2 /AUX ORIGINES DES THEORIES DE LA LOCALISATION
ou l'espace dans l'oeuvre de Richard Cantillon.

 

Le moment où se met en place la théorie de la localisation a une date 1826 et un titre Der Isolierte Staat . Si le mérite d'avoir jeté les bases de l'économie spatiale revient indéniablement à Johann-HeinrichVon Thünen les prolégomènes d'une pensée économique consacrée à l'espace peuvent être retrouvés chez des auteurs de la fin du 17 ème et du 18 ème siècles. Sans doute, le mot même d'espace n'était-il pas encore forgé, mais "le concept était vivant" (Dockès, 1969,p. 424). A cet égard l'Essai sur la nature du commerce en général publié en 1755 (1) est particulièrement significatif.

On reconnaît généralement l'importance des contributions de
Cantillon à la théorie de la banque (Murphy) et de la monnaie (Blaug, Bordo, Spengler, notamment). Ce qui fera dire à Robert Dehem que "tout en poursuivant les idées maîtresses de Locke, il anticipe les grands auteurs à venir" (1984, p. 61). Son mérite spécifique, peut-être moins largement reconnu dans la littérature anglo-saxonne (2), est d'avoir été l'un des premiers économistes à accorder de façon explicite une fonction déjà décisive au facteur spatial. Il est vrai que, dans la seule oeuvre de Cantillon qui nous soit parvenue, les développements propres à l'espace sont étroitement associés à des préoccupations d'ordre monétaire. Cependant, on trouve dans l'Essai les premiers éléments d'une démarche conceptuelle et analytique introduisant le facteur spatial aux divers niveaux d'une recherche. C'est une véritable théorie de la répartition de la population et de ses activités qui nous est d'abord proposée. Ensuite, Cantillon étudie les différences de prix dans l'espace et analyse les flux économiques entre la ville et la campagne ainsi qu'entre la capitale et les provinces. Cette circulation entre des pôles socio-géographiques il la croit susceptible d'amélioration par un raccourcissement de la longueur des circuits économiques dans l'espace. C'est selon ces jalons que seront présentés les aspects pertinents d'une oeuvre dans un domaine spécifique de la théorie économique.

 
I - UNE REPRESENTATION DU SYSTEME ECONOMIQUE INTEGRANT LE FACTEUR SPATlAL.


Les premiers chapitres de l'Essai sont consacrés à une étude de la répartition spatiale des hommes et de leurs activités. C'est toute une structure organisationnelle de l'espace national et de sa formation que nous présente
Cantillon:village, bourg, ville, capitale. Les principaux acteurs économiques (agriculteurs, marchands, manufacturiers, propriétaires fonciers ) occupent une position plus ou moins importante au sein de ces différentes unités rurales ou urbaines. Les flux de biens et de monnaie vont circuler entre des classes sociales situées géographiquement. Dans cette perspective la relation ville-campagne peut être considérée comme une possible trame de lecture du Commerce en général .

1. Localisation et dimension des marchés et des villes.

Après avoir constaté à partir d'observations concrètes et pratiques que les marchés se localisent au centre d'un sous-espace constitué de plusieurs villages,
Cantillon en étudie certaines caractéristiques. La richesse du texte mérite qu'on laisse s'exprimer l'auteur: "Un bourg étant placé comme dans le centre des villages, dont les habitants viennent au marché, il est plus naturel et plus facile que les villageois y apportent leurs denrées les jours de marché pour les y vendre, et qu'ils y achètent les marchandises dont ils ont besoin que de voir porter ces marchandises par les marchands et entrepreneurs dans les villages, pour y recevoir en échange les denrées des villageois. 1° Les circuits des marchands dans les villages multiplieraient la dépense des voitures, sans nécessité ; 2° Les marchands seraient peut-être obligés d'aller dans plusieurs villages avant que de trouver la qualité et la quantité des denrées qu'ils veulent acheter; 3° Les villageois seraient le plus souvent aux champs lors de l'arrivée de ces marchands, et, ne sachant quelles espèces de denrées il leur faudrait, ils n'auraient rien de prêt et en état; 4° Il serait presque impossible de fixer le prix des denrées et des marchandises dans les villages, entre ces marchands et les villageois. Le marchand refuserait dans un village le prix qu'on lui demande de la denrée, dans l'espérance de la trouver à meilleur marché dans un autre village, et le villageois refuserait le prix que le marchand lui offre de sa marchandise, dans l'espérance qu'un autre marchand qui viendra, la prendra à meilleur compte. On évite tous ces inconvénients lorsque les villageois viennent les jours de marché au bourg, pour y vendre leurs denrées, et y acheter les marchandises dont ils ont besoin. Les prix s'y fixent par la proportion des denrées qu'on y expose en vente et de l'argent qu'on y offre pour les acheter; cela se passe dans la même place, sous les yeux de tous les villageois de différents villages, et des marchands ou entrepreneurs du bourg. Lorsque le prix a été déterminé avec quelques uns, les autres suivent sans difficulté, et l'on constate ainsi le prix du marché de ce jour-là". (Cantillon, 1755, 6-7).

Ce sont ces motifs d'économie de transport et de temps, de minimisation des coûts d'information et de transaction qui sont avancés pour expliquer l'intérêt présenté par de tels marchés. Enfin, Cantillon perçoit comment ceux-ci constituent des zones d'influence et d'attraction dispensatrices de biens et services à l'espace rural environnant; en effet, de petits entrepreneurs et marchands sont incités à s'établir dans les bourgs où se trouvent les marchés. Il reviendra, deux siècles plus tard, à
Christaller de systématiser cette idée sous la forme du concept de place centrale et de proposer une théorie de la hiérarchie des villes fondée sur la nature des biens produits et distribués sur l'étendue de l'hinterland desservi.

Le passage du village au bourg se fait par l'introduction d'un marché. Le rayon des aires de tels marchés définit la zone d'influence de chaque bourg.

Une ville procède de "l'assemblage de plusieurs riches propriétaires de terres, qui résident ensemble dans un même lieu" (
Cantillon, 1755, p. 9). A cette première cause de la naissance des villes s'ajoute pour les plus grandes d'entre elles le rôle joué par la proximité des fleuves navigables ou de la mer en raison du moindre coût des transports par voie d'eau. L'importance de la ville sera à proportion du nombre et de la richesse des propriétaires qui y résident ou plus précisément de leur revenu net dans la cité. La dimension d'une ville est proportionnée "au produit des terres qui appartiennent ( à ces propriétaires), en rabattant les frais du transport à ceux dont les terres en sont les plus éloignées, et la part qu'ils sont obligés de fournir au roi ou à l'Etat, qui doit ordinairement être consommée dans la capitale" (1755, p. 9). Par suite, la richesse d'une ville dépend du produit des terres des grands propriétaires fonciers déduction faite des impôts et des frais de transport des denrées jusqu'à la ville. Il découle de cette analyse que lorsque la subsistance des citadins doit provenir de terres éloignées la ville ne saurait être d'une dimension aussi importante que lorsque ces denrées sont obtenues depuis les campagnes environnantes.

Enfin, la capitale se forme comme les villes "avec cette différence que les plus gros propriétaires de tout l'Etat résident dans la capitale; que le Roi ou le Gouvernement suprême, y fait sa demeure et y dépense les revenus de l'Etat ... ; que c'est ici le centre des modes que toutes les provinces prennent pour modèle..." (1755, p.9-10). C'est dire qu'une grande part des marchandises et des flux d'argent de tout le pays doit se retrouver à la capitale.

En dernière analyse, le coût de transport évalué en argent mais aussi en temps perdu - (le village est perçu comme le lieu de résidence où les temps de déplacement jusqu'aux terres sont les moindres) - apparaît jouer déjà un grand rôle dans le système d'interprétation de
Cantillon. Si l'on ajoute au facteur clé que sont les économies de transport une amorce des catégories de forces attractives et agglomératives c'est toute une analyse de la localisation et de la dimension des centres urbains qui est esquissée. Analysant la formation des villages, bourgs, villes, capitale, Cantillon perçoit l'aire nationale comme constituée de sous-ensembles d'aires d'une certaine situation et dimension, s'articulant les uns aux autres avec les zones d'influence qui en dépendent. C'est alors d'anticipation des analyses de Lösch dont il s'agit.

Cette étude de la localisation effectuée, l'analyse des flux de produit et d'argent au sein de l'économie nationale mérite d'être présentée dans ses grandes lignes non seulement parce que nous sommes en présence d'une des premières représentations du circuit économique (3), mais en raison de l'importance qu'y tient le facteur spatial.

2. Le circuit économique comme représentation de l'espace.

La circulation du produit physique et des flux monétaires repose sur une stratification sociale tenant compte de la localisation des différents acteurs économiques.

a) Des pôles socio-géographiques.

A suivre le critère d'indépendance proposé par
Cantillon, la société peut être divisée en deux grands groupes: les propriétaires fonciers qui sont indépendants et "les autres ordres et habitants qui sont à gages ou entrepreneurs" (1755, p. 25).

Parce qu'ils possèdent la terre les propriétaires fonciers (et le prince) détiennent potentiellement tous ses produits directs ou indirects; ils exercent une domination sur le travail dépendant quelle qu'en soit sa nature.

Dans la perspective de Cantillon il semble exister une certaine antériorité de la terre relativement au travail dans la formation des richesses; c'est que dans le monde économique la terre a la prééminence; "elle est la source ou la matière d'où l'on tire toute la richesse" (1755, p. 1). Ce groupe des propriétaires perçoit une rente foncière - absolue - en rémunération des locations de terre qu'il effectue.

Le travail dépendant est le fait des entrepreneurs qui sont à gages incertains ; le reste des actifs étant à gages certains.

Le terme d'entrepreneur apparaît, dans l'Essai , pour désigner celui qui combine entre eux les facteurs de production en vue de l'obtention d'un profit ; la caractéristique principale de ce revenu est l'incertitude puisque les dépenses de l'entrepreneur sont connues alors que les recettes exactes sont ignorées. La tâche de cet agent économique est d'interpréter les signaux du marché pour déterminer le niveau de sa production ou de ses activités commerciales. Chez
Cantillon, l'entrepreneur est fondamentalement "un producteur - anticipateur" (Aréna, 1984, p. 71). Fermiers, manufacturiers, marchands en gros et en boutique, voituriers, composent ce second groupe social; il faut leur ajouter, en outre, les "entrepreneurs de leur propre travail", c'est-à-dire les travailleurs indépendants et membres des professions libérales. Les fermiers notamment paient aux propriétaires des sommes d'argent fixes sans avoir la certitude des revenus qu'ils tireront de leur entreprise. Leurs activités se répartissent en produits de subsistance pour la satisfaction des besoins ruraux et citadins et en biens agricoles d'agrément destinés principalement aux propriétaires.

Le reste des gens à gages, enfin, offre son travail en contrepartie de revenus certains. Aux généraux, courtisans et domestiques donnés en exemple dans l'Essai il convient d'ajouter les employés des manufactures, des marchands en gros et des détailleurs, ainsi que les laboureurs employés par les fermiers.

L'image de la société donnée par
Cantillon exprime l'ambiguïté d'une période de transition (Cartelier, 1976, p. 118). Les phénomènes d'accumulation du capital, de salariat et de classe capitaliste ne remplissent pas encore un rôle prévalent dans l'économie décrite dans l'Essai . Il est révélateur que les pôles du circuit économique retenus par Cantillon sont les propriétaires fonciers, les entrepreneurs non agricoles et les fermiers. Ces trois groupes présentent comme caractéristique additionnelle d'être fortement localisés. Les unités urbaines sont le lieu de résidence des propriétaires les plus importants, ainsi que des manufacturiers et marchands. En revanche, les paysans doivent par nécessité vivre à proximité de leurs champs. On trouvera, également, en milieu rural, les artisans dont les cultivateurs ont un besoin constant pour leurs outils et matériel d'exploitation. Finalement, le schéma de circulation suggéré par Cantillon est largement constitué de pôles socio-géographiques; "la moitié des habitants d'un Etat subsiste et fait sa demeure dans les villes, et l'autre moitié à la campagne" (1755, p. 26).

b) Le circuit économique.

Dans l'hypothèse d'une économie fermée quelques lignes directrices peuvent être avancées quant à la dépense des diverses classes sociales.

Le produit agricole étant estimé à six unités de valeur, sa répartition se fait en trois parts égales. Un tiers revient à titre de rente - (non différentielle) - aux propriétaires fonciers qui assurent l'entretien des autres métiers de la ville. Un tiers reste à la disposition de l'agriculteur pour la couverture des frais d'exploitation et l'entretien du personnel. Le dernier tiers constitue le profit de l'entrepreneur agricole. Cette troisième rente n'est pas épargnée mais est dépensée par le fermier pour "faire profiter l'entreprise" (1755, p. 69). En d'autres termes, il y a autofinancement ; l'argent du fermier est relancé dans la production pour faire fructifier l'exploitation.

A la campagne les échanges s'effectuent en nature; ainsi,le 1/6 de la rente est utilisé au village sous forme d'échange de biens sans monnaie. La monnaie est nécessaire pour rémunérer le propriétaire (1/3 du produit) et pour payer les marchandises (1/6 du produit) que la campagne tire nécessairement de la ville (fer, draps, sucre, sel...). Or, "un tiers et un sixième font la moitié du produit : par conséquent il faut que l'argent comptant, qui circule à la campagne, soit égal au moins à la moitié du produit de la terre, au moyen de quoi l'autre moitié quelque chose moins, peut se consommer à la campagne, sans qu'il soit besoin d'argent comptant" (1755, p. 71).

Chez Cantillon, tous les groupes socio-économiques localisés ne sont pas sur le même plan ; ils montrent des différences de comportement. La circulation de la monnaie a pour point de départ la dépense des propriétaires fonciers qui utilisent les rentes payées sous forme de "gros paiements" à l'acquisition au détail de produits finis dans les villes.

Le groupe des entrepreneurs non-agricoles transforme les produits bruts de la campagne en biens manufacturés et assure le transport des marchandises en tenant compte des coûts et des risques de déplacement. Le phénomène d'interdépendance par l'échange est fortement souligné par
Cantillon. "Tous ces entrepreneurs deviennent consommateurs et chalands les uns des autres : le drapier du marchand de vin; celui-ci du drapier" (1755, p.30). De même, "les propriétaires ont besoin des autres habitants, comme ceux-ci ont besoin des propriétaires" (Ibid, p. 27).

Cette interdépendance, faite des relations marchandes, des classes sociales entre elles, est essentielle pour comprendre le niveau auquel se situe l'activité économique nationale. L'activité de la classe des entrepreneurs dépend des achats des propriétaires et des fermiers effectués sous forme de "petits paiements" (évalués à 3/6). Le moteur et la structure de la production sont commandés par la dépense des propriétaires (et des gouvernants) ainsi que par leur mode de vie. Dans cette économie "c'est aux propriétaires qui ont la disposition et la direction des fonds, à donner le tour et le mouvement le plus avantageux au tout. Aussi, tout dépend dans un Etat des humeurs, modes et façons de vivre des propriétaires de terres principalement..." (1755, p. 27). S'ils changent notablement leur mode de vie, par exemple, s'ils utilisent leurs revenus de façon qu'une partie de leurs terres soit détournée à l'entretien de chevaux superflus ou à l'agrément (parcs,...) les productions de subsistance se réduiront, le nombre des domestiques et artisans diminuera car les fermiers devront ajuster leurs activités à lademande. C'est ainsi "que les humeurs ou façons des propriétaires déterminent l'emploi qu'on fait des terres et occasionnent les variations de la consommation qui causent celles du prix des marchés" (1755, p. 36). Laboureurs et artisans ne disposent que d'un minimum de subsistance, seuls quelques riches fermiers et entrepreneurs peuvent participer au changement des structures de consommation par un effet d'imitation des couches supérieures. "Ils prennent toujours pour modèle les seigneurs et propriétaires des terres. Ils les imitent dans leur habillement, dans leur cuisine et dans leur façon de vivre" (1755, p. 36).

De l'activité des fermiers, enfin, dépendent les rentes de la classe possédante et le revenu des entrepreneurs (les besoins des gens à gages certains étant couverts pour l'essentiel par les biens de subsistance agricoles produits par les terres des propriétaires). Comme chez
Boisguillebert, c'est le produit agricole qui alimente le circuit économique, mais c'est le groupe des propriétaires-citadins qui par le niveau et la structure de sa dépense en permet le bouclage. Quant aux entrepreneurs leur rôle est de transmettre aux agriculteurs les commandes de la classe dominante ou plus précisément d'anticiper correctement cette demande.

Cantillon analyse les circuits d'échanges afin de déterminer quantitativement le volume de monnaie nécessaire au bon fonctionnement de l'économie. La quantité d'argent peut être plus ou moins grande dans un Etat "suivant le train qu'on y suit et la vitesse des paiements" (Ibid, p. 73). Si des auteurs comme Petty et Locke avaient déjà relevé l'importance de la vitesse de circulation de la monnaie,
Cantillon insiste, pour sa part, sur les facteurs qui la détermine.

Se fondant sur ses hypothèses relatives à la localisation des agents économiques et à l'absence d'épargne, Cantillon montre que le fonctionnement d'ensemble de l'économie peut permettre la reproduction du flux initial de dépense. Alors que
Quesnay ébauchera le rôle du surplus économique et de ses détenteurs dans le processus d'accumulation du capital, Cantillon ne considère l'accroissement du produit agricole que comme facteur permettant l'augmentation de la population. (4)

Le point important dans la perspective adoptée ici c'est que parallèlement au circuit "gros paiements - petits paiements" le schéma de circulation tient compte de la localisation des acteurs économiques et que les interrelations villes-campagnes ne sont pas négligées. "Toute la circulation se fait entre les habitants de l'Etat, et tous ces habitants sont nourris et entretenus de toute façon du produit des terres et du cru de la campagne... soit que cet argent sorte en partie de la ville ou qu'il y reste en entier, on peut le considérer comme faisant la circulation de la ville et de la campagne" (1755, p. 77). L'aspect dimensionnel est bien souligné chez Cantillon comme chez la plupart des auteurs du dix-huitième siècle alors qu'il sera largement oublié chez les classiques et les marginalistes.

L'activité économique est spatialement déterminée par deux facteurs : d'une part, les coûts de transport, de l'autre, la circulation monétaire qui est telle que la campagne est constamment débitrice de la ville (et la province de la capitale). Du fait de la rente versée aux propriétaires et de l'acquisition de produits finis nécessaires aux populations rurales la dette de la campagne envers la ville est évaluée à la moitié du produit des terres; cette balance se paie dans la ville par "la moitié des denrées de la campagne, qu'on y transporte et dont le prix de vente est employé à payer cette dette" (1755, p. 83). De même, "toutes les campagnes et toutes les villes et provinces d'un Etat doivent constamment et annuellement une balance, ou dette, à la capitale" (1755, p. 84) pour les raisons précédemment évoquées auxquelles viennent s'adjoindre les impôts versés à l'Etat et les dépenses d'éducation des enfants ou de séjour d'agrément de certains particuliers à la capitale. C'est par un déplacement de marchandises ou de monnaie que les balances villes-campagnes et capitale-provinces parviendront à l'équilibre.

Le jeu de la circulation monétaire et des frais de transport détermine le niveau des prix relatifs à la campagne et à la ville et, de ce fait, la localisation des productions.

 
II - ESPACE, PRIX ET PRODUCTION.

Dans l'Essai les développements propres à l'espace sont toujours mêlés aux préoccupations monétaires du banquier qu'était Cantillon; par suite, la cause précise des différences locales de prix est quelque peu voilée. De plus, l'analyse des prix débouche sur une ébauche de théorie de la répartition des activités économiques dans l'espace.

1. La différenciation des prix dans l'espace.

Il n'existe pas d'unicité de prix dans l'espace, mais une grande diversité qui est la base même des échanges.
Cantillon distingue d'abord la valeur intrinsèque des produits à côté de leur valeur de marché. La valeur intrinsèque d'une chose "est la mesure de la quantité de terre et de travail qui entre dans sa production par égard à la bonté ou produit de la terre, et à la qualité du travail" (1755, p. 17). Un bien peut être à valeur exclusive de travail (le prix d'une cruche d'eau en ville est la mesure du travail du porteur d'eau) ou de terre (le prix du foin d'une prairie). Si la valeur intrinsèque peut être considérée comme stable en longue période, la valeur extrinsèque (prix de marché) ne s'en éloigne jamais beaucoup. Bien qu'il n'y ait "jamais de variation dans la valeur intrinsèque des choses" (p. 18), il arrive cependant que plusieurs choses qui ont actuellement cette valeur intrinsèque, ne se vendent pas au marché, suivant cette valeur" (p. 17). Lorsque la circulation du produit n'est pas compétitive avec les offres et les demandes sur les différents marchés, les désajustements dans l'échange vont avoir une incidence sur les prix (5). Chez Cantillon, les facteurs explicatifs du niveau des prix relèvent d'un quantitativisme tempéré par des considérations d'ordre spatial.

Les différences de prix dans l'espace résultent d'une triple détermination :

1) La rareté ou l'abondance des biens offerts (p. 67);

2) La demande de biens,elle-même fonction des disponibilités monétaires et de la vitesse de circulation de la monnaie variables selon les milieux ruraux ou urbains; "les quantités d'argent qui circulent dans le troc, fixent et déterminent les prix de toutes choses dans un Etat, eu égard à la vitesse ou lenteur de la circulation" (p. 155) ;

3) La localisation des marchés et de leurs interrelations;les variations de prix enregistrées sur un "marché éloigné" soit dans l'économie considérée, soit à l'extérieur, ont des effets sur les prix actuels du marché considéré.

La possibilité de vendre des marchandises sur un autre marché a des incidences "sur le prix de celles qui restent" (p. 66). En soutenant l'identité des échanges interrégionaux et internationaux, Cantillon généralise son analyse en étendant son raisonnement au commerce extérieur. Les marchés éloignés peuvent toujours influer sur les prix du marché où l'on est : si le blé est extrêmement cher en France, il haussera en Angleterre et dans les autres pays voisins (1755, p. 68). Indépendamment des considérations monétaires, l'interaction des marchés fait que la différence des prix entre sous-espaces économiques s'explique par les frais et risques afférents au transport des marchandises.

Ainsi, l'inégalité des prix "dans la capitale et dans les provinces, doit payer les frais et les risques des voitures, autrement on continuera de transporter les espèces dans la capitale pour le paiement de la balance, et cela durera jusqu'à ce que la différence des prix dans la capitale et dans les provinces vienne à niveau des frais et des risques des voitures" (1755, p. 84).

Il y aura toute une progression des prix en fonction de la distance séparant les lieux de production des lieux de vente et de l'incidence des marchés éloignés sur les prix des marchés considérés. L'ensemble des échanges entre la ville et la campagne, entre la capitale et les provinces ou entre les économies nationales, repose sur l'hétérogénéité spatiale des prix.

Sur la base de cette différenciation des prix dans l'espace,
Cantillon infère deux séries de remarques qui feront partie intégrante des théories de la localisation des 19 ème et 20 ème siècles.

1) A qualité égale, les prix des produits s'élèvent progressivement, à proportion des coûts et risques de transport, des lieux de production aux zones les plus proches de la ville pour atteindre leur maximum dans la capitale. A cause de leur volume ou de leur caractère périssable, certaines marchandises difficilement transportables sur de longues distances sont, de ce fait, fort onéreuses dans la capitale et bon marché dans les zones de production.

2) Les aires d'approvisionnement situées près des façades maritimes et des fleuves navigables tirent profit des moyens de transport par voied'eau moins coûteux que les transports par voie de terre.

Ainsi, l'inégalité de prix dans l'espace est le résultat des variations de l'offre de produits et des quantités de monnaie qui tendent à se réduire, du fait des interdépendances entre les marchés, à des questions de temps et de coûts de transport.

2. La répartition des activités économiques dans l'espace.

Toutes choses étant égales les prix s'accrois- sant en fonction de la distance des aires d'approvisionnement, seuls font l'objet de transactions marchandes les biens dont la dimension du rayon de vente permet l'accès aux marchés urbains. Cantillon en vient à esquisser une théorie de la localisation des cultures et à préconiser une dispersion des activités manufacturières.

a) Centres urbains et zones de cultures.

La répartition des cultures autour des villes s'explique non seulement par les différences de prix entre le monde rural et le monde urbain, entre le prix du travail et celui de la terre, mais aussi par la plus ou moins grande facilité des transports.

Observant concrètement que le prix des marchés de la capitale "sert de règle aux fermiers pour l'emploi des terres à tel ou tel usage..."
Cantillon formule l'idée que "la meilleure disposition qu'on puisse faire des terres, ce serait d'employer les campagnes voisines de la capitale dans les espèces de denrées qu'on ne saurait tirer des provinces éloignées sans beaucoup de frais ou de déchet" (1755, p. 85). Certes, l'analyse de la répartition des cultures autour d'une ville en fonction des coûts de transport et du caractère périssable des produits sera précisée par James Steuart; à partir de la ville on trouvera successivement potagers, gras pâturages pour produits laitiers, labours, pâturages pour l'embouche, enfin, forêts et terres en friches (5). Par rapport à ces observations encore empiriques, l'Etat isolé constituera un puissant effort d'abstraction pour dégager des principes généraux expliquant la localisation des cultures et la délimitation des aires de marché. Si on ne trouve pas encore chez Cantillon une démarche aboutissant à une théorie des cercles concentriques, on trouve, cependant, dans l'Essai , la reconnaissance explicite du principe directeur de la répartition des cultures. En outre, le schéma spatial d'affectation des ressources culturales ne se limite pas à la seule agriculture ; il concerne aussi la localisation des activités industrielles.

b) De l'établissement des manufactures.


Le même critère d'économie de transport conduit
Cantillon à recommander des implantations manufacturières décentra- lisées eu égard aux avantages qu'en recueilleraient les provinces dans l'échange. Pour l'auteur de l'Essai , les balances commerciales villes - campagnes ou capitale-provinces sont en permanence déséquilibrées. L'infériorité des campagnes et des provinces dans leurs rapports avec la ville et la capitale s'expliquerait fondamentalement par le jeu des prix de la terre et du travail dont le niveau varie en fonction des localisations. La campagne échange une quantité trop importante de produit de la terre contre une quantité trop faible de travail; de même, "lorsque la province ne paie la balance que de ses denrées, qui produisent si peu dans la capitale par rapport aux frais de l'éloignement, il est visible que le propriétaire, qui réside dans la capitale, donne le produit de beaucoup de terre dans sa province, pour recevoir peu dans la capitale. Cela provient de l'inégalité de l'argent, et cette inégalité vient de la balance constante que la province doit à la capitale" (1755, p. 87).

Pour éviter le déficit de leur balance les provinces ne peuvent, cependant, qu'approvisionner la capitale, voire d'autres provinces (ou même d'autres pays). "Il faut nécessairement que des provinces éloignées envoient leurs denrées, malgré tous les désavantages des voitures et de leur éloignement... afin que les retours fassent le paiement de la balance due à la capitale". Dans l'esprit de
Cantillon ces denrées "seraient en grande partie consommées sur les lieux si on avait des ouvrages ou manufactures pour payer cette balance" (1755,p.87). L'implantation des activités industrielles en province devrait mettre un terme à ce déséquilibre structurel que traduit cette attraction des flux d'argent spatialement orientée.

Une double proposition peut être dégagée du chapitre V de l'Essai .

Les manufactures doivent être installées en fonction de la localisation des matières premières et non en fonction des débouchés. C'est dire que les activités industrielles relativement lourdes (outils de fer, d'étain, de cuivre) devraient être établies près des mines de charbon et des gisements en raison de coûts unitaires de transport élevés (matériaux bruts, vivres pour la population ouvrière citadine) par rapport à ceux des produits manufacturés.

Les activités industrielles légères (manufactures de drap, de linge, de dentelles...) pourraient être implantées sur des sites éloignés tant de la capitale que des voies d'eau. Au lieu d'être expédiés vers la capitale, les produits agricoles seraient consommés localement par les populations productrices attirées par les activités nouvelles.

Partageant une préoccupation commune aux auteurs de son époque,
Cantillon est hanté par la longueur et le coût des circuits économiques. Les balances entre aires urbaines/rurales et provinces / capitale étant structurellement déséquilibrées, il est conduit à préconiser la dispersion des activités économiques à défaut de pouvoir interdire aux riches propriétaires de vivre en ville! Naturellement toutes ces manufactures devraient écouler leurs fabrications hors des limites de la province d'origine. Il y aurait encore activité nécessaire de transport mais, à distance égale, les coûts, en raison d'une diminution de volume ou de masse, seraient cependant moindres pour les produits manufacturés que pour les matières premières et les subsistances des travailleurs.

Cette délocalisation des activités manufac- turières aurait, par ailleurs, pour résultat d'élever les rentes produites par "les terres éloignées" (1755, p.86) puisque la réduction des frais de déplacement contribuerait à l'accroissement des bénéfices. L'augmentation des revenus des propriétaires ne pourrait que favoriser le pays dans son ensemble par l'activité en cascade qui serait générée. La dispersion de l'industrie réduirait la dette provinciale vis-à-vis de la capitale, contribuant à limiter l'inégalité de la circulation monétaire dans les sous-espaces concernés.

S'il vante les avantages de la dissémination manufacturière, Cantillon n'est pas sans percevoir les limites de ses recommandations. L'introduction et le développement d'activités industrielles, d'une part, nécessitent "beaucoup d'encouragement et de fonds" et, d'autre part, exigent un temps qui peut être long pour devenir techniquement et économiquement compétitives.

Finalement, toutes ces analyses montrent comment les préoccupations spatiales de
Cantillon informent tout l'Essai sur la nature du commerce en général . L'auteur formule un problème qui ouvre des possibilités de développement. La démarche initiée par Cantillon pourra être poursuivie. Elle sera complétée par Steuart (localisation des manufactures) et systématisée à l'aide d'un corps d'hypothèses fortes par Von Thünen. Cantillon apparaît, ainsi, comme un précurseur de l'analyse de la localisation.

CONCLUSION

Si la théorie économique spatiale commence avec
Von Thünen, on peut en faire remonter les origines à Cantillon (7).
C'est par un processus d'abstraction que Von Thünen est parvenu à une première formulation analytique des problèmes de localisation, mais "le nombre des variables qu'il a retenu dans l'élaboration de son schéma s'avère très réduit en sorte que ses successeurs ne devaient y trouver dans leur oeuvre d'élargissement progressif, que des points d'appui limités". Dans la mesure où l'analyse de Cantillon "apparaît plus large et donc plus compréhensive, que celle de
Thünen", on peut se demander avec Claude Ponsard "si les progrès ultérieurs de cette économie n'auraient pas été plus rapides si les bases de son développement avaient été plus larges" (1958, p. 12). Quoi qu'il en soit, Cantillon a considéré la distance comme l'aspect décisif de l'espace économique et il a introduit de façon systématique la relation ville - campagne dans l'analyse. Si l'Essai n'a pas apporté une problématique de la localisation comme celle de l'Etat isolé il n'en demeure pas moins que le facteur spatial structure l'ensemble du système d'interprétation de Cantillon. Parce que les premiers éléments d'une démarche méthodologique introduisant de façon délibérée l'espace dans la théorie économique sont présents dans son oeuvre, Cantillon préfigure certaines analyses des héritiers de Von Thünen; par là même, il ouvre une voie bonne à suivre.

 

NOTES

(1) Toutes les références seront effectuées d'après la réédition de l'Essai proposée par l'I.N.E.D. (1952)

 (2) L'article de Robert F. Hebert (1981) devrait contribuer à favoriser cette reconnaissance.

La publication en langue anglaise de l'ouvrage de référence que Claude Ponsard a consacré à l'histoire des théories spatiales devrait aller dans le même sens (1983).

 (3) Schumpeter voit en Cantillon le premier économiste à avoir construit un tableau économique même s'il ne l'a pas en fait présenté sous la forme que lui a donnée Quesnay (1983, p. 312).

 (4) Dans un article introductif à l'Essai (1755), "Cantillon, l'économiste et le démographe", J.J. Spengler examine l'oeuvre de Cantillon sous l'angle de la population.

 (5) Sur la mise en évidence du rôle joué par le concept de valeur intrinsèque dans l'articulation des théories de la production et de l'échange il faut se référer à la contribution de R. Aréna (1984).

 (6) Sur la contribution de James Steuart à l'analyse spatiale on consultera le chapitre que Pierre Dockès lui a consacré dans son ouvrage de 1969.

 (7) Repérer une origine c'est identifier un problème et les premiers rudiments d'un système conceptuel. Il y a commencement lorsque les éléments constitutifs de la problématique nouvelle sont articulés.

Références bibliographiques

 

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