2/ VEBLEN ET LA CONSOMMATION OSTENTATOIRE A L'AUBE DU XXIème SIECLE.


 La consommation des ménages apparaît comme un 'fait social total'; en d'autres termes, les comportements de consommation sont la résultante de déterminations d'ordre économique ( revenus, prix, offres de produits...), mais aussi d'influences qui relèvent du contexte social, avec ses normes et ses groupes de référence, et de l'agent individuel, avec son histoire et son imaginaire. Cette pluralité de déterminants n'en facilite pas l'interprétation théorique; le point de vue strictement économique peut-il être exclusif ? La célébration du centenaire de la parution de la Théorie de la classe de loisir fournit l'occasion de revenir sur un aspect peu étudié par la littérature économique orthodoxe.

Les biens et services véhiculent l'identité sociale du consommateur; leur symbolisme social exerce une puissante influence sur les modes de consommation. Economistes, sociologues et anthropologues ont étudié les différentes facettes de cette dynamique sociale.

Thorstein Veblen reprochait à la théorie économique traditionnelle du consommateur de ne pas prendre en considération le jeu des influences sociales et d'ignorer notamment la dimension statutaire de la consommation. Dans la société américaine de la fin du 19 ème siècle, Veblen estimait que la richesse n'était pas suffisante en soi pour témoigner du succès économique, mais qu'il fallait encore en faire étalage par des comportements ostentatoires, c'est-à-dire en faire un usage démonstratif. Ainsi, le désir de parvenir à un certain statut social au sein d'une collectivité devient une motivation de la consommation de produits visiblement emblématiques de ce statut. La Théorie de la classe de loisir, publiée en 1899, reste une des références majeures sur le sujet; à un siècle de distance sa théorie de la consommation ostentatoire mérite d'être revisitée. Cependant, à l'aube du 21 ème siècle, on peut se demander si un ouvrage centenaire peut encore fournir des éléments d'analyse pertinents à la compréhension des problèmes économiques et sociaux d'aujourd'hui? Tels seront les deux axes de la démarche qui sera suivie.

I- Nul consommateur n'est isolé: la consommation sous le regard des autres.

Veblen dénonce toute interprétation qui n'attribue aux objets de consommation qu'une fonction purement utilitaire. Au-delà de l'évidence pratique l'auteur de la Théorie de la classe de loisir souligne les relations qui s'instaurent entre les aspects directement fonctionnels et les dimensions symboliques de la consommation. Ne voir dans un objet que ses propriétés physiques c'est ne considérer que son aspect le moins décisif.Tout objet ne s'épuise jamais dans son rôle premier, direct, apparent; c'est dans cet excès de présence, c'est dans sa fonction de discrimination sociale qu'il revêt sa signification plénière. Ce qui compte, pour l'individu veblenien, c'est d'être reçu et considéré, d'être vu avant que de voir. C'est donc dans sa fonction distinctive que l'objet doit être appréhendé pour que soit pleinement saisi sa signification réelle de support de prestige. Au vu de cet énoncé de base, la théorie veblenienne de la consommation ostentatoire se présente comme une construction complexe alliant variables économiques, psychologiques et sociologiques.

1. La problématique veblenienne de différenciation en termes d'interaction de prestige: ses composantes.

Les principaux aspects du système veblenien d'émulation pécuniaire peuvent être cernés à l'aide d'une triple décomposition analytique, bien que celle-ci ne fasse pas l'objet d'une exposition explicite chez l'auteur de la Théorie de la classe de loisir.

1° Lorsque les relations sociales sont soumises au
principe de rivalité pécuniaire l'individu tend à se mesurer positivement à l'aune des autres perçus comme des rivaux; il convient donc de s'en démarquer pour voir sa réputation socialement reconnue. Une logique de discrimination sociale est à l'oeuvre; il s'agit avant tout de se distinguer de la masse en appartenant à un groupe supérieur; il faut "rabaisser autrui par comparaison pécuniaire" ( Veblen, 1970, p.69).

Le sujet de la théorie économique demande un bien de consommation parce qu'il a " besoin" de lui. Autrement dit, les rapports sujet-objet peuvent être représentés par une ligne droite reliant l'agent individuel à l'objet. A cette conception linéaire l'effet de signe substitue une définition triangulaire avec le sujet, l'objet et les autres. Si on admet que l'essentiel des besoins est de nature relationnelle le sujet estime que ce n'est que par la médiation de l'objet qu'il signifiera aux autres son statut, sa position sociale. Le sujet a l'ambition d'être bien vu, d'être considéré. Dans cette analyse de la consommation ostentatoire veblenienne, tout s'articule autour des regards en provenance des autres que le sujet cherche à faire converger sur lui. Par delà les aspects utilitaires des objets et la spontanéité apparente des comportements l'important est donc de voir dans la consommation le signe d'un aspect de la hiérarchie sociale.

2° Cette recherche d'une forme d'exclusivité relative aboutit à souligner une autre dimension du système d'émulation et qui est directement liée à la première:
une logique de cherté.

La consommation ostentatoire, comme on l'a vu précédemment, confère un statut social plus élevé du fait de l'opinion des tiers. C'est moins le niveau absolu de la consommation qui est en cause que la situation relative de l'individu sur l'échelle de consommation des groupes de référence.

Les agents ne déterminent pas leur choix par rapport à la masse des objets produits, mais relativement aux objets déjà possédés par les individus avec lesquels ils entrent en relation. Il en est ainsi parce que la détention des objets confère une place dans la hiérarchie sociale. Les objets transmettent à autrui un message. Les objets vont se trouver classés les uns par rapport aux autres suivant leurs caractéristiques et, notamment, suivant leur coût. Plus ce dernier est élevé plus le message véhiculé par l'objet est susceptible d'avoir des effets bénéfiques pour son détenteur. Les conséquences du message sur le bien-être de l'individu dépendent étroitement du coût relatif de l'objet considéré. Le prix élevé d'un bien symbolise la puissance pécuniaire; il permet, ainsi, de valoriser la position sociale du consommateur. L'effet-Veblen se traduit par un coefficient d'élasticité de signe positif par opposition à la corrélation négative de la loi de l'offre et de la demande classique. La consommation ostensible est, par sa nature même, compétitive puisque pour être ostentatoire elle doit être plus chère que toute consommation rivale. C'est dire que le niveau de suffisance lui-même va être affecté par les habitudes de rivalité. Finalement, " la loi du gaspillage ostentatoire tient la consommation sous surveillance. Elle dicte un choix de règles qui maintiennent le consommateur à un certain niveau de cherté et de gaspillage" ( 1970, p.77).

L'effet Veblen est ainsi une dimension de l'argument de l'auteur relatif au jeu d'une logique sociale discriminante. Dans une société dominée par un système d'émulation pécuniaire le statut de l'individu dépend donc de sa situation dans la hiérarchie sociale. Toutefois, la problématique veblenienne de la consommation ostentatoire serait pas complètement exposée sans la prise en compte d'une logique de conformisme social. L'auteur de la Théorie de la classe de loisir est très clair à ce sujet. " On a déjà pris la précaution de le dire et de le répéter: si la norme qui règle la consommation est en grande partie l'exigence d'un gaspillage ostentatoire, il ne faut pas entendre par là qu'en toute occasion le consommateur s'en tienne à ce principe tout sec et tout simple. D'ordinaire il cherche à observer l'usage établi, à s'épargner les remarques désobligeantes, à se plier aux convenances, qu'il décide de la sorte, de la quantité, de la qualité des biens consommés, ou qu'il dispose comme il faut de son temps et de ses efforts" (Veblen, 1970, p. 77; également, p. 23 ). Chaque collectivité comme chaque groupe social sécrète ses normes de comportement à partir de ses conditions d'existence. Ainsi, les normes des classes aisées et défavorisées sont elles différentes. Quelles que soient ces normes, elles exercent une influence contraignante, par la sanction morale, sur les membres du groupe. En adoptant les conventions, modèles et usages établis chaque individu cherche à obtenir la reconnaissance de l'entité d'appartenance avec laquelle il s'identifie particulièrement. Ce désir de ressemblance aux autres s'inscrit dans une logique de conformisme normatif.

Une bonne part de la problématique veblenienne réside dans cet élément de l'argumentation et non pas dans l'effet Veblen étroitement défini selon lequel des produits sont demandés non pas en raison de la consommation des autres mais seulement en fonction de leur prix supérieur.

Ramener la catégorie de consommation ostentatoire popularisée par
Veblen à l'effet de ce nom, comme on le fait couramment, revient à tronquer la pensée de l'initiateur de l'institutionnalisme américain. Ainsi, dans son article célèbre " Bandwagon, Snob and Veblen Effects in the Theory of Consumer Demand " (1950) Harvey Leibenstein peut parfaitement, pour les fins analytiques qui sont les siennes, ignorer les éléments psycho-sociologiques de la consommation ostentatoire pour n'en retenir que l'aspect prix. Le problème est que sa démarche le conduit à présenter un ' bandwagon effect ' comme une catégorie conceptuelle distincte de la notion de consommation ostentatoire alors que dans son sens plénier veblenien cette catégorie est aussi le fruit de comportement de même type que celui décrit par le ' bandwagon effect'( Mac Cormick, 1986). Aujourd'hui la littérature économique dominante ( Bagwell et Bernheim, 1996), pour enrichissante qu'elle soit, continue dans cette voie.

 
2. Le jeu dynamique du couple différenciation / conformisme.

Pour en revenir à
Veblen, son analyse entend montrer la fonction d'assignation sociale que remplit la consommation. Par ses effets sur le statut, la consommation d'un individu influence fortement les rapports qu'il entretient avec les tiers. Dans cette perspective, la consommation ne peut plus être appréhendée du point de vue de la seule satisfaction individuelle de l'agent. Ce qui conduit Veblen à préciser que le besoin physique n'est pas un motif aussi déterminant qu'on le suppose généralement: " Si comme on l'a parfois soutenu, l'aiguillon de l'accumulation était le besoin de moyens de subsistance ou de confort physique, alors on pourrait concevoir que les progrès de l'industrie satisfassent peu ou prou les besoins économiques collectifs; mais du fait que la lutte est en réalité une course à l'estime, à la comparaison provocante, il n'est pas d'aboutissement possible" (Veblen, 1970, p. 23). La possession de l'objet apparaît comme discriminant social, comme élément de preuve permanent et tangible de la position sociale de l'individu. L'objet, en dernière analyse, opère davantage comme signe que comme moyen de la satisfaction d'un besoin. Les fins sociales de l'ostentation s'imposent à toute la société et déterminent attitudes et comportements. Ce type de conduite se remarque, d'abord, dans la classe de loisir ou, plus exactement, caractérise un élément particulier de la classe supérieure à un moment de l'histoire de l'Amérique. C'est une caractéristique du nouveau riche des Etats-Unis de la seconde moitié du 19 ème siècle. Les membres de cette classe s'élèvent sur le plan social en traduisant leur argent en symboles de statut, mais le font dans une situation sociale dans laquelle les symboles sont ambigus. Les schémas de consommation sont pour eux le seul moyen de rivaliser socialement. Cette consommation de signes n'est d'ailleurs pas le seul fait des couches supérieures, mais celui de toutes les autres strates sociales. Cependant, la classe de loisir, par sa situation au faîte de la structure sociale, contrôle tout le réseau des valeurs-signe. Aussi, toutes les valeurs vont-elles finir par se mesurer " à sa toise, et son train de vie fixe la norme d'honorabilité pour la société tout entière. Le respect de ces valeurs, l'observance de cette norme s'imposent plus ou moins à toutes les classes inférieures. Dans les sociétés civilisées d'aujourd'hui les lignes de démarcation des classes sociales se sont faites incertaines et mouvantes; dans de telles conditions la norme d'en-haut ne rencontre guère d'obstacles; elle étend sa contraignante influence du haut en bas de la structure sociale, jusqu'aux strates les plus humbles" (Veblen, 1970, p.57). Les usages et les opinions de la classe riche et oisive prennent le caractère d'un code établi qui dicte sa conduite au reste de la société. La production de discrimination statutaire se pose, chez Veblen, comme le principe d'analyse de la société dans sa totalité. Cela ne fait aucun doute pour la vie économique. " Si l'on met à part l'instinct de conservation, c'est sans doute dans la tendance à l'émulation qu'il faut voir le plus puissant, le plus constamment actif, le plus infatigable des moteurs de la vie économique proprement dit" ( Veblen, 1970, p. 74).

La consommation est sous le regard des autres. Elle se présente comme activité sociale illimitée car elle est fondée sur la production de matériel distinctif en fonction de laquelle les besoins se réorganisent selon une demande sociale de différenciation.

Lorsque le lien social est soumis à un principe de rivalité, logique de différenciation et logique de conformisme social sont en articulation étroite et produisent l'évolution des goûts et de la mode (
Rutherford, 1987). Dans le système d'interprétation veblenien les options de comportement d'un groupe social ne sont pas indépendantes des options des autres. Par la consommation en vue de la recherche d'un avantage statutaire les individus essaient soit de maintenir leur distanciation sociale actuelle, soit d'améliorer leur standing social par une mobilité vers le haut de l'échelle sociale. Les comportements économiques ostentatoires s'appuient sur les deux motifs mis en avant par Veblen: par la 'comparaison provocante' les classes supérieures cherchent à se distancer des autres; les individus d'un groupe inférieur se livrent à l'émulation pécuniaire parce qu'ils aspirent à être considérés comme membres d'un groupe supérieur au leur en prenant en référence son schéma de vie quitte à ne pas couvrir certaines nécessités premières. Les groupes sociaux leaders entendent conserver leur statut par une recherche d'exclusivité (logique de discrimination) et les groupes sociaux suiveurs essaient de rivaliser autant que possible avec les chefs de file pour tenter de combler une partie de la distance sociale qui les sépare des premiers ( logique de conformisme et d'émulation). Cependant, chaque effort pour combler le fossé social sera contré par la tentative des groupes qui font la course en tête de maintenir leur position relative.

Ainsi, la contradiction entre différenciation et conformisme n'est qu'apparente. Discrimination et conformisme s'inscrivent dans une ambivalence de comportements qui se présentent à la fois comme contradictoires et complémentaires. Ces comportements coexistent et sont en permanence en opposition créative. Le couple différenciation / conformisme social s'analyse comme un processus conflictuel dynamique.

Il faut évidemment aussi rappeler que les normes et niveaux de consommation sont évolutifs.

Pour Veblen la 'consommation pour la montre' n'est pas la seule méthode pour préserver ou asseoir sa réputation; la consommation improductive du temps en est une autre. Dans la société américaine de la fin du 19 ème siècle qu'étudie Veblen, le loisir est une marque de disponibilité de l'individu financièrement très favorisé vis-à-vis du travail productif. En ce sens c'est une information sur son statut social que chaque individu communique à autrui. A l'égal de la consommation en général, le loisir est le moment d'une production statutaire, non pas représentation de la lutte pour l'existence économique, mais, preuve d'insertion sociale pleinement réussie. Selon
Veblen, outre la dépense ostensible et le loisir directs, il convient de ranger au nombre des exposants majeurs de statut, la consommation et l'oisiveté exercée par personne interposée. Les femmes, les enfants, les domestiques auraient, entre autres fonctions, celle de témoigner du standing du chef de famille. C'est, par exemple le loisir de substitution requis par les convenances sociales dont la femme s'acquitterait par procuration au nom de son mari, celui-ci étant tenu par les conditions économiques de l'époque de gagner sa vie. C'est encore le luxe vestimentaire de la femme et de l'enfant qui refléterait le rang social du mari et du père; Veblen allant jusqu'à écrire que l'enfant dans la société moderne est un organe accessoire de la consommation ostensible. Par leur consommation comme par leur oisiveté ces diverses catégories témoigneraient de la richesse du maître de maison et, par là même, de sa puissance et de son rang social. Certains exemples pris par Veblen peuvent paraître quelque peu datés. Toutefois, il a bien perçu le fait que l'importance respective de ces différents éléments se modifie historiquement. La consommation va primer les premières formes de loisir: " La mobilité de la population, les moyens de communication exposent désormais l'individu aux regards de bien des gens qui n'ont d'autre moyen de juger sa réputation, les biens ( et peut-être l'éducation) dont il est capable de faire étalage" (Veblen, 1970, p. 58). Du fait du progrès technique, des économies d'échelle et des gains de productivité une partie de la consommation des groupes financièrement aisésdevient plus accessible aux groupes sociaux moins favorisés. Ce qui était objet de consommation statutaire à une époque devient objet de consommation courante à une autre.

De plus, la société de consommation donne à croire à un accès virtuellement identique pour tous aux biens et services produits, ce qui encourage les comportements d'imitation entre strates sociales. Toute consommation spécifique d'un groupe sera l'apanage de tous lorsqu'elle ne signifiera plus rien. Les classes favorisées doivent alors réagir à la déperdition des signes distinctifs antérieurs afin de maintenir une distanciation sociale. Les institutions, normes et usages établis sont notoirement l'objet de transformation et d'évolution. Il y a ainsi révision continue des standards de consommation à tous les niveaux socio-économiques. La compétition statutaire est un processus dynamique pour tous les groupes aux divers niveaux de la société.

 
II. La consommation ostentatoire mise en perspective thématique et théorique.

Au moment d'entrer dans le 21 ème siècle, la fameuse Théorie de la classe de loisir peut-elle encore fournir les éléments d'une grille de lecture? S'il n'est pas toujours aisé de prendre toute la mesure de la modernité des idées d'un auteur du passé, l'idée ici soutenue est que naturellement les objets de la distinction provocante et de l'émulation ne sont plus, à un siècle de distance, les mêmes, mais que nous sommes encore dans un ordre économique régi par des valeurs allant au-delà de la simple couverture des nécessités premières.

A. Actualité d'une catégorie conceptuelle pour le 21 ème siècle.

Les biens et services apparaissent valorisés du fait de l'information qu'ils communiquent aux autres quant au statut de leur possesseur. A l'aube du prochain siècle quel est le degré de pertinence des idées vebleniennes? Peuvent-elles nous aider encore, éventuellement recadrées, à mieux éclairer certains comportements de consommation? Une forme d'émulation continue à guider les pratiques des individus, groupes et sociétés dans leur ensemble. Au-delà des états-nations, on peut se demander si le processus d'émulation ne s'inscrit pas, de nos jours, dans un nouvel ordre mondial?

1 /. La fonction d'assignation sociale de la consommation aujourd'hui.

Les préoccupations liées au statut n'ont pas disparu dans les sociétés contemporaines; les formes peuvent en être différentes. La seule émulation pécuniaire n'est plus suffisante.

1° . De la seule ostentation à la quête d'identité.

L'achat de produits de luxe, comme le signalait
Veblen il y a un siècle, reste encore valorisant aujourd'hui du fait des caractéristiques matérielles et symboliques qui sont attachées à ces objets. Alors que la consommation liée au statut n'entre pas, pour l'essentiel, dans les schémas explicatifs de la théorie économique, la dimension statutaire de la consommation est pleinement reconnue dans le monde des affaires. Le Comité Colbert, par exemple, reconnaît que la recherche du statut est un des éléments clé de l'explication des comportements des consommateurs dans le secteur du luxe. Mais, c'est sans doute, le succès rencontré par les produits de contrefaçon des biens de luxe qui en sont un des meilleurs exemples. En effet, ce qui est valorisé par l'acquéreur de biens contrefaits c'est le seul prestige associé à la marque particulière et non pas les caractéristiques intrinsèques qui sont normalement attachées au produit de luxe. En d'autres termes, en achetant à bas prix un bien de contrefaçon de faible qualité le consommateur cherche à acquérir les seuls éléments statutaires associés au bien en question.

Par ailleurs, on sait que Veblen privilégiait le caractère pécuniaire de l'étalon statutaire et de l'estime; si les comportements ostentatoires de ce type existent toujours c'est plutôt à l'aune du développement personnel que le statut de l'individu tend actuellement à être apprécié. En cette année 1999, différentes campagnes publicitaires apparaissent à ce sujet particulièrement significatives; il en est ainsi du " Think different " d'Apple ou du " moi, je veux acheter comme je suis" ou" moi, je veux acheter comme je pense" de la Camif. Des aspects non-pécuniaires peuvent être recherchés au-delà des seules expressions de réalisation personnelle pécuniaire. Comme le remarque
Doug Brown, le développement personnel est "une nouvelle mesure de l'estime et de la bonne réputation qui si elle ne remplace pas la prouesse pécuniaire de Veblen est devenue un indicateur plus universel"( 1998, p. 49 ). Les consommateurs ont tendance à exprimer leurs aspirations de façon individuelle et ils tendent à sécréter leurs propres modes d'insertion sociale. Les analyses des sociétés contemporaines privilégient moins une classe de loisir en tant que telle que des groupes différenciés et des catégories analytiques telles les manières de vivre et de dépenser, l'image ou le style de vie. Tout groupe social se caractérise par son système de valeurs et ses pratiques de consommation statutaires spécifiques à sa culture . La consommation apparaît segmentée et les pratiques de marketing jouent sur la différenciation des cibles au sein de la société (Waller et Robinson, 1998). Pour répondre à cette volonté de se démarquer socialement, les entreprises doivent s'adapter et produire des séries plus limitées et faire preuve de souplesse et d'adaptation.

On peut remarquer, enfin, que Veblen, par son schéma d'interprétation selon lequel la réalité sociale se règle par la production de différences et de concurrence statutaire, annonce
Jean Baudrillard qui, au tournant des années 1970, voit la consommation, au-delà de l'apparence de décisions individuelles, enserrée dans un jeu de déterminations sociales. (Jalladeau , 1986). Par ailleurs, Pierre Bourdieu, souligne comment les comportements de consommation sont régis par l'habitus, cet ensemble de croyances et de pratiques spécifiques aux différentes catégories sociales ( par exemple, au niveau des formes et des produits de la consommation alimentaire).

Aujourd'hui,les analyses des comportements de consommation sont multiples; elles se distinguent notamment par l'échelle d'observation qu'elles privilégient ( mico-individuelle, microsociale, macrosociale). Aussi, la présentation succincte d'une démarche contemporaine peut être intéressante en contrepoint de l'analyse veblenienne proprement dite.

2°. Un essai d'analyse contemporaine de la dynamique globale de la consommation.

C'est dans une perspective générale plus large que le seul principe de rivalité pécuniaire que s'inscrit, par exemple, la stimulante analyse à laquelle se livre le directeur du Credoc dans la société des consommateurs ( 1996 ) .

Pour bien saisir toutes les facettes de la consommation
Robert Rochefort recourt, non seulement à la discipline économique, mais aussi à la sociologie et à la psychologie. A la dimension fonctionnelle du produit viennent, en effet, s'ajouter l'imaginaire du consommateur et la composante immatérielle de l' objet .

L'imaginaire du consommateur, associé à l'acte d'achat, dépend à chaque période des valeurs dominantes aussi bien que des incertitudes et des peurs qui harcèlent la société. Alors que l'imaginaire relève de l'individu, l'immatériel est une caractéristique de l'objet. La dimension immatérielle du bien de consommation c'est " tout ce qui lui est attaché, mais qui ne procure pas strictement un usage matériel et concret ". En bref, il s'agit de l'ensemble des caractéristiques de ce qui se consomme en complémentarité de la fonction d'usage. Ces éléments sont divers. Ils vont de l'évocation de la qualité à l'emballage et à la forme de commercialisation. C' est aussi le design et ce qu'il suggère, l'adéquation à la mode et au groupe social de référence. Ces trois logiques- fonctionnelle, imaginaire et immatérielle- interagissent; en fonction de leur jeu quatre époques de la société de consommation pourraient être distinguées.

a) Les décennies 1950-1960 furent caractérisées par une croissance forte avec une tendance à l'uniformisation et à la massification des comportements de consommation . La composante immatérielle de la consommation, de nature semi-collective, reposait sur l'idée d'ascension sociale des ménages par le biais de l'accroissement de l'équipement .

b) Les décennies 1970 et 1980 furent des décennies frime , de l'ostentatoire et de l'éphémère. Après les critiques de la société de consommation de mai 1968, les digues du contrôle social qui enserraient l'individu étant tombées, s'exprimèrent des aspirations différenciées qui se traduisirent par une expansion de la consommation fortement individualisée. La composante immatérielle de la consommation était fondée sur le plaisir immédiat. La conformité au moment présent augmentait l'obsolescence des produits. Ainsi, les marchés de biens durables échappèrent à la saturation .

c) Le basculement des années 1990 . Assailli par des inquiétudes de tous ordres (doute collectif, écroulement des anciennes idéologies politiques, morosité, guerre du Golfe ) l'individu cherche à être rassuré .

Depuis 1992-1993 un nouvel immatériel de la consommation se mettrait en place que
Robert Rochefort nomme immatériel de rassurance. L'accent est mis sur le durable, le recyclable et l'indémodable. La santé, l'écologie et l'association à des causes humanitaires ou scientifiques sont des thèmes en vogue. Ce sont les produits de consommation porteurs de ces signes qui connaissent la plus grande progression .

d) A la fin des années 1990, le consommateur commence à sortir progressivement du carcan de la seule rassurance. C'est ce que montre
Robert Rochefort dans un nouvel ouvrage ( 1997 ). Ce changement se manifeste par la redécouverte du sens de l'initiative et de la responsabilité sous l'influence des modifications relatives à l'emploi. Il faut faire face à une nouvelle donne: la sortie douloureuse de la société salariale et de son caractère, à certains égards, protecteur. Il est demandé à chaque membre de la société de ne plus attendre d'être pris en charge du début jusqu'à la fin de sa carrière, de faire preuve d'autonomie, de responsabilité. Ce nouveau mode d'organisation du travail fait sourdre un nouvel originaire qui viendra organiser autrement la consommation: c'est ce que Rochefort qualifie l'imaginaire du consommateur entrepreneur. Les nouveaux objets de consommation doivent répondre simultanément à des besoins professionnels et à l'épanouissement personnel. Le téléphone portable en serait le produit-type: l'autonomie et la responsabilité allant de pair avec la capacité de rester relié aux autres en permanence. Il y aura déclassement des différents temps ( de travail, familial et de loisir) et des divers lieux de vie. On entrerait dans l'ère du sur-mesure; il ne s'agit plus d'acquérir les mêmes produits que la masse mais de se procurer des biens spécialisés identitaires. Cela ne signifie pas que des comportements ostensibles n'existeront plus, mais que le principe d'explication veblenien ne suffit plus à lui seul.

En bref , les comportements de consommation paraissent, compte tenu des valeurs prédominantes, assez largement différenciés selon les époques.

2 /. Emulation et mondialisation: intégration des marchés de la consommation.

Il faut encore aller plus loin et se demander si le processus d'émulation ne s'inscrit pas, de nos jours, dans un nouvel ordre global?

C'était le capitalisme sauvage de "l'âge doré" américain qui faisait, il y a un siècle, l'objet des pénétrantes analyses vebleniennes de la classe de loisir. A l'aube du 21 ème siècle, il convient de dépasser les limites des états-nations et constater les manifestations mondiales du processus d'émulation. Les valeurs initiées par les pays développés de l'ouest tendent à se diffuser et à s'imposer dans le reste du monde; ce qui fait dire à
Paulette Olson que " l'hégémonie culturelle de l'ouest se substitue à la domination culturelle de la classe de loisir veblenienne du 19 ème siècle" (1998, p. 191). La capacité à rivaliser avec succès avec le monde occidental industrialisé ne se manifeste pas au niveau des seuls consommateurs, mais également au plan des méga-projets collectifs.

A la fin des années 1990, la mondialisation ne concerne pas les seuls échanges, investissements et marchés des capitaux; elle touche aussi lesmarchés des biens de consommation. Ses conséquences sont de deux types: l'un économique, l'autre social.

L'intégration économique accélère le passage à l'économie de mar- ché et accentue la diffusion et la pénétration des biens de consommation nouveaux par le biais de vastes campagnes publicitaires.

Au niveau social, l'intégration mondiale du marché de la consommation transgresse les limites locales, régionales et les frontières nationales. Ouverture des marchés, tourisme international, télécommunications, normes sociales et envies de consommation ont tendance à s'uniformiser. A l'échelle de la planète de nouveaux groupes tendent à se constituer. On parle d'une 'élite mondiale', de' classes moyennes planétaires', et même de ' jeunesse internationale' qui entendent suivre les mêmes schémas de consommation ( habillement, films, vidéos, musiques, vacances) et adopter les mêmes marques internationales. Dans cette logique qui se met en place, consommer comme les autres ce n'est plus seulement consommer comme son voisin, c'est vouloir se calquer sur le mode de vie des individus riches et célèbres que les médias poussent sur le devant de la scène. Le système dominant ferait que les populations les plus éloignées et les plus différentes à l'origine culturellement seraient enserrées dans les mailles d'un tissu social toujours plus serrées de telle sorte que l'on parle de village mondial. Les moyens de communication sont tels que les hommes ont l'illusion qu'ils sont plus proches les uns des autres. Ainsi, les divers groupes sociaux des pays en voie de développement, en fonction de leur ' capacité à payer ', cherchent à adopter les structures de consommation occidentales en acquérant des biens et services fournis par les firmes multinationales. Le but des nouveaux riches des PECO ( pays d'Europe centrale et orientale) et des nouveaux pays industrialisés, au-delà de l'accumulation classique en vue de l'investissement, est la consommation ostentatoire de produits de luxe.

 

L'abondance de la consommation peut certes être considérée comme une composante des progrès de l'humanité. La pierre d'achoppement est moins la consommation en tant que telle que ses modalités et ses effets. Le problème est que l'intégration évoquée est inégale. Les nouveaux biens et services sont offerts à tous, mais leur accès réel reste le privilège d'une ' élite mondiale'. Alors que celle-ci s'intègre effectivement dans un marché mondial, le plus grand nombre en est exclu. Alors que le symbolisme de la consommation contribue au renforcement des liens sociaux, la consommation peut avoir aussi un pouvoir d'exclusion. Dans la mesure où les valeurs d'une société se déforment et s'accroissent plus rapidement que le revenu des déséquilibres criants peuvent apparaître dans les modes de consommation. Ainsi, la part des revenus affectée aux produits de luxe et aux biens emblématiques de statut social amène à réduire la part du budget des ménages allouée aux biens essentiels tels que nourriture, santé, soins aux enfants, éducation...Ainsi, lorsque les normes sociales deviennent telles que le maintien à un haut niveau des dépenses de consommation et qu'une surenchère des dépenses pour montrer ostensiblement sa richesse est encouragée, le pouvoir symbolique de la consommation peut apparaître destructeur dans la mesure où les inégalités en termes de consommation approfondissent le fossé de la pauvreté et de l'exclusion. C'est ce que souligne un rapport récent du
PNUD lorsqu'il précise que certains aspects de la consommation obscurcissent les perspectives d'un développement durable pour tous ( Rapport mondial sur le développement humain 1998). Bien sûr, il convient de se méfier de toutes normes transculturelles; l'homme n'est jamais seul; il vit dans une société qui lui impose ses normes. Toute perspective naturalisante du social est insuffisante. elle débouche sur une " logique gestionnaire" qui ne peut s'appliquer dans les conditions normales de l'existence sociale, dominée par les biens symboliques ( G. Rist, 1996, p. 275 ).

Ainsi, bien que daté dans certaines de ses formulations, le point de vue recadré de Veblen sur la consommation ostentatoire continue à apporter encore certains éclairages alors que nous entrons dans le 21 ème siècle. Ces idées vebleniennes reconceptualisées peuvent aussi rendre compte de mega-projets civils ou militaires, privés ou publics. Le but de nombreuses élites dirigeantes est de faire de leurs capitales politiques ou/et économiques des images urbaines flatteuses du prochain siècle. Les édifices de Yamoussokro comme les tours de Kuala Lampur ne s'imposent pas par leur seule efficacité fonctionnelle; au-delà de leur justification strictement instrumentale, c'est l'ajout de leur dimension emblématique de statut qui permet de les comprendre en toute plénitude. The Economist (1996) a même pu parler 'd'indicateur d'érection' à propos de la réalisation de gratte-ciel de prestige répondant aux normes sociales mondiales et montrant une 'capacité à payer ', pour reprendre une fameuse expression de
Veblen. Les pressions exercées par la progression des dépenses emblématiques du statut social génèrent des tendances inquiétantes du point de vue du développement humain: hausse de la consommation de produits de luxe par rapport aux produits de première nécessité, exclusion sociale aux dépens de l'intégration. L'analyse rejoint ici celle de Celso Furtado, en d'autres temps, selon laquelle les groupes sociaux favorisés des pays en voie de développement tendent, par leur consommation de produits de luxe importés, à appauvrir leurs pays ( 1976 ).

En tant que tendance la mondialisation est certes incontestable. Cela ne signifie pas, pour autant, que les comportements de consommation seront, à un horizon court, entièrement uniformes. Les commercialisations de produits qui échouent en raison de la non prise en considération des modèles culturels nationaux et locaux le montrent à l'évidence.

B. La consommation ostentatoire, un phénomène négligé par la théorie économique.


Une dernière interrogation mérite d'être formulée: la consommation ostentatoire et le luxe sont-ils des catégories constitutives de la science économique?

Ils sont aujourd'hui largement ignorés par la théorie pure alors qu'ils constituaient des éléments majeurs d'une réflexion économique non encore enfermée dans un cadre conceptuel proprement scientifique.

Les travaux des ethnographes analysent les échanges qui se nouent à propos des biens de prestige ( potlach, par exemple). Historiquement, le problème du luxe et des comportements économiques ostentatoires a donné lieu à d'innombrables réflexions fondées, d'abord, sur des considérations morales, puis, socio-économiques.

Le luxe joue un rôle majeur dans le démarrage des échanges de l'Occident avec, notamment, les épices d'Orient et les métaux précieux des Amériques. Il occupe une place décisive dans la vie économique de la Renaissance.

Son importance dans la réalité économique se retrouve dans la place qu'il occupe dans les écrits du 16 ème au 18 ème siècles. Certains groupes sociaux le fabriquent, d'autres le consomment et en jouissent. Dans sa Fable des abeilles , Bernard de
Mandeville présente une vigoureuse défense de la consommation de luxe ( 1714 ). Au siècle suivant, John Rae montre l'importance de la visibilité dans les acquisitions motivées par la recherche d'un statut social. Si la célèbre expression de consommation ostentatoire sera forgée plus tard par Veblen, la reconnaissance du rôle de l'ostentation dans la consommation peut lui être attribué (Mason, 1998, p. 23). Alors que Mandeville soulignait les aspects positifs de la consommation ostentatoire pour l'économie globalement considérée, John Rae estimait qu'elle ne contribuait pas à la prospérité nationale. Du fait de ses aspects sociologiques le traité de Rae n'eut pas d'impact déterminant sur la pensée économique qui suivit la publication des Nouveaux principes .

Le luxe, catégorie clé des premières manifestations de la pensée économique, va se trouver ensuite exclue du coeur même de l'économie politique en train de se constituer au sein de la tradition épistémologique classique. A suivre
Michel Foucault, l'analyse de la production s'est substituée à l'étude des richesses des 17- 18 èmes siècles comme projet nouveau de l'économie politique. Tout emploi de la monnaie à d'autres fins que de faire de la monnaie n'apparaît pas rationnel. La dépense, sous forme de fêtes et de gaspillages ostentatoires, est la finalité de sociétés d'avant le capitalisme qui ne sont pas régies par la seule dimension économique. Si les préoccupations relatives au luxe et à la consommation ostentatoire ont quasiment disparu de l'économie en voie de constitution c'est que les initiateurs de la théorie économique ont voulu construire une théorie pure. Alors que la dépense somptuaire pouvait se lire à l'aune de l'excès des passions, c'est le principe de l'intérêt personnel sous sa forme d'accumulation illimitée qui se fait reconnaître comme auto-suffisant et qui exclut simultanément la nécessité du superflu dans une sphère économique coupée du reste du social. " La dépense non fonctionnelle devient irrationnelle. La consommation n'est que production pour la reproduction de la production" et Serge Latouche de préciser que " le luxe devient inutile pour le bon fonctionnement de l'économie de marché; dans une société industrielle, n'ayant plus de place dans la pratique, il n'en a plus dans la théorie" ( 1989, pages 50 et 49). En se moulant dans la production de masse, le luxe aisément ostentatoire disparaît du système théorique ricardien. Seuls Malthus et Sismondi émettront certaines critiques envers le système de pensée classique et reconnaîtront une certaine utilité aux dépenses de luxe compte tenu du caractère stimulateur de l'activité économique qu'ils leur reconnaissent.

A la suite des marginalistes, l'élimination de la consommation ostentatoire sera quasi-générale. Du point de vue marginaliste, toute consommation visant directement la couverture d'un besoin du consommateur est finale; la préférence individuelle est supposée indépendante des préférences des autres. Le fait que certains besoins ne puissent pas être considérés comme finals et qu'ils doivent être appréciés comme permettant la réalisation d'objectifs ultérieurs n'apparaît pas au centre de l'analyse. Toute exploration fine des motifs non strictement économiques sous-jacents au comportement du consommateur est perçue comme relevant des autres sciences sociales.
Paul-Antony Samuelson reconnaît que Veblen a montré de façon particulièrement nette qu'une partie de la motivation pour la consommation est liée au fait que d'autres ont ou n'ont pas les mêmes biens. " Les dépenses faites pour paraître, ' pour faire comme les Dupont ', le snobisme, la nécessité de sauver la face sont importantes dans toute estimation réaliste des habitudes de consommation" (1965, p. 288). Ayant reconnu ces influences, il les ignore, ensuite, de la même façon qu'Augustin Cournot l'avait fait un siècle plus tôt. L'auteur des Recherches note ainsi que " la demande croît en général quand le prix décroît". L'expression ( soulignée par nous ) se veut un correctif dans la mesure où il existe des produits de luxe qui ne sont recherchés qu'en raison de leur rareté et de l'élévation de leur prix. Cependant, il propose lui aussi d'ignorer " les denrées de cette nature qui jouent un rôle si peu important dans l'économie sociale que l'on peut se dispenser d'avoir égard à la restriction dont nous parlons" (Cournot, pp. 48-49 ). Cournot, généralement crédité de la première formulation des lois de la demande, légitimait ainsi par avance le peu d'intérêt qu'allaient porter, ensuite, les auteurs néo-classiques à la consommation liée au statut, à sa nature et à ses conséquences. Il s'agit d'éliminer, tant au 19 ème qu'au 20 ème siècles, du champ de la théorie économique les éléments susceptibles d'accroître la difficulté de formuler des lois universelles. Par le postulat de rationalité l'économie politique entend se constituer comme une branche des sciences exactes. Ce sont les exigences de la construction d'une théorie purement économique qui imposent la non-prise en compte de motivations qui sont déterminées, au moins en partie, par des éléments d'ordre culturel ou social.

Lorsque des hétérodoxes se saisissent du domaine d'étude, on a tendance à les tenir en marge et à ignorer leurs arguments en raison de leurs considérations sociologiques de prestige qui vont au-delà des concepts traditionnels d'utilité, de prix et de revenu. Il est vrai que les comportements de consommation statutaire et ostentatoire ne se prêtent pas aisément à une expression formalisée et quantifiée. L'économie dominante ne nie pas l'existence de tels comportements mais choisit de les ignorer au motif implicite qu'il est préférable d'avoir une théorie imparfaite mais utile qu' une interprétation plus fouillée mais qui n'aboutit qu'à une satisfaction de l'esprit.

Des tentatives ont été menées, cependant, dans différentes directions au cours du dernier demi-siècle. C'est d'abord,
Duesenberry ( 1949 ) et Leibenstein ( 1950 ) qui ont essayé de tenir compte analytiquement des interactions entre individus; mais, leurs tentatives sont restées assez largement à l'écart. Ensuite, la théorie de Lancaster semblait pouvoir présenter un cadre potentiellement intéressant pour la prise en considération des effets interpersonnels sur la formation des préférences; la perception des biens en tant que paquets de caractéristiques pouvait peut-être permettre de tenir compte d'éléments tels la visibilité sociale ou le prestige. Toutefois, les caractéristiques associées aux produits sont considérées comme des propriétés objectives, observables et quantifiables alors que dans les comportements ostensibles c'est l'opinion des autres qui fait qu'un produit présente un intérêt pour le consommateur à la recherche d'un statut. Douglas et Isherwood ont tenté d'aller au-delà de la théorie de Lancaster en associant économie et anthropologie sociale (1980 ). Dans les années 1990, Bagwell et Bernheim ont cherché à explorer les conditions de réalisation de l'effet-Veblen défini comme la disposition à payer un prix supérieur pour un bien fonctionnellement équivalent. Cependant, l'interprétation veblenienne de la consommation sous le regard des autres ne saurait être ramenée à une pure présentation mathématique, si brillante et stimulante soit elle. Finalement, l'analyse dominante continue à traiter la demande statutaire comme un problème périphérique et, en conséquence, ne propose pas d'interprétation théorique de ce type de comportement.

Remarques finales.


Les produits de consommation sont achetés aujourd'hui, non seulement pour des raisons fonctionnelles, mais aussi pour des caractéristiques latentes de statut et d'image que la consommation manifeste de biens emblématiques de statut social confère concomitamment à l'acquéreur. La consommation ostentatoire n'est pas un phénomène récent;
Thorstein Veblen, dans sa Théorie de la classe de loisir , dont le centenaire est célébré, soulignait déjà avec force la dimension symbolique et non seulement instrumentale d'une part des dépenses de consommation. La position que les économistes orthodoxes adoptent face au phénomène de consommation ostentatoire ne ferait pas difficulté si les ménages eux-mêmes n'étaient pas sensibles aux considérations symboliques et de statut, si le monde des affaires ne tirait profit des ventes des produits somptuaires, si les pouvoirs politiques ne s'y intéressaient pas pour des raisons macroéconomiques et fiscales et, si, enfin, des organisations internationales comme le PNUD ne s'en saisissaient du point de vue du développement humain. Une part de l'activité économique avec ses effets sociaux et politiques ne fait ainsi pas l'objet des explorations qu'elle mériterait.

Laissons au spécialiste anglais de la consommation ostentatoire les mots pour conclure: " La signification de la composante statutaire de la demande... est rarement si peu significative qu'elle puisse être entièrement ignorée, et souvent si significative que son exclusion de l'analyse de la demande rend certaines interprétations subséquentes du comportement de marché soit sans signification ou au mieux inexactes" (
Mason, 1998, p. X ) ou pour le moins incomplètes... Le fait que les hypothèses fondatrices de la théorie économique dominante esquissent un monde différent du monde sensible, ne l'empêche pas a priori de proposer des éléments interprétatifs et des pistes d'action, mais il n'empêche que le noyau dur du corpus économique tend à négliger les aspects statutaires de la demande. Compte tenu de la difficulté d'élaborer une théorie intégrée du comportement du consommateur et de la tentation de l'économie dominante de parvenir au statut de science dure, les appels pour une approche interdisciplinaire ont peu de chance d'être entendus et le champ d'étude en question restera en marge du coeur de la discipline. Mais, parce que la demande ne peut être totalement expliquée par la seule prise en compte des propriétés intrinsèques des produits, Veblen peut être considéré comme un pionnier de certaines réflexions actuelles soulignant le rôle communicationnel de la consommation (Renault, 1999, p. 282 ). L'auteur de la Théorie de la classe de loisir a, en effet, bien vu que l'individu communique en quelque sorte avec les autres en raison des caractéristiques symboliques informationnelles des biens.

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