3/ L'ECONOMIE EN PERSPECTIVE : l'interprétation de John R. Hicks.
Si pour les sciences de la nature la recherche scientifique est généralement séparée de la réflexion historique, en revanche, en économie, le découpage des investigations est beaucoup moins net. Le statut du savoir économique dans son passé apparaît plus ambigu. Pour certains, la ligne de partage des tâches est nettement apparente alors que, pour d'autres, il n'en est pas de même. Ainsi, pour John R. Hicks l'élaboration théorique et l'histoire de la discipline économique ne sauraient être strictement distinctes. Afin de cerner les rapports que le prix Nobel de 19721 entretient avec l'histoire de la pensée économique on pourrait reprendre ce qu'il disait lui-même de ses rapports avec l'histoire: "Je ne suis pas un historien de l'économie, mais je m'intéresse depuis longtemps à l'histoire économique" (Hicks, 1969, p. V). Hicks n'était pas un spécialiste de l'histoire des pensées économiques, mais il estimait qu'une bonne connaissance du passé du savoir était non seulement utile, mais encore nécessaire pour le travail de l'analyste. Ses interrogations de nature épistémologique et ses réflexions méthodologiques constituent par leur originalité une nouvelle pièce à ajouter au dossier controversé de l'application à l'économie dans son histoire des concepts de révolution scientifique et de progrès. Ce sont ces contributions de Hicks à l'histoire de l'économie que nous voudrions mettre ici en perspective critique; même si elles sont relativement peu nombreuses et apparaissent dans un nombre réduit d'articles2 , elles n'en sont pas moins pénétrantes. En outre, le fait qu'elles soient l'oeuvre de l'un de ces théoriciens majeurs qui constituent la trame de la discipline mérite qu'on s'y attarde. Théoricien pouvant être rattaché à la tradition néoclassique, Hicks nous livre pourtant une interprétation peu conformiste de l'économie dans son histoire et dans sa méthode. C'est autour de ces deux thèmes que seront organisés les développements suivants.
I- L'EVOLUTION DES PENSEES ECONOMIQUES :
RUPTURES OU/ET CONTINUITE ?
En histoire des sciences il y a révolution lorsqu'un système d'hypothèses, jusqu'ici prévalent, laisse la place à un autre (Hicks, 1981, p. 231). Il en est ainsi, par exemple, des systèmes d'interprétation de Ptolèmée et de Copernic ou de Newton et d'Einstein. Comparée à la notion kuhnienne de paradigme ou à celle de programme de recherche de Lakatos la formulation hicksienne apparaît beaucoup moins sophistiquée. Néanmoins, malgré son caractère sommaire, cette définition permet de saisir sous un jour nouveau l'évolution des pensées économiques et de souligner la spécificité des révolutions dans la discipline comparativement à celles qui se produisent dans les sciences de la nature. Les révolutions sont des processus complexes marqués par des points de retournement qui affectent tout ou partie de la discipline. Dans l'interprétation qu'en donne Hicks, les révolutions présenteraient ainsi trois caractéristiques étroitement liées les unes aux autres.
1- Les révolutions en économie: des concentrations d'attention.
Ecrire l'histoire de la pensée économique suppose de repérer les moments critiques de rupture et de réaménagement du savoir afin de saisirpleinement la mutation des systèmes théoriques. Les retournements sont avant tout des "changements d'intérêt". En d'autres termes, il s'agit de la définition de nouveaux axes de recherche suscités par un "changement d'attention" que les théoriciens portent à l'environnement qui les entoure. "Nous devons concentrer notre attention sur les faits du monde actuel". Or, les phénomènes économiques "ne sont pas permanents et ne se répètent pas comme les faits des sciences de la nature; ils changent continuellement et changent sans se répéter" (Hicks, 1981, p. 232). Les régularités auxquelles s'intéressent les économistes sont fragiles ; certains phénomènes peuvent même revêtir un caractère unique (tel processus inflationniste, telle firme historiquement et géographiquement située...). Au total, les chercheurs doivent retenir les modalités théoriques les plus aptes à rendre compte des faits qui leur semblent les plus importants à une époque donnée. Dans cette perspective, la plupart des révolutions économiques doivent être vues comme des réponses à de nouveaux problèmes engendrés par une modification historique des conditions et des institutions économiques. La révolution keynésienne est ainsi associée à la grande dépression et aux changements d'objectifs des politiques économiques, l'emploi devenant privilégié. Alors que les classiques mettent l'accent sur la production et la distribution, c'est l'échange qui caractérise fondamentalement la révolution marginaliste (ou catallactique dans le vocabulaire hicksien). Les profondes réorganisations du savoir introduites par Jevons, Menger et Walras ne doivent pas, pour autant, conduire à oublier une autre révolution - celle de l'exploitation - initiée par Marx sensiblement à la même époque.
Concevoir les révolutions en économie comme des concentrations d'attention entraîne deux conséquences. Cela suppose, d'abord, que les économistes ne devraient pas prétendre élaborer des théories générales et universelles, valables en tous temps et en tous lieux. La Théorie de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie se veut générale; toutefois, parce qu'elle ne se rapporte qu'à un champ d'investigation limité, la problématique keynésienne n'est qu'une théorie partielle (Hutchinson, 1979, p. 238). C'est parce qu'elle remodèle profondément la discipline qu'elle peut néanmoins être considérée comme un point de retournement et comme une réorganisation théorique majeure.
Cela suppose, ensuite, que les analyses antérieures ne soient pas interprétées comme des théories obligatoirement inférieures à celles qui prétendent les remplacer. Pourtant, classiques et marginalistes estimaient que leurs théories étaient meilleures que celles qu'ils critiquaient; et, sans doute, le pensaient-ils à juste titre, au moins jusqu'à un certain point. On sait ainsi que W.S. Jevons élaborant une théorie subjective de la valeur était un détracteur acharné de la valeur travail des classiques; ce faisant, il construisait son système de pensée contre celui de Ricardo. De même, les concepts de plus-value et d'équilibre de sous-emploi ont été considérés respectivement par Marx et Keynes comme autant de ruptures avec les idées dominantes de leur époque et comme conditions à l'obtention de résultats scientifiques plus généraux.
Considérant l'objet de la discipline comme largement historique, Hicks rejoint, ainsi, Alfred Marshall pour qui l'économie politique "traite une matière dont la nature intime et la constitution, aussi bien que la forme extérieure, sont en voie de transformation constante" (1969, Vol. I, p. 125 et appendix p. 637). Au-delà, Hicks semble partager les visions de l'évolution du savoir d'auteurs de sensibilité et d'inspiration théorique bien différentes des siennes, tels Mitchell et Galbraith. Pour le premier3, le savoir du passé constitue largement des réponses intellectuelles à des problèmes courants changeants et le futur de la théorie économique sera façonné dans une très large mesure par l'apparition de nouveaux problèmes sociaux (W.C. Mitchell, 1967, Vol. 1, ler chapitre). Le second remarque, également, que "les théories économiques dépendent toujours étroitement du lieu et de l'époque où elles ont surgi, elles ne peuvent être analysées efficacement si l'on fait abstraction du monde qu'elles prétendent interpréter. Et tout comme notre monde change-il connaît une continuelle métamorphose-, les théories économiques, si elles veulent conserver leur pertinence, doivent, elles aussi, changer" (J.K. Galbraith, 1989, p. 12). Ces formulations voisines entendent avant tout associer le renouvellement des idées économiques aux modifications de l'histoire économique. La reconnaissance de la dimension historique de l'objet de l'économiste est, en fait, un constat souvent effectué à l'époque contemporaine4. Plus que les règles épistémologiques ou méthodologiques traditionnelles, cette vision de l'économie privilégie la nature des problèmes et le type de schémas d'interprétation qui y sont associés. Les pensées économiques sont avant tout des réponses particulières à des problèmes historiquement spécifiés. Les ruptures paraissent singulières; il semble qu'on soit en droit de parler de régionalités du savoir.
2 - Un relativisme sélectif et modéré.
Les développements précédents amènent à considérer l'approche hicksienne comme fortement teintée d'externalisme. Toutefois, on ne saurait aller trop loin dans le sens du relativisme théorique; une dimension internaliste est aussi présente dans la démarche de Hicks.
D'une façon générale, notre auteur commence par souligner que les idées les plus puissantes de l'économie proviennent du marché, "du monde réel" (Hicks, 1977, p. 150). Et encore: "Ce que le passé est à l'historien, le présent l'est à l'économiste" (Hicks, 1979, p. 3). Appliquant à lui-même cette remarque Hicks reconnaît "avoir été inévitablement influencé jusqu'à un certain point par les problèmes et les événements contemporains" (Hicks, 1977, p. 44).
De façon plus précise, il adopte une position externa- liste convaincue en ce qui concerne le système de pensée ricardien. Cette performance intellectuelle remarquable que constitue le modèle de Ricardo ne tire sa forme et sa logique que de "la pression des événements spécifiques" (Hicks in Latsis, 1984, p. 211). Sa théorie de la rente et de la croissance sont en lien étroit avec les événements courants de son temps: la question des subsistances face à une population croissante durant le blocus napoléonien et dans la phase de reconstruction d'après-guerre. Les principes de l'économie politique et de l'impôt ne sont-ils pas, après tout, une brillante démonstration effectuée en vue d'aboutir à la conclusion que les Corn laws devaient être abolies ?
Mais, c'est avec la révolution keynésienne que le relativisme de Hicks paraît le plus affirmé. Même s'il est vrai que l'attaque contre l'orthodoxie dominante fut une oeuvre collective - et Hicks lui-même fait remonter à Hawtrey l'histoire du keynésianisme - la révolution initiée par Keynes est l'exemple-type d'un "développement faisant écho à un processus historique" (Latsis, 1984, p. 217). Distinguant entre les révolutions majeures et mineures5 -(qui sont pour lui de toutes façons des révolutions)- Hicks ajoute que la révolution keynésienne6 est "l'exemple évident des grandes révolutions" lesquelles prennent bien souvent naissance en dehors du monde strictement académique" (Latsis, 1984, p. 208). La Théorie générale de l'intérêt, de la monnaie et de l'emploi constitue une réponse à l'interpellation que le chômage chronique adresse à l'économie dominante.
Ainsi, Hicks adopte une démarche de type relativiste en ce qui concerne Ricardo, Keynes et l'économie monétaire en général. En revanche, pour ce qui a trait à la révolution marginaliste, il abandonne l'approche externaliste pour recourir à une interprétation de type absolutiste. L'élaboration d'une théorie fondée sur l'échange s'explique, pour l'essentiel, ni par les événements contemporains ni comme une réaction au socialisme et à l'analyse marxiste. Les fondateurs du marginalisme n'étaient pas, au départ, motivés par des considérations apologétiques; c'est lors de la diffusion des idées marginalistes, en revanche, que le jeu des facteurs idéologiques fut incontestable (Coats, 1972, p. 129). A suivre Hicks, l'avènement de l'analyse catallactique "a toujours été une possibilité" et son développement s'explique par les qualités inhérentes à la construction théorique qu'elle permettait (Hicks, 1982, p. 236). Et le maître d'Oxford d'ajouter: "le mérite des premiers auteurs est d'avoir pensé en termes mathématiques (même s'ils étaient de piètres mathématiciens) et les mathématiques sur lesquelles étaient fondées leurs analyses se sont révélées capables de développements fructueux en eux-mêmes. Encore qu'on puisse remarquer avec Dumez (1985) que la nouvelle façon de concevoir l'économie allait faire de la discipline une technique d'aide à la décision qui allait satisfaire la demande d'outils de gestion émanant des décideurs ingénieurs au pouvoir dans les grandes organisations publiques ou privées du dernier quart du XIX ème siècle. Quoi qu'il en soit, il y a chez Hicks une place accordée à l'évolution interne de la théorie. L'explication du succès de la "catallaxie" semble provenir des seules "valeurs et pressions internes de la discipline" (Stigler,1972). L'émergence de nouvelles valeurs- rigueur, élégance, généralité, connaissance fondamentale plutôt qu'à des fins pratiques- liées au développement du monde académique occuperait alors une place dans la démarche hicksienne. Finalement, c'est de relativisme sélectif tempéré par une forte dose d'internalisme dont il faut parler; l'éclectisme caractérise, ainsi, la pensée de Sir John Hicks7.
3 - Une approche discontinuiste raisonnée.
Dans l'interprétation hicksienne, l'évolution des pensées économiques ne s'inscrit pas dans la logique courante de progression de l'erreur vers la vérité. Hicks se sépare de l'épistémologie lakataso-popperienne en termes de tests et de réfutation empirique. C'est dire que les révolutions dans le champ de l'économie ne ressortent pas totalement du même modèle explicatif que les révolutions dans les sciences de la nature. Dans ces dernières, lorsqu'un système théorique - T' - peut en remplacer un autre - T - un progrès du savoir est alors enregistré. Si, à l'instar des sciences dures, l'économie connaît aussi des changements majeurs, ces retournements ne sont pas, à suivre Hicks, du même ordre. L'abandon d'un système conceptuel et analytique ne découle pas de ce qu'il a été réfuté et remplacé par un système explicatif supérieur comme le voudrait le principe de falsifiabilité popperien. Etant pour la plupart des "changements d'attention" ou de priorités les révolutions en économie ne constituent pas forcément "un gain permanent" (Hicks, 1981, p. 233) dans la production du savoir. En raison de la transformation de l'objet d'étude du fait des mutations du monde économique, c'est du caractère inapproprié des théories, jusqu'alors prévalentes, qu'il conviendrait plutôt de parler (Hicks, 1981, p. 233). Dans ce cas, le savoir dans son histoire n'apparaît pas comme l'exposition de phases successives par lesquelles s'opère, sur un mode cumulatif, une lente maturation de la théorie économique; il s'agit plutôt d'un changement perceptuel. Il y a modification au cours du temps de ce qui est mis sur le devant de la scène théorique et de ce qui est laissé à l'arrière-plan. Selon cette interprétation, une nouvelle grille de lecture qui peut s'imposer à un moment donné par son pouvoir explicatif ne s'inscrit pas, pour autant, dans une logique d'irréversibilité. Un système théorique ancien peut se perpétuer malgré l'émergence d'un nouveau. Il en est ainsi, non pas parce que la nouvelle grille d'interprétation est passée rapidement de mode, mais parce que des résultats fructueux peuvent être encore obtenus à partir de ce que le nouveau modèle directeur a laissé dans l'ombre. C'est sous cet éclairage qu'il convient d'analyser le renouveau de l'économie classique après la révolution keynésienne. Par son appellation même, la nouvelle macro-économie classique constitue, d'ailleurs, une référence tout à fait explicite à la théorie macro-économique qui a fait l'objet de la critique de Keynes. Puisque des théories, apparemment éclipsées par une révolution réussie, peuvent tôt ou tard revivre les révolutions sont, ainsi, partiellement réversibles. Dans cette perspective, le passage d'une théorie à une autre, s'expliquant fondamentalement par des concentrations renouvelées d'attention, ne suppose pas, à suivre Hicks, nécessairement de réfutation empirique. On peut dire que l'abandon d'un système d'interprétation ne provient pas, de façon nécessaire, de ce qu'il a été remplacé par un système théorique meilleur. Ainsi, Hicks peut être rattaché à la tradition discontinuiste sans oublier toutefois qu'une dimension rétrospective n'est pas absente de sa démarche. L'éclectisme de Hicks réapparaît à nouveau. De façon générale, notre auteur n'a jamais méconnu l'importance de la continuité dans l'évolution des pensées économiques; pour désigner les marginalistes ne préfère-t-il pas l'expression de "postclassiques" ? Ne cherche-t-il pas dans son dialogue avec les auteurs du passé des éléments pour avancer dans l'élaboration de la théorie moderne ? Nombreux sont ses articles de type historico-doctrinal qui présentent une critique des énoncés originels, dégagent des apports et des limites ou comportent une réécriture des hypothèses anciennes compte tenu du savoir actuel et qui débouchent finalement sur une reformulation plus générale. Il y a là tout un effort de réinterprétation et de reconstruction rationnelle qui est à la base de l'avancement théorique. En d'autres termes, il y a une dimension absolutiste - au moins implicite - dans la démarche méthodologique de Hicks. Notre auteur reconnaît, en outre, l'existence de domaines dans lesquels la discipline à l'instar des sciences de la nature connaît des avancées permanentes: l' économétrie et la programmation linéaire en sont les exemples les plus remarquables.
En bref, c'est avec de nombreuses qualifications que le concept de révolution dans le champ de l'économie peut être retenu. A suivre Hicks, le recours à un concept de révolution moins sophistiqué que le concept kuhnien peut seul rendre compte de l'ensemble du mouvement réel du savoir économique. L'économie apparaît réduite, d'abord, à un savoir relatif à un environnement organisationnel et institutionnel historiquement daté; mais, au-delà des perturbations externes, les restructurations et reconfigurations internes jouent aussi un rôle de première importance. Les réorganisations scientifiques dans le champ de l'économie ne sont pas aussi totales et définitives qu'elles tendent à l'être dans les sciences mûres telles que la physique. La complexité des processus réels est telle qu'une explication unique des changements est impossible. Les concentrations d'attention et le caractère inapproprié de certaines théories impliquent des pertes. En bref, il y a incontestablement un regard hicksien sur la discipline économique, c'est-à-dire un point de vue singulier fait d'un mélange de relativisme et d'absolutisme, d'externalisme et d'internalisme.
II - L'ECONOMIE, UNE DISCIPLINE ECLATEE.
La pleine appréciation de la relation que Sir John Hicks entretient avec le passé du savoir suppose l'évocation de sa conception de la théorie économique. En effet, ses positions méthodologiques sont directement à la base de sa vision du mouvement réel des pensées économiques, de la logique de leur évolution ainsi que de sa conception de l'économie comme discipline.
1 - Point de vue méthodologique hicksien et complexité du monde: l'éclatement des savoirs économiques.
L'économie, comme toute science, est d'abord un ordonnancement perceptuel. Le monde, de par la multiplicité de ses facettes, peut être saisi à l'aide des lunettes différentes que sont les divers outils de connaissance utilisés: les théories.
a - Une conception de l'économie comme boîte à outils...
Concepts, hypothèses fondatrices, modèles et théories n'ont pas à être considérés comme des représentations de la réalité économique elle-même; il faut voir en eux des instruments permettant d'appréhender un domaine d'investigation afin de mieux le cerner et de tenter de l'expliquer. Ainsi, si le concept de revenu national réel est retenu par l'économiste ce n'est pas tant pour sa stricte adéquation au monde réel que parce qu'il se révèle un "guide utile" (Hicks, 1983, p.346). Il en est de même, pour le fameux principe de compensation dans lequel il convient de voir un outil aidant à mettre de l'ordre dans les idées et non pas une prescription de nature politique.
Les hypothèses scientifiques ne sont que des simplifications à l'aide desquelles on force la réalité à prendre une forme qui la rend théoriquement opérationnelle (Hicks, 1981, p. 136). L'analyste, par le regard qu'il jette sur le monde et en fonction de ce qu'il cherche, ne retient du perçu que ce qui peut lui être utile à la compréhension de son champ d'investigation. L'hypothèse de concurrence parfaite, en tantque modalité de recherche, est une hypothèse utile, commode bien que pas nécessairement une stipulation de la réalité économique. De même, le comportement supposé maximisateur de l'agent économique permet d'obtenir des résultats scientifiques qui, en l'absence de cette prémisse conceptuelle, ne pourraient être atteints.
Les modèles, quant à eux, permettent de mieux saisir le jeu d'un concept dans un contexte défini. S'ils sont, par construction, tout à fait "irréalistes", leur emploi en tant qu'outils est, en revanche, entièrement justifié.
Les théories, enfin, sont des moyens d'investigation élaborés à des fins spécifiques : l'appréhension de certains aspects du système économique. Les théories sont au scientifique un peu ce que les objectifs sont au photographe. Selon que l'on utilise un grand angle ou un télé-objectif, on privilégie tel ou tel aspect du sujet photographié. Les théories ne sont ni vraies ni fausses, elles ne cherchent qu'à organiser un champ d'étude afin de le comprendre. Ce qui importe ce n'est pas tant "la beauté intrinsèque des théories, ni leur dimension idéologique, mais leur pouvoir explicatif" (Hicks, 1979, a, p.X).
Ainsi, concepts, hypothèses, modèles, théories, ne sont que des instruments mais, par là-même, ils sont d'indispensables moyens de connaissance. Hicks s'inscrit dans la tradition marshallo-keynésienne de la théorie économique considérée comme boîte à outils.
b - ... qui débouche sur une approche éclectique et plurielle.
La position délibérément instrumentaliste de Hicks le conduit à adopter une attitude pluraliste au regard des théories. Comment justifie-t-il cette attitude ?
D'abord, le monde économique est un monde caractérisé par l'existence et le jeu d'une pluralité de causes. L'interprétation scientifique consiste à privilégier une séquence causale considérée comme fondamentale alors que dans le monde réel elle sera "imbriquée dans beaucoup d'autres" (Hicks, 1977, p. 15). L'explication scientifique n'est jamais totale : "il n'est jamais sage de demander que nos lois économiques puissent offrir des explications complètes" (Hicks, 1983, p. 368).
Théories, modèles et lois économiques sont des outils ayant des limites. Une causalité complexe requiert une pluralité théorique. Ainsi, l'existence d'une multiplicité de causes au chômage fait que des analyses plurielles peuvent en être proposées. De même, dans un modèle, la population peut être considérée comme endogène ou exogène. Les explications des fluctuations en termes réels ou monétaires n'ont pas besoin d'être exclusives, chacune peut représenter une part de l'explication. Finalement, on retient une théorie en fonction de la finalité poursuivie. La Théorie générale peut être considérée de différentes manières; mais elle est beaucoup plus riche que ce que l'on en exprime pédagogiquement par le modèle IS-LM. Une théorie particulière "peut très bien être la meilleure pour l'étude d'un problème spécifique alors que pour d'autres questions des schémas d'interprétation différents pourront être plus satisfaisants. En un mot, il n'y a pas de théorie à tous égards supérieure" (Hicks, 1965, p. V). Les théories sont des instruments d'investigation élaborés à des fins spécifiques. Elles sont des coups de projecteur mettant en lumière une partie de la scène économique afin d'augmenter les connaissances.
Ensuite, la vérité ne saurait être univoque. La complexité du monde est telle qu'elle impose, tout à la fois, la diversité des points d'observation et la multiplicité des angles d'attaque. C'est de multidimensionnalité de la vérité dont il conviendrait de parler puisque "toute présentation univoque ne peut être qu'une photographie sous un certain angle" (Hicks, 1967, p. V). La pluralité des facettes du monde fait qu'il ne peut être saisi que par des approches diverses; une démarche éclectique et plurielle s'impose; le foisonnement des analyses, loin d'être un mal, est plutôt une richesse. En bref, plusieurs vérités valent mieux qu'une. On tirera avantage de ce pluralisme théorique en raison de l'apport des théories complémentaires auxquelles on devra recourir pour traiter un problème donné. Différentes opérations et différentes époques supposent la pluralité des modèles et des théories comme la multiplicité des approches puisque toute perception est liée à une intention. Ainsi, se justifie l'éclatement du champ de la discipline économique et s'explique l'existence de théories différentes, voire contradictoires.
En dernière analyse, on peut se demander si la position méthodologique de Hicks n'est pas à rapprocher de sa propre attitude personnelle àl'égard de son travail de théoricien. Attitude caractérisée par l'absence de prétention, une grande bonne volonté pour réviser ses propres idées et même une véritable modestie alors qu'on aurait pu attendre le contraire d'une personnalité aussi éminente. Finalement, on peut dire avec Warren J. Samuels que le pluralisme méthodologique et théorique de Hicks "est en accord avec sa candeur et son humilité; ils se renforcent mutuellement" (Samuels, 1993 a p. 12).
2 - Mais l'économie est-elle vraiment une science ?
Ce regard fait d'ouverture et de tolérance conduit Hicks à soutenir une position originale quant à la nature de l'économie politique: une discipline plus qu'une science (1983, p. 375).
Sans entrer dans le débat de ce qui sépare la science des non-sciences quelles justifications Hicks donne-t-il à l'appui de sa prise de position ? L'éminent professeur d'Oxford était un chercheur que les rapports de la théorie économique et du monde réel ne laissaient pas indifférent. Laissons-le s'exprimer: "la place de la théorie économique est d'être la servante de l'économie appliquée" (Hicks, 1950, p. VI) et de préciser ailleurs: "le but de l'économie est d'établir de bonnes prévisions relatives aux conséquences des événements et des politiques économiques" (Hicks, 1969, p. 4). Là encore, il est relativement proche de Keynes pour qui la théorie économique devait avoir une influence pratique (In fine, J-M. Keynes, 1949, p. 14). Il partage avec Marshall et Keynes la même conception de l'économie comme appareil perceptuel et d'investigation, des conclusions de grande importance pouvant être obtenues de la structure logique des théories. Hicks a un point de vue méthodologique singulier. Par vérité de la théorie pure, il faut entendre avant tout des explications mettant l'accent sur la compréhension plus que sur les prédictions. (En ce sens, F. Hahn, 1990). Si on le suit, les théories économiques ne peuvent offrir que des "explications faibles" en raison "de l'importance de la clause ceteris paribus" (Hicks, 1983, p. 367; cf. aussi 1969, ch. XX). Par la suite, "elles ne peuvent être vérifiées (ou falsifiées) par confrontation avec les faits" (Hicks, 1983, p. 371). C'est que le savoir économique, bien que non négligeable, est imparfait et incertain pour une double raison. D'une part, il y a peu de faits économiques qui sont connus avec précision; de l'autre, il y a peu de lois économiques qui peuvent être considérées comme fermement établies (Hicks, 1979, p. 2). Pour des raisons de construction les types de variables d'un modèle doivent être en nombre restreint afin de pouvoir dégager des résultats significatifs. La validité des lois économiques dépend de la supposition générale que les variables retenues sont les seules qui interviennent dans leur formulation (Hicks, 1983, p. 367). La célèbre clause "toutes choses restant égales par ailleurs" propre à tout énoncé théorique - (on suppose constantes les variables négligées) - peut être généralement défendue au motif qu'elle est à la base de tout raisonnement même si, dans le phénomène étudié, il y a de nombreux éléments changeants. En d'autres termes, le fait que des variables négligées interfèrent avec les variables prises en compte par le modèle et instaurent entre elles des relations non décrites peut entraîner l'absence relative de pertinence et d'utilité pratique de ces théories. Evidemment, Hicks ne remet pas en cause la méthode scientifique elle-même; c'est son application à l'économie qui la différencie partiellement de ce qu'elle est dans les sciences dures. En bref, c'est parce que l'économie est une science "caractéristiquement imparfaite" (Hicks, 1979, p. 9) qu'il propose de lui conférer l'appellation de discipline.
A l'égal d'autres grands théoriciens de l'économie politique, Hicks recourt à ce que Serge-Christophe Kolm nomme joliment la "méthode première" de la science économique (1986, p. 203): élaboration d'hypothèses conceptuelles et déduction à partir de ces prémisses fondatrices afin de comprendre et expliquer le monde réel. Mais l'empiricisation de l'économie n'est-elle pas nécessaire pour mieux comprendre les phénomènes et répondre aux préoccupations du moment ? Autrement dit, l'ambition de l'économie n'est- elle pas de prédire et non seulement d'expliquer ? Avec Bernard Walliser on peut estimer que si l'économie aspire au statut scientifique des sciences de la nature, "elle doit soumettre ses constructions théoriques à une validation empirique rigoureuse, en confrontant systématiquement leurs implications aux observations" (1994, p. 114). De même, Mark Blaug soutient "personnellement" que la faiblesse essentielle de l'économie moderne (et des conceptions hicksiennes, pourrait-on ajouter) "est sa répugnance à produire les théories qui conduisent à des conclusions réfutables sans ambiguïtés, accompagnée d'une mauvaise volonté générale pour conforter ces conclusions à la réalité" (1982, p. 218). Ce jugement s'applique totalement à l'oeuvre de Hicks et Mark Blaug critique vigoureusement le maître d'Oxford sur ce point (in De Marchi, 1988).
Le problème posé est celui de la réfutabilité ou de la non-réfutabilité des théories économiques et celui de l'applicabilité de la méthodologie lakataso-popperienne; telle est la position implicite courante des économistes. Rapprocher l'économie politique des sciences de la nature revient à admettre qu'elle peut avancer des énoncés et facteurs explicatifs ayant une valeur de vérité. Dans cette optique conventionnelle les propositions méthodologiques hicksiennes font difficulté dans la mesure où le choix entre des systèmes théoriques différents n'est pas foncièrement abordé. Hicks nous dit seulement que les choix d'une théorie comme d'une méthode dépendent du problème étudié et du jugement porté sur l'importance relative des divers facteurs (Hicks, 1982, p. 94). Mais si l'économie n'apparaît pas testable empiriquement la théorisation ne participe-t-elle pas d'un pur jeu intellectuel ? Et Hicks de reconnaître qu'une "bonne part de la théorie n'est faite qu'en raison de l'attraction intellectuelle qu'elle exerce; c'est un bon jeu comme de nombreuses branches des mathématiques pures" (1979, p. VIII). Les produits de la théorie économique sont intrinsèquement cognitifs; Hicks accorde plus d'importance aux critères formels pour apprécier la théorie économique - consistance, simplicité, élégance et généralité - qu'au problème de la vraisemblance empirique éprouvée des modèles. Il propose un assouplissement de la position méthodologique en faveur de la réfutation; l'importance des débats entre économistes ne parvient pas, à l'évidence, à régler par le seul critère de la réfutation le problème de la coexistence de systèmes théoriques. Au-delà de la question de la testabilité, le savoir ne dépend-il pas d'un processus perceptuel qui est lui-même fonction de la culture, de présupposés, voire de l'idéologie ? Il semble qu'il n'y ait pas de méta-critère sur lequel repose le choix entre des théories alternatives (En ce sens, W.J. Samuels, 1990, p. 11). Face à des situations réelles trop complexes pour qu'une stricte approche réfutationniste soit utilisée, l'économie adopte plus souvent une démarche confirmationniste; mais il importe que tout modèle soit soumis à la question. En qualifiant l'économie de discipline et en se contentant d'apprécier la robustesse des conclusions au regard des hypothèses, cela ne revient-il pas à éviter de soumettre les théories aux tests empiriques ? La théorisation économique doit-elle alors se cantonner à des structures logiques sans exigence de validation empirique ? Mais alors n'est-ce pas contradictoire avec le fait de concevoir la théorie économique comme le guide de la politique économique ?
REMARQUES FINALES
Hicks et ses successeurs (hicksiens) ne s'accordent pas sur ce qui est important dans son oeuvre (Baumol, 1990); certains n'hésitent pas à distinguer dans ses travaux la part revenant au fameux théoricien à l'origine de nombreuses innovations analytiques de la part de l'économiste animé de préoccupations philosophiques, historiques et méthodologiques. Dans cette perspective, David Collard (1993) propose de séparer le High Hicks du Deep Hicks. En fait, Hicks est avant tout un esprit mesuré, préférant le possible à la vérité, acceptant tous les apports et, par là, atypique et non conformiste. Si l'on accepte de se placer dans cette perspective deux types de considérations différentes dessinent les lignes principales de la réflexion.
D'abord, la discussion autour de l'articulation entre histoire externe et histoire interne comme entre approche discontinuiste et tradition continuiste n'est certes pas close ; toutefois, les positions de Hicks constituent, pour le moins, une contribution originale et stimulante à ces débats. L'histoire des pensées économiques peut être perçue comme l'espace dans lequel les formulations théoriques sont saisies dans leur valeur comme dans leur différence. L'originalité de la pensée de Hicks est de retenir l'hypothèse de ruptures sans nier l'existence de la continuité et de la progression. La discipline économique est un procès ouvert, jalonné de discontinuités; en ce sens le mouvement réel du savoir est une succession de retournements théoriques en réponse à l'urgence relative des problèmes du temps. Ces changements, majeurs ou mineurs, ne sauraient être entièrement abstraits de l'espace théorique et des déterminations culturelles au sein desquelles ils s'inscrivent. Toutefois, on sait que Hicks s'est livré à une relecture intense des textes anciens contrainte par l'état présent du savoir économique. Pourquoi, en effet, laisser de côté l'édifice théorique légué par les auteurs du passé s'il est possible de l'aménager pour y inclure les résultats nouveaux ? Ainsi, les propositions et conclusions de J-M. Keynes ont-elles fait l'objet d'un travail de récupération, d'interprétation et de reconstruction en ignorant, il est vrai, des points essentiels du projet de l'auteur de la Théorie générale .
La thèse de Hicks permet de comprendre pourquoi la discipline économique peut connaître des révolutions sans avancée scientifique nécessaire. Bien que les principes d'interprétation de l'évolution des sciences d'après Popper, Kuhn ou Lakatos constituent d'appréciables outils de connaissance, Hicks nous fait comprendre que la discipline économique ne peut être jaugée entièrement selon les mêmes critères scientifiques que les sciences dures. La grille de lecture hicksienne constitue, ainsi une voie intéressante permettant de dépasser ou du moins de compléter le schéma kuhnien.
De même, après cette étude, le débat sur la finalité et la nature de la théorie comme sur la question de savoir si le projet central de l'économie est de prédire et non pas seulement d'expliquer reste également très ouvert. Discipline "molle" vis-à-vis des sciences de la nature, "dure" par rapport aux autres sciences sociales, l'économie politique apparaît ici comme une science quelque peu spéciale. A l'image des sciences de la nature la discipline économique s'est efforcée depuis ses origines de recourir à un discours de type formalisé avec la pratique, d'abord historiquement implicite, puis explicite aujourd'hui, des modèles. Cette modélisation lui donne ses caractéristiques de rigueur et de cohérence. D'une façon générale, les économistes tentent d'évaluer la robustesse des résultats des modèles au regard des hypothèses. La vraisemblance empirique des modèles est éprouvée sur les fondements épistémologiques de l'empirisme logique ou de l'infirmabilité. Dans le premier cas, la recherche de la correspondance entre la théorie et les faits revient aux défenseurs du modèle théorique, dans le second, la charge de la preuve revient aux adversaires. Dans la mesure où l'économie politique revendique le type de scientificité des sciences de la nature, elle se doit de réaliser une analyse positive des phénomènes économiques, c'est-à-dire reposant sur des critères de vérité et de fait. Les théories s'enracinent toujours quelque peu dans les faits, dans les mesures; il reste à ce niveau une zone de rencontre qui permet de les confronter. Une théorie doit permettre de prédire ce qui, dans telle ou telle condition, risque d'arriver. Ainsi, les économistes du mode d'analyse dominant préconisent-ils l'importance de la soumission des théories aux tests empiriques. Toutefois, des programmes de recherche alternatifs n'étudient pas le même type de questions8 auxquelles s'intéresse le schéma-directeur néoclassique de telle sorte que l'arbitrage entre modes respectifs d'analyse et de programmes requiert de délicats jugements relatifs à leur fécondité. La validité interne du système théorique, l'élégance analytique, la généralité, la préférence doctrinale ou la proximité du réel peuvent être mises au-dessus de l'aptitude à prédire. L'économie est une discipline complexe, peu homogène, constituée de savoirs divers peu intégrés. Au total, c'est une discipline qui n'est pas unifiée; elle s'accommode de schémas directeurs rivaux qui coexistent malgré leurs oppositions (Brochier, 1990, Malinvaud, 1989). Cette multidimensionnalité de l'économie permet, mais peut-être aussi exige, des interprétations et des analyses plurielles (W-J. Samuels, 1990, p. 9). C'est alors retrouver largement la perspective hicksienne. L'économie fait partie de ces sciences au "profil épistémologique bas" pour reprendre une expression de Michel Foucault. La position de tolérance et d'ouverture propre à Hicks aide à accepter l'idée de systèmes théoriques pluriels pouvant coexister pendant un certain temps. Malgré ce qu'elle a de choquant cette assertion ne serait-elle pas bien adaptée à l'état actuel de la discipline ? Etant donné la variabilité historique de l'objet de l'économie et la multiplicité des points d'observation on peut être tenté, malgré le caractère discutable de ses positions méthodologiques, par la tolérance et l'ouverture d'esprit d'un Hicks. Comme le rappelle opportunément Kuhn: "la vérité n'a pas besoin d'être unique, elle peut être plurielle" (1995).
Quelle que soit la manière dont on reçoit la lecture hicksienne de la méthodologie économique, ses conceptions - discutables - peuvent être perçues comme une référence; il est clair que pour celui qui y adhère elles aident à voir ce que la discipline a de singulier9 dans le champ scientifique. Si on admet la thèse d'inspiration bachelardienne suivant laquelle l'époque n'est pas aux philosophies fermées mais aux idées complexes, ouvertes, le regard hicksien mérite de retenir l'attention par l'abstraction différente qu'il propose et par la tentative d'explication qu'il donne du champ théorique éclaté qu'est l'économie. A ce titre, les conceptions hicksiennes imprégnées de tolérance exercent les effets salutaires d'une bonne brise sur la profession des économistes; c'est dans cette perspective que cet essai de clarification des contributions de J-R. Hicks à l'économie dans son histoire et dans sa méthode voudrait être compris.
NOTES
1. Prix Nobel partagé avec K.J. Arrow "pour leurs contributions audacieuses à la théorie de l'équilibre général et à la théorie des transferts sociaux"
2 .Ce sont essentiellement:
1975 - The Scope and Status of Welfare Economics
1976 - "Revolutions" in Economics
1983 - A Discipline not a Science
3. L'expression "concentration d'attention" se trouve également dans l'oeuvre de Wesley Clair Mitchell (1967, p. 21).
4. Richard Arena rappelle que le thème de l'évolution perpétuelle de l'objet de l'économiste a été repris par de nombreux économistes contemporains: Knight (1956), Arrow (1986), Solow (1986), Sylos-Labini (1990) et Dosi (1990), in "De l'usage de l'histoire dans la formulation des hypothèses de la théorie économique", Revue Economique , 1991.
De son côté, S-C. Kolm écrit dans sa Philosophie de l'économie, Paris, Seuil, 1986, p. 280: "Chaque étape de la pensée humaine naît toujours de deux parents: elle jaillit non seulement de l'histoire passée des idées, mais aussi de sa conjoncture historique sociale spécifique. Locke brandit la propriété privée et l'échange pour contrer l'Etat personnel. Smith veut limiter l'intervention de l'Etat afin de laisser s'épandre la force du marché. Marx est la réaction à la misère ouvrière engendrée par l'industrialisation, surtout au milieu du XlX ème siècle. La pensée moderne est tout autant le fruit de problèmes de son temps".
5. La transition entre Adam Smith et David Ricardo peut être considérée, dans cette optique hicksienne, comme une révolution mineure. Les petites révolutions, selon Hicks, pourraient être davantage le fait du monde académique (1983, pp. 5-6).
6. J-M. Keynes, on le sait, n'était pas seulement un universitaire, mais un spéculateur avisé et un fonctionnaire actif. J-A. Schumpeter écrit à cet égard: "Comme la plupart des grands économistes dont les messages ont atteint le grand public, ce fut notamment le cas d'Adam Smith, Lord Keynes était bien davantage qu'un simple spécialiste de l'analyse économique. n fut aussi un guide de l'opinion publique, plein d'énergie et de persévérance, un conseiller avisé de son pays - de cette Angleterre née pendant la Première Guerre Mondiale, et qui devait conserver, en plus accusé, les traits de physionomie sociale acquis au cours de cette période - et un représentant efficace et heureux des intérêts de son pays, en homme qui aurait conquis une place dans l'histoire, même s'il n'avait jamais écrit une ligne proprement scientifique".
7. L'éclectisme de J.R. Hicks se lit dans ses propres propos: "Je suis trop ouvert pour être autrichien; car je suis un marshallien ouvert, mais aussi bien un ricardien, un keynésien et peut-être même un lausannien". Cité par Maurice Baslé et alii,Histoire des pensées économiques. Les contemporains, Paris, Sirey, 1988, p. 19.
8. Thomas Meyer rappelle opportunément que les économistes " do not lack for questions that need adressing. Some prefer one type of question, some another. Some want to work out precise solutions to problems that have been specifically set up to be tractable. Others want to explain, if necessary in a less rigorous manner, what we actually observe in the economy. The shining ideal is, of course, a rigorous analysis of the actual world. But that is often beyond us. So we have to compromise by choosing more of one, and less of the other. We should be the poorer if all economists choose the same point on the budget line. (In Truth versus Precision in Economics, Aldershot, Edward Elgar, 1993, p. IX).
9. C'est le qualificatif que vient d'attribuer fort justement à la science économique Bernard Walliser dans un ouvrage intitulé: L'intelligence de l'économie. Une science singulière, Paris, 1994, Editions Odile Jacob. Ce livre constitue une heureuse présentation de la discipline par l'exposition des pratiques et des modes de travail des économistes.
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Conclusion: des économistes de leur temps et du nôtre.
Ces gros plans d'économistes du passé du savoir pourraient paraître de l'érudition gratuite. Il ne semble pas, cependant, que ce soit le cas. Ce parcours diversifié dans le savoir du passé reste aujourd'hui fructueux dans la mesure où les préoccupations profondes des auteurs d'autres siècles ne sont pas toujours éloignées de celles des économistes contemporains. Naturellement, à l'aune de la théorisation actuelle, les premières démarches paraissent beaucoup plus intuitives que les travaux spécifiquement analytiques actuels. C'est ainsi, par exemple, qu'il faudra attendre ces dernières années pour que se réalise entre l'espace et la théorie économique les prémices d'une véritable intégration par un "dépassement des contraintes du paradigme dominant de la théorie économique, celui de l'équilibre concurrentiel"(J.M. Huriot, p. 165). Le 18 ème siècle est à apercevoir les problèmes, il n'est pas encore à tenter de les résoudre.
Au regard du parcours intellectuel suivi par Cournot et Hicks, l'itinéraire emprunté par une autre forte personnalité comme J.B. Clark apparaît curieusement opposé. Après avoir privilégié l'analogie mécanique et la mathématisation dans les oeuvres qui les ont consacrés hérauts de la théorie économique, Cournot et Hicks, à un siècle de distance, ne se perdent-ils pas, à l'âge mûr, en ratiocinations philosophico-sociologisantes? Cournot et Hicks, premières manières, pourront toujours être préférés par le théoricien contemporain. C'est en effet de la lecture des Recherches de 1838 comme de celle de Valeur et capital qu'il pourra encore tirer avantage; alors y avait-il quelque intérêt à sortir de l'ombre ces analystes vieillissants que sont Cournot et Hicks secondes manières? A bon droit on peut porter un intérêt plus marqué pour un type d'ouvrage ou un autre; il n'en reste pas moins que chacun constitue un phénomène historique à interpréter. C'est pourquoi le parcours intellectuel de J.B . Clark mérite, de la même façon, de retenir l'attention. Il témoigne d'un aspect particulier du conflit des méthodes, puisque c'est en quelque sorte au sein d'un même auteur que le débat s'effectue. Alors que J.B. Clark, après sa conversion méthodologique, allait être à l'origine du développement de la pensée marginaliste américaine,Veblen, son élève, allait être l'un des pères fondateurs de l'institutionnalisme en même temps qu'il ouvrait la voie aux analyses actuelles mettant en avant l'aspect communicationnel de la consommation.
Au total, certains problèmes soulevés par des économistes d'hier n'ont rien perdu de leur actualité. La lecture de textes écrits par des représentants de l'économie en train de se constituer reste bénéfique pour l'économiste d'aujourd'hui. Le statut épistémologique de la discipline n'a pas fini de provoquer bien des interrogations; aussi, penser les savoirs économiques dans leur passé et dans leur genèse peut apporter des éclairages utiles. Réfléchir sur la nature de l'objet de l'économie politique ( et sur sa transformation) conduit à éviter de prendre comme allant de soi des méthodes et des outils d'analyse qui n'ont fini par s'imposer qu'après des débats entre des esprits de premier ordre.
Références bibliographiques
HURIOT J.M. - " La théorie économique et l'espace: une réconciliation ", in Connaissances économiques. Approfondissements. Textes réunis par Bernard LASSUDRIE-DUCHENE, Paris, Economica, 1998, pp. 163-188.