant, qu'une double dimension ornementale et éducative puisse être largement reconnue à certaines thématiques romanes. Ainsi, l'imaginaire médiéval est peuplé de monstres dont certains organes sont multipliés ou hypertrophiés. Les représentations monstrueuses proviennent d'un mélange des genres ( humain et végétal, par exemple ) ou s'obtiennent par hybridation, soit figurations animales ou monstrueuses à figure ou tronc humain ( corps d'oiseau à tête humaine ou corps de poisson et torse de femme, par exemple ), soit personnages à visage animal. D'une façon générale, il semble qu'on ait désiré mettre en avant la crainte que doivent inspirer les forces du mal.
Par son apparence monstrueuse le démon est susceptible d'inspirer l'effroi chez les populations ; l'emprunt aux arts orientaux des formes matérielles les plus horribles participe vraisemblablement de cette volonté.
Bien souvent, le sens général, s'il existe, demeure vague ou obscur. Il restera toujours difficile de cerner en toute certitude la part qu'il faut attribuer à l'ornementation ou au symbolisme. Il est sûr que des transferts de symboles par copie ou par libre interprétation d'objets venus d'Orient vers l'art paléo-chrétien, préroman et roman ont eu lieu.

Mais, dans quelle mesure aussi ces figurations étranges, une fois empruntées, étaient-elles considérées à titre décoratif ? Le réalisme n'est pas la caractéristique majeure de ces réalisations largement indifférentes à toute idée de proportionnalité. La dimension des représentations animalières et humaines est à la mesure de leur poids symbolique. C'est ce qui donne probablement la clé de lecture de l'exagération constatée de certaines parties du corps comme les mains ou le masque. C'est délibérément que ces éléments signifiants ont été accentués.

Bien sûr, le Moyen Age n’était pas centré uniquement autour de la religion ; architecture et ornementation peuvent concerner certains édifices civils. Toutefois, à l'époque romane, il est permis de penser que l'art était largement perçu plutôt comme significatif de réalités célestes qu'il pouvait permettre d'atteindre. Avant de s'ouvrir au profane, cet art avait une essence religieuse ; il est envisagé avant tout en tant qu'oeuvre pour Dieu ; c'est une consécration de l'activité humaine à la louange de Dieu et au culte divin. Afin de rendre grâce à Dieu, abbayes, prieurés et églises paroissiales investissent dans la pierre ;
l'époque bâtit, sculpte et peint en vue du Ciel.



Sans doute a-t-on pu avancer des hypothèses très différentes pour expliquer le mouvement religieux médiéval : pour les uns, la crainte de l'avenir, la peur de l'an mille qui n'est pas encore éloignée, les luttes féodales, la recherche de la sécurité matérielle, le poids institutionnel de l'Eglise, mais aussi, pour d'autres, le désir de servir Dieu. C'est dans cette dernière perspective que l'on a pu dire qu'un " élan de foi " animait les hommes de métier à l'origine de ces édifices romans les plus grandioses comme les plus humbles.
Georges Duby, dans « Le temps des cathédrales » écrit qu'à l'époque romane l'art n'a " d'autre fonction que d'offrir à Dieu les richesses du monde visible ". M.M. Davy dans son Initiation à la symbolique romane précise que " l'homme roman veut communiquer à autrui son univers s'affirmant dans une unité parfaite dont l'ordonnateur est Dieu ".
La main de ces anonymes - habités d'une fervente énergie créatrice - disposait du pouvoir d'insuffler l'esprit à la matière brute et de la transfigurer. A ce titre, les monuments romans témoignent encore de la prégnance du sacré, de l'idéal qui présida à leur réalisation.
Finalement, c'est à deux niveaux de lecture que l'art roman doit être perçu (
Danielle Gaborit-Chopin, in Le Monde, Emmanuel de Roux, 17 mars 2005 ) : " un accès immédiat pour le plus grand nombre et un message caché qui s'adresse aux élites ", c'est-à-dire à la fois leçon donnée au peuple chrétien et message destiné au petit nombre d'hommes et de femmes cultivés à la recherche de la pureté.

Aussi, on ne peut pas quitter ce patrimoine qui a traversé la nuit des temps sans une certaine émotion. Ces pierres qui furent le témoin de tant de ferveur et de joies, mais aussi de tant d'épreuves et de souffrances, portent encore les stigmates de l'histoire ; n'ont-elles pas été laissées à l'abandon par ceux-là mêmes à qui elles étaient destinées : les hommes ?

De nos jours, seule demeure la beauté de la pierre métamorphosée par la main de l'homme. Architecture, sculpture, peinture - qui ont plus ou moins bien résisté à l'épreuve du temps - s'offrent alors en elles-mêmes et pour elles-mêmes au regard des hommes sensibles à une certaine forme de beauté. Ceux d'aujourd'hui, admirateurs des vieilles pierres, pensent les sortir de la chape de silence qui pèse sur elles en les réhabilitant pour le plus grand plaisir du visiteur qui sait être attentif à ce qui l'entoure.

Cependant, au-delà de cette pure recherche esthétique, huit siècles après, des oeuvres romanes peuvent encore toucher plus profondément la sensibilité de l'homme contemporain qui accepterait de prendre toute la mesure pleine et entière du message des pierres romanes.

La mémoire des pierres exprime comment une partie de l'humanité s'est un temps définie avec ses problèmes, sa façon de voir et ses tentatives de se perfectionner elle-même ainsi que le monde dans lequel elle se situait.
Ce qu'elle relate de l'homme, recevable ou critiquable dans un autre contexte spatio-temporel, reste une manière de dire l'homme à l'homme. L'art dévoile, par là-même le tréfonds de l'être humain. Dans cette perspective, la mémoire des pierres permet ainsi de saisir le passé sans souci de prosélytisme.


Mais si l'art s'efforce d'exprimer la condition de l'homme, ne peut-il pas aussi, à sa manière, être invitation, pour certains, à quête et recherche de sens ? En cela il pourrait être chemin vers l'Absolu. On rejoint ici la finalité d'associations comme arts, culture et foi ou patrimoine, culture et foi qui entendent exprimer le lien existant entre beauté, humanité et spiritualité. Selon cette approche et cette lecture, la création artistique de l'époque romane, à l'instar d'autres manifestations artistiques, pourrait être invitation à la production de sens.
Dans cette perspective, il n'est pas exclu que certains puissent tirer parti de la valeur spirituelle d'un édifice de pierre rencontré au détour d'un chemin ou au coeur de la cité. Au-delà de la seule dimension artistique de ces voûtes séculaires, de ces chapiteaux historiés, la sérénité qui se dégage de ces édifices ne pourrait-elle pas aiguillonner encore la sensibilité de l'homme contemporain qui saurait s'arrêter de courir et faire silence en soi-même ? Ainsi, le contact avec les pierres romanes, transfigurées par le ciseau ou le pinceau, pourrait favoriser un bénéfique retour sur soi et impulser un regard nouveau sur l'aventure de vivre. Par delà les siècles des voix semblent encore s'élever de la pierre métamorphosée pour s'adresser aux hommes d'aujourd'hui.

Bien sûr, et c'est une différence fondamentale avec le Moyen Age, il n'est reconnu, dans les sociétés contemporaines, à aucune conception philosophique ou religieuse le monopole du sens. L'homme occidental actuel mène sa vie dans une société sans lien institutionnel avec le monde d'en haut ; il lui reste, cependant, à construire sa vie en choisissant son itinéraire. Et si une leçon des pierres romanes, par l'alliance de la beauté et de la sérénité, était aussi de stimuler le regard qui cherche ?

Quoi qu'il en soit, ce patrimoine roman restera le fruit d'hommes de métier, en même temps qu'oeuvre de toute une population anonyme dont la mémoire des pierres rendra toujours présente à nos modernes esprits son âme collective.

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