VISAGES D’HOMMES, VISAGES DE SAINTETE
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Dans notre « Bible de pierre »(1), le lecteur a pu remarquer comment il fallait, pour certaines oeuvres romanes particulièrement riches, éviter de les qualifier, comme cela est fait couramment, de simples « illustrations ».
L'illustration, voulant suivre la lettre, appauvrit le texte, en réduit le sens. Michel Claveyrolas nous rappelle que les grandes oeuvres romanes sont des pensées en images, ce sont des méditations plastiques sur les textes, et même à partir des textes. Plus que des auxiliaires des récits, les images en déploient les richesses. Elles ne traduisent ni ne détournent le sens: elles révèlent la profondeur des textes en les associant plus audacieusement que ne le feraient les mots.
Les grandes images romanes, réalisées par des maîtres-sculpteurs de génie, sont des sources inépuisables de joies esthétiques, mais aussi de pensées.
Les figures des XI-XIIe siècles véhiculent une pluralité de sens, tous à la fois constitutifs de la pensée de l’âge roman. Ce que l’homme d’aujourd’hui, croyant ou non, ressent face à ces images n’a sans doute que peu à voir avec les croyances d’un temps si distancié de nos façons d’être et de concevoir. L’essentiel pourtant demeure, le rapport à l’indicible que chacun exprime à sa manière.

Des visages romans tournés vers l’Ailleurs...

Certaines images, notamment certains visages, semblent aller au-delà de la simple représentation. Au même titre que le gothique, l'art roman exprime, à sa manière, une association entre le visible du support, le sensible du décor figuré et l'immatériel, l'invisible de l'évocation théologique. Les images " ne sont pas les sages et pâles décalques de la doctrine des clercs ou d’autres énoncés attestés par ailleurs... Loin des conventions lénifiantes d'un art dit religieux, elles ne cessent de surprendre l'observateur, à mesure même qu'il acquiert davantage de familiarité avec les images médiévales " ( Jérôme Baschet, Gallimard, 2008, pp. 9-10 ).
Un coup de projecteur sur quelques figures romanes montre la riche diversité et la formidable créativité inventive des maîtres-sculpteurs, par-delà la diversité des talents et des styles, le jeu des ateliers et des préférences régionales sans omettre l'influence de la nature même des matériaux travaillés.

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Jérémie, abbaye Saint-Pierre de Moissac, Tarn-et-Garonne.


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* Cathédrale Saint-Lazare d’Autun, Saône-et-Loire. **Cathédrale d’Angoulême, Charente.


Ces quelques visages permettent de saisir d'un seul coup d'oeil comment l'emploi du terme " illustration " peut être perçu comme réducteur : le magnifique regard de Jérémie, cet élu en marche vers le Christ qu’il cherche des yeux, cet apôtre tendant vers le Christ un visage baigné d’espérance peuvent en témoigner.

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Apôtres du tympan de l’église de Montceaux-l’Etoile, Saône-et-Loire.

C’est d’un tout autre registre dont il s’agit avec ces apôtres tout excités par l’Ascension du Christ. Leurs visages et leurs attitudes montrent leur perplexité devant l’événement. Une figuration sans doute non conventionnelle, mais cependant fort savoureuse.

Par la mise en page, la structure générale, l'harmonie l'artiste de génie parvient à mener l'observateur au-delà du visible pour atteindre l'invisible. Il semble que l’on puisse mettre en relation le regard avec l’âme et avec l’action. Dans cette perspective, le visage peut être dit l’image de l’âme, les yeux remplissant la fonction de la signifier.

A ce niveau, il n’est peut-être pas inutile de revenir sur une image extraite d’un autre site qui, peut-être plus que d’autres, témoigne de l'abîme de sens qui se dégage de cette splendide figure qu’
est le visage serein et apaisé du Christ du tympan de l’abbatiale de Moissac.

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Le Christ du tympan de l’abbaye Saint-Pierre de Moissac, Tarn-et-Garonne.
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On ne serait mieux faire que rapporter les commentaires de Michel Claveyrolas : " Le Christ, avec ses yeux qui regardent le fond de moi-même, depuis le fond de lui-même, se projette au-delà de la matière de la sculpture, corps glorieux inaccessible aux meurtrissures des éléments et des hommes, âme de pierre éternelle, transcendant l'adoration dont il est l'objet ". ( Les pistes d'éternité, 2004 ). Ce visage rendu intemporel ne peut plus être vu uniquement comme image. A ce degré de perfection, une telle image est dotée d'une puissance d'effet qui ne peut laisser quiconque insensible, indépendamment des valeurs dont chaque être humain se prévaut. Encore faut-il ne pas oublier que pour l’homme des XI-XIIe siècles l’imagerie romane n’est pas encore indépendante de la spiritualité. Par suite, pour être pleinement appréciée elle doit être replacée dans l’éclairage de la lecture des choses d’en haut.
Devant le Christ du tympan de Moissac et devant ces Vieillards de l’Apocalypse qui l’adorent en souriant, le visage illuminé de bonheur, on a l’impression que ce que l’artiste a sculpté, avec une vérité peu égalée, ce sont des regards.

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Vieillards de l’Apocalypse les yeux levés vers ce visage du Christ. Abbaye Saint-Pierre de Moissac, Tarn-et-Garonne.

A ce magnifique tympan de Moissac, il faut aussi remarquer, pour l’objet qui est le nôtre, que les quatre animaux du tétramorphe sont associés aux deux anges au doux visage dans un même élan contemplatif.
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Cous et corps accomplissent un mouvement de torsion et sont tendus vers le Christ tenant le Livre. Les animaux-symboles tournent vers Lui des yeux grand ouverts, à l’égal des anges. L’importance donnée au regard est une fois encore soulignée avec force.


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En une seule composition scénique, mais magistrale s’il en est, le maître de Moissac a exprimé par les attitudes des différents personnages des relations personnelles avec Dieu, dans un «  être devant-Lui », un « être avec Lui ». Dieu seul est saint ; il appelle à la sainteté toux ceux qui croient en Lui.
En d'autres termes, les grandes oeuvres particulièrement abouties, parce qu'elles stimulent les esprits constituent, a-t-on pu dire, des approfondissements, des pensées à partir des textes. Dans cette perspective, l’imagerie romane ne se substitue pas aux textes canoniques ou apocryphes dont elle suppose la connaissance préalable. Elle va au-delà de l’écrit en faisant accéder à sa manière à l’ineffable.

Ce qui est vrai d’un côté des Pyrénées l’est également de l’autre ; il en est, en effet, de même avec les représentations des piliers d’angles du cloître de Santo Domingo de Silos ( Espagne ). Elles agissent incontestablement de la même manière sur l'affect car, par leur présence, elles sollicitent l'attention, la retiennent. Une sorte de dialogue s'établit entre l'oeuvre et l'observateur.

... des regards qui sont les agissements de l’âme

Ces visages que les regards éclairent, mis en évidence plus haut, se retrouvent avec une rare intensité sur les figures des piliers d’angles de Santo Domingo de Silos,

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Le Doute de saint Thomas se dresse comme un grand commentaire de pierre, nous le rappelle Michel Claveyrolas dans son site consacré au cloître de Santo Domingo de Silos (2). Ce n'est pas une illustration, mais une pensée de l'Evangile selon saint Jean. Tout se joue dans les regards.
Thomas fixe la blessure, il veut s'assurer et comprendre. Il est encore de ce monde et dans ce monde.
Les autres apôtres ne lui en veulent pas, la scène ne les intéresse même pas. Bien que nombre d’entre eux subiront plus tard le martyre, pour le moment leurs yeux montrent qu'ils ne sont pas présents au monde dans lequel Thomas approche craintivement sa main d'une blessure mortelle. Ils sont déjà dans la perspective d’un Ailleurs, celle de l’après-Résurrection de leur Maître.

Lorsque nous portons notre attention sur ces visages d'apôtres extraits de la fameuse composition scénique du
Doute de Thomas, que dire de ces regards de disciples tournés vers le monde d’en haut ?

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Les grands maîtres-sculpteurs, dotés d’intelligence et de sensibilité, nous livrent des âmes et des regards, qui sont les agissements de l'âme. Ces regards expriment le silence devant l'indicible.

Le visage de Marie des scènes de l’Ascension et de la Pentecôte est tout aussi évocateur que ceux des apôtres. Les deux sculptures ci-après nous montrent une jeune femme encore bien plus tendue vers le Ciel que les autres personnages.
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Dans cet extrait de l'Ascension Marie est au même niveau que les apôtres. Avec les disciples elle regarde le Christ s’élever dans le Ciel. L'amour de Marie pour son Fils se manifeste dans son attitude. Tendu presque à l'horizontale, son visage la montre encore plus proche du Christ que ne le sont les apôtres. Une différence d’expression tenant largement dans un simple petit écart angulaire suffit à conférer à Marie une dignité d'un ordre supérieur.

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Dans la Pentecôte de Silos, le visage de Marie émerge au-dessus de ceux des apôtres.Tendue vers le monde d’en haut représenté par la main de Dieu entourée par deux anges soufflant dans des trompes, elle est plus près de l'Esprit Saint. Dans cette Pentecôte, Marie est tout entière regard vers Jésus. Elle est dans un autre plan de la scène: à la fois en retrait et au-dessus des apôtres.
Elle est tout élan vers son Fils incarnant la Vie nouvelle en laquelle s'abolissent la souffrance et la mort. Alors que les apôtres reçoivent l’Esprit-Saint, si Marie est présente c'est pour recevoir un ultime message d'amour et l'annonce d'une mission.

Au final, certains maîtres-sculpteurs - ou peintres - ont réussi à représenter tout à la fois, plus que d’autres, le perceptible et l’insaisissable. Au-delà de la vue immédiate des personnages sourd un aperçu des mystères du salut. Ces visages, irradiant une lumière venue d’ailleurs, participent par les sens et l’âme à la sainteté de Dieu.

En ces temps romans, de tels visages d’hommes et de femmes, particulièrement aboutis, conduisent le croyant à la rencontre de son Dieu.
Pour l'homme médiéval, ces figures veulent exprimer l'indicible même si, pour l'homme contemporain, sensible à une certaine forme d'esthétisme, seule demeure, le plus souvent, la seule beauté du matériau métamorphosé par la main de l'artiste.
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ce degré de perfection, de telles images n’incitent-elles pas à une pure délectation ? ne sont-elles pas dotées d'une puissance d'effet qui ne peut laisser quiconque insensible, quelles que puissent être les valeurs partagées ou non par les hommes d’aujourd’hui ?
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1).
http://jalladeauj.fr/pierresetbible/index.html

2).
http://jalladeauj.fr/claveyrolassilos/index.html

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