1 / JOHN BATES CLARK ET L'ECONOMIE THEORIQUE : du refus à l'acceptation*

 

John Bates Clark (1847-1938) fut le premier théoricien américain dont la réputation s'étendit hors des frontières des Etats-Unis. En la personne de Clark l'Amérique a été représentée dans le mouvement marginaliste international. Bien qu'ils aient évolué sur des terrains divers, et de manière différente, les noms de W.S. Jevons, C. Menger, L. Walras et J.B. Clark peuvent être, dans une certaine mesure, liés les uns aux autres. Comme l'anglais, l'autrichien et le français, l'américain peut prétendre, malgré la priorité manifeste de ses collègues, à une découverte indépendante du principe de l'utilité marginale. Si Jevons et Menger se sont surtout attachés à l'exposé général de la méthode nouvelle et à jeter les bases de son application à la théorie de l'échange, si Walras a consacré ses efforts à développer une théorie de l'équilibre économique général, J.B. Clark, pour sa part, s'intéressa, plus spécialement, au problème de la répartition des revenus. Il partage avec Walras la même finalité : apporter, en quelque sorte, une solution mathématique à la question sociale.

Pour les deux auteurs la solution de cette "question" dépend de deux types de considérations très différentes mais également essentielles; d'une part, d'ordre purement économique, de l'autre, d'ordre purement éthique. Résoudre la question sociale ce serait, en somme, pour Walras, déterminer les conditions : "1° de la production la plus abondante possible et 2° de la répartition la plus équitable possible de la richesse sociale entre les hommes en société." (1) Cette préoccupation se retrouve en des termes voisins chez
J.B. Clark : "la fin ultime de l'économie politique n'est pas le simple accroissement quantitatif de la richesse. La fin économique de la société est la réalisation de la plus grande quantité, de la plus haute qualité et de la plus juste répartition de la richesse". (2) Ce dernier a exploité la notion d'utilité marginale en posant les fondements d'une théorie de la productivité marginale de la répartition; mais, il saura dissocier moins rigoureusement que son collègue les considérations économiques des considérations éthiques. Par ailleurs, cet homme d'une seule controverse (avec Böhm-Bawerk sur le concept de capital) contribuera à la clarification des problèmes économiques en introduisant une distinction entre état stationnaire et état évolutionniste qu'il identifiait avec statique et dynamique. Le considérer comme le maître du marginalisme américain conduit à négliger l'ensemble de sa contribution théorique. Son apport au marginalisme étant bien connu (3) le but de cette étude sera de cerner l'évolution de sa démarche méthodologique. Les premières tendances de J.B. Clark suggèrent une influence possible sur la pensée de ThorsteinVeblen. Orientations initiales qui poussèrent ce dernier à étendre l'objet de la science économique à l'étude des dynamismes socio-économiques. Parallèlement, Clark devait revenir dans des voies plus traditionnelles et devenir le représentant le plus éminent de la théorie marginaliste américaine. A cet égard, 1899 marque une date clé dans l'histoire de la pensée économique aux Etats-Unis. Cette année est, en effet, celle de la parution de deux ouvrages de nature différente : The Distribution of Wealth et The Theory of the Leisure Class . Le maître et l'élève, malgré leur estime mutuelle, s'engageaient dans des voies divergentes. Clark se tournait définitivement vers ce qui allait devenir la nouvelle orthodoxie ; Veblen allait être l'initiateur d'un vigoureux courant dissident : l'institutionnalisme. Comme tous les autres marginalistes le premier tendait à rétrécir le champ d'analyse en faisant de l'économique une science technique alors que le second proclamait la nécessité de son extension pour lui conserver son statut de science sociale.

La publication de la Distribution of Wealth valut à son auteur d'être considéré comme l'un des plus grands théoriciens du début du vingtième siècle. Cet ouvrage est, à juste titre, regardé comme l'élément essentiel du système théorique de Clark. Cependant, dans la décennie précédente, il avait publié une Philosophy of Wealth qui révèle une figure peu connue des familiers de son oeuvre maîtresse ; elle tendait à établir l'économie sur une base morale. D'un ouvrage à l'autre, les généreuses aspirations réformatrices avaient cédé la place à l'optimisme le plus complet. Le critique originel des principes de l'économie politique classique s'était paradoxalement transformé en théoricien hypothético-déductif des plus traditionnels. La "conversion méthodologique" de
John Bates Clark mérite ainsi de retenir l'attention d'autant plus qu'elle manifeste l'instauration définitive du néoclassicisme aux Etats-Unis. En conséquence, notre dessein sera de situer son attitude face au problème méthodologique :

1° en montrant brièvement que la Philosophie de la Richesse est l'oeuvre d'un adversaire des théories classiques, jugeant d'un point de vue critique le fonctionnement du système capitaliste ;

2° en dégageant , ensuite, les apports méthodologiques de la Distribution de la Richesse , c'est-à-dire en situant les orientations théoriques de l'auteur par rapport à celles des trois grands marginalistes européens ;

3° en recherchant, enfin, les éléments explicatifs de sa conversion. Ce qui nous conduira à préciser le contexte doctrinal d'une oeuvre représentative d'un théoricien libéral et optimiste, qui se fait l'avocat du système concurrentiel après l'avoir initialement tant décrié.

 

I LA PHILOSOPHIE DE LA RICHESSE OU LES CONDITIONS D'APPARITION DE L'ANALYSE NEOCLASSIQUE AUX ETATS-UNIS.

Ce premier ouvrage paru en 1885 constitue un recueil d'articles antérieurement publiés entre 1877 et 1882. C'est une critique de l'économie politique classique en même temps qu'un bref essai de reformulation des principes fondamentaux de la science économique.

1. La critique de l'économie traditionnelle.


Le système d'économie classique repose, à la fois, sur une conception erronée de l'agent économique individuel et de la structure économique.

a)"Le ricardianisme", dans la terminologie de
Clark, est d'abord, défectueux dans ses prémisses . Les hypothèses à la base du raisonnement scientifique ne sont pas suffisamment en accord avec les faits. Par suite, les conclusions qu'en déduit le théoricien sont "incertaines" car elles peuvent ne pas se trouver vérifiées dans la réalité. Ce que Clark critique ce n'est pas tant la méthode logique du raisonnement économique que l'inadéquation des prémisses avec les "faits de la vie" et, notamment, les "hypothèses se rapportant à la nature humaine". La créature hypothétique qu'est l'agent économique individuel est trop mécanique et trop égoïste, C'est dire que la théorie classique repose sur une certaine conception de l'homme : l'homo oeconomicus. Par suite, tout le système théorique est un système idéal et c'est, par conséquent, "une pure question de chance si ses résultats sont corrects ou non". (4) La seule prise en compte dans l'analyse de "forces perturbatrices" n'est pas suffisante pour rectifier l'incertitude des axiomes résultant d'une conception inexacte de l'homme. En d'autres termes, les inadéquations sont fondamentales car les seuls mobiles d'intérêt personnel d'ordre strictement matériel sont insuffisants pour expliquer l'activité humaine. L'action de l'homme n'est pas guidée par la seule rationalité, mais également par des émotions et des contraintes imposées par la société. Par ailleurs, l'être humain est animé de mobiles supérieurs tel que le sentiment intérieur de la justice, lequel constitue "la force centripète" de la société économique et dont l'action est "permanente et croissante avec le temps et la civilisation". (5)

Il propose de renouveler le fondement des études économiques quant au comportement des individus et les grouper en enrichissant et diversifiant le comportement sommaire de l'homo oeconomicus. Dans le système de Clark, un équilibre entre altruisme et intérêt personnel apparaît comme une condition non seulement de la maximisation du bonheur individuel, mais également du fonctionnement efficace de toute société.

Une science économique qui se voudrait pleinement explicative des faits de la vie réelle des hommes devrait reposer sur une étude scientifique de l'action des divers mobiles. En d'autres termes, il est essentiel d'établir la certitude des prémisses à partir desquelles des conclusions d'égale certitude pourront, alors et seulement, être déduites. Cependant, Clark reconnaît que la difficulté d'asseoir le raisonnement économique sur un fondement psychologique plus réaliste, c'est-à-dire sur une"étude anthropologique adéquate", demandera beaucoup de travail et de temps.

Si la connaissance des hommes est le commencement de la science, la connaissance de l'organisme social est l'objectif suprême d'une vraie science économique. (6) Portant leur attention sur un aspect unique de l'homme, les économistes n'ont par ailleurs, pas assez considéré la société dans son unité organique. Ces marques d'historicisme s'expliquent probablement par l'influence exercée sur la pensée du jeune Clark par l'enseignement de ses maîtres aux Universités d'Heidelberg et de Zurich. (7)

b) Le second principe fondamental de la construction économique ricardienne - la libre concurrence individuelle- a perdu, dans la situation actuelle, sa portée générale. La vraie concurrence, aux yeux de
Clark, consiste fondamentalement en une "rivalité salutaire dans la satisfaction du public". Dans le système contemporain elle a tendance à perdre sa vraie nature pour se transformer en un processus de marchandage entre interlocuteurs inégaux, c'est-à-dire en une sorte de combat. "Le système concurrentiel a eu sa jeunesse, son bel âge, sa décadence..., il a produit un mouvement de consolidation et de monopole."(8) La concurrence tend à se détruire elle-même par son propre mouvement et par le jeu de l'intérêt personnel. Constitution de grandes entreprises, opérations de concentration, d'une part, regroupements de travailleurs sont les éléments dominants du capitalisme contemporain. En d'autres termes, la solidarité du capital ,d'un côté, et du travail, de l'autre, révèlent des changements fondamentaux dans les rapports économiques. La concurrence de type individuel, base de l'économie politique traditionnelle a, dans bien des domaines, cessé d'être déterminante. Ayant perdu son principe régulateur, la société se trouve dans un état transitoire et chaotique."Chose du passé", la concurrence doit même totalement disparaître car elle était "dans les derniers temps incapable d'engendrer la justice. Le régulateur alternatif est la force morale - vieille force économique ultra-orthodoxe - "qui est déjà en action" (9).

 

2. De ces considérations la pensée de Clark aboutit à une appréciation pessimiste du système de répartition.


Les intérêts cristallisés des capitalistes et des travailleurs s'opposent dans une lutte aveugle ; les rapports de force décidant seuls de l'issue de l'antagonisme. Le travail emploie des méthodes "irrégulières" dans sa lutte contre le capital; ce dernier utilise des méthodes"impérieuses". Du fait de la tendance générale à la disparition de la concurrence individuelle, du fait du pouvoir inégal entre employeurs et travailleurs, une certaine forme d'exploitation du travail semble possible. L'apparition de syndicats ouvriers et d'unions de producteurs se livrant à un "ignoble combat pour le profit personnel" , l'équité dans la répartition du produit social n'est plus assurée.

J.B. Clark, dans son souci de donner plus de justice au régime social existant, avance alors quelques propositions de réforme en vue d'une rénovation sociale : développement des valeurs éthiques du marché maîtrisant le progrès économique, institution de procédures d'arbitrages, création de coopératives de production, voire un certain partage des profits.

Ces quelques thèmes majeurs tirés de la Philosophie de la Richesse sont en opposition la plus frappante avec les positions ultérieures de la Distribution de la Richesse . On peut d'abord, paradoxalement, remarquer qu'elles ne sont pas sans présenter une certaine analogie avec celles de la dissidence institutionnaliste dont
Veblen fut la voix dominante.

John Maurice Clark, ensuite - cet agent de liaison très représentatif entre les marginalistes et les institutionnalistes (10) - doit, lui aussi, beaucoup aux premiers écrits de son père. N'était-il pas conduit, en effet, à considérer tous les aspects de la réalité économique et l'ensemble des conditions fondamentales de l'action humaine et des institutions ? En conclusion de son étude sur les rapports entre la statique et la dynamique il précise, notamment, que la société devra être nécessairement conçue "comme un ensemble organique et non comme la somme mécanique des conséquences d'actes théoriques de libre-échange".

Ainsi
Thorstein Veblen et John Maurice Clark tendront à rappeler, chacun à leur façon, que l'économie est une science sociale alors que John Bates Clark, se tournant dans la direction opposée, insistera sur les aspects les plus techniques d'une économique conçue de façon très étroite.

Il devait consacrer tous ses efforts à dégager les implications du principe de l'utilité marginale dont il avait posé les linéaments, parallèlement à la critique méthodologique, dans son premier ouvrage.

La théorie prévalente de la valeur reposait sur une conception erronée de l'utilité et de son rôle dans l'échange. Si
Menger forgea l'expression "l'importance de la moindre des satisfactions", si Jevons utilisa la notion de "degré final d'utilité" et Walras, "l'intensité du dernier besoin satisfait", J.B. Clark recourut, pour exprimer la même idée, au concept "d'utilité effective". Son énoncé du concept d'utilité marginale n'a pas, cependant, la précision de ceux d'un Menger ou d'un Jevons, lesquels ont consacré une bonne part de leur ouvrage fondamental à sa formulation minutieuse. La valeur, remarquait Clark, est une mesure de l'utilité. L'utilité à considérer étant moins l'utilité absolue que l'utilité "effective" mesurée par les "modifications dans les conditions subjectives de l'individu". Bien qu'elle soit un phénomène subjectif et individuel il la rattachait, néanmoins, curieusement, à sa conception organiciste de la société. La valeur de marché étant "une mesure d'utilité effective par la société considérée comme un tout organique". Ce recours à un organicisme diffus obscurcissait d'ailleurs l'analyse plus qu'elle ne l'éclairait.

A l'époque où il la formulait pour la première fois, aux environs de 1880, il ne connaissait ni les recherches antérieures de J
evons, Menger et Walras, ni celles de leurs prédécesseurs (11). C'est pourquoi il peut être considéré comme ayant apporté sa propre pierre à l'édifice marginaliste.

La Philosophie de la Richesse contenait de fécondes suggestions incomplètement élaborées. Au cours des années qui suivirent il a exploité le principe marginaliste, en jetant les bases d'une théorie de la productivité marginale de la distribution dans une série d'articles. Rompant définitivement avec ses premières tendances, il en vint bientôt à élever la discipline économique au rang de la théorie pure en développant une économie statique préalable nécessaire à une étude dynamique des processus économiques.
Clark entreprenait la modernisation de ce qu'il appelait "l'antique orthodoxie"de l'économie classique.

 

II - LA DISTRIBUTION DE LA RICHESSE OU LES FONDEMENTS THEORIQUES DE LA SCIENCE ECONOMIQUE MODERNE.


Dès sa préface
J.B. Clark nous invite à voir dans son second ouvrage un travail constructif et non polémique. Le ton est ainsi donné. Le changement d'état d'esprit est révélateur d'un changement des objectifs et de méthode : fonder la théorie sociale sur l'économie pure.

 

L'article qu'il donna à la Revue d'Economie Politique en 1890 est significatif de cette modification d'opinion : "si par l'effet des lois économiques naturelles, il arrive que certains hommes gagnent la richesse que d'autres ont créé, alors c'est que la société est fondée sur un principe de vol. Si chaque homme gagne ce qu'il a bien créé, en ce cas, il n'y a plus de question de répartition à résoudre : la distribution du revenu social devient un simple corollaire de la production"(12).

La recherche et la détermination des lois naturelles gouvernant la création et l'emploi de la richesse constituent l'ultime objet de la science économique. A cette fin, la compréhension des mécanismes d'une économie concurrentielle idéale s'avère un préalable indispensable à toute étude d'économie pratique. Dans le but de parvenir à des conclusions d'une grande généralité,
J.B. Clark conçut les avantages méthodologiques qu'il pouvait retirer d'une recherche abstraite fondée sur un minimum d'hypothèses indépendantes de considérations historiques et institutionnelles.

Il avait le sentiment que l'économie ne pouvait progresser qu'en procédant du simple au complexe. "Les faits primitifs et généraux concernant l'industrie, laquelle dans un sens large, est la création de la richesse, ont besoin d'être connus avant que les faits sociaux puissent être étudiés avec profit ; par conséquent, un exposé des principes de l'économie politique doit commencer par la présentation d'un corps de vérité indépendant de la politique et de la sociologie." (13) Sur ce point Clark rejoint
Walras qui, dans sa Théorie mathématique de la richesse sociale , avait déjà posé le même problème en des termes voisins : la solution de la question sociale dépend de la construction de la science sociale. "L'amélioration et le perfectionnement pratique de notre état social actuel... impliquent la connaissance théorique des conditions normales d'une société idéale".

Pour élaborer les lois fondamentales d'une situation "normale", Clark recourut à la théorie pure et à la méthode hypothético-déductive de ses prédécesseurs. Le théoricien doit distinguer :

1° les lois économiques universelles que l'étude des principes dominant la vie d'un homme isolé doit permettre de découvrir ;

2° les lois de l'économie sociale. Ces dernières pouvant se décomposer à des fins analytiques, d'une part, en lois de l'économie sociale statique, c'est-à-dire celles qui agissent dans une société stationnaire, et, d'autre part, en lois de l'économie sociale dynamique laquelle prend en compte les phénomènes perturbateurs laissés de côté par la statique.

Une science sociale qui ne traiterait pas de l'évolution serait tout à fait insatisfaisante, puisque changement et mouvement sont de l'importance la plus haute ; il n'en est pas moins vrai que les forces de changement ne peuvent être comprises sans une connaissance préalable des forces de l'équilibre". (14)

Le seul grief qu'il fait à
Ricardo est de ne pas avoir réalisé qu'il avait abordé les rivages de l'économie statique. Ce que l'analyse ricardienne a accompli" inconsciemment et imparfaitement c'est la séparation des forces statiques et dynamiques". (15) A cet égard, Clark, de manière traditionnelle, souligne, à maintes reprises l'analogie étroite entre la science économique et la physique. Jevons assimile les lois de l'échange aux lois de l'équilibre des leviers (16); pour notre auteur la compréhension de l'action des changements dynamiques ne saurait être atteinte que par l'étude préalable des règles du jeu de la seule concurrence, "de même que l'effet du vent sur l'océan ne peut être apprécié que par la connaissance préliminaire de l'action de la fluidité" (17). C'est pourquoi il convient de créer, dans un but scientifique, un état statique imaginaire. Par ce procédé, à l'image de la mécanique, les forces de l'équilibre pourront être établies. Ce qui permettra, ensuite, d'appréhender les forces du mouvement.

 
1- Les bases du système théorique de J.B. CLARK : statique et dynamique.

Toute interprétation implique un processus de simplification. La méthode statique permettra d'effectuer un tri entre les multiples phénomènes agissant dans une économie réelle. Simplification provisoire, et, pourtant essentielle, en vue d'une explication dynamique.

 
a) De la théorie statique.

L'expression" économie statique" demande un éclaircissement. Elle désigne une situation comportant propriété privée, liberté d'initiative, mobilité du travail et du capital (18). Situation qui se réaliserait "si la population était constante, si le capital restait fixe en quantité, si les méthodes de production ne changeaient pas, si le mode d'organisation de l'industrie se perpétuait sans altération, et si les besoins des consommateurs ne variaient jamais tant en nombre, qu'en nature et intensité". (19)
Clark utilisait la fiction de l'état stationnaire en tant qu'outil d'analyse. L'étude statique considère un processus qui simplement se reproduit. Il y a mouvement mais pas changement, fonctionnement mais pas évolution.

La complexité des processus économiques exige que leurs composantes soient isolées, séparées afin que leurs effets respectifs soient appréhendés. Ces divers éléments doivent être, en outre, idéalement protégés de toutes les influences perturbatrices afin que leurs conséquences

propres soient bien perçues en tant que telles. Le type idéal est une stylisation qui accentue les traits essentiels ; le cas pur n'est pas seulement le plus facile à analyser, c'est celui qui révèle les vérités économiques fondamentales. Par ses intuitions concernant la "forme", l'arrangement idéal" il rejoint Von Wieser (20) qui remarque explicitement qu "'isoler" et "idéaliser" sont les deux modes d'opération à la disposition du théoricien.

 
L'état statique hypothétique est une situation vers laquelle la société tend à chaque instant sous l'influence de la concurrence. En soulignant que la seule voie possible pour parvenir à une vraie loi de répartition est d'établir comment l'offre et la demande opéreraient sous un régime de concurrence pure, il rejoint ses collègues marginalistes et, par-delà, les grands classiques .
Walras, pour sa part, considère comme acquise la valeur du principe de concurrence :"laisser-faire, laisser- passer voilà le principe supérieur de la production et de la richesse sociale... que l'économie politique a toujours défendu". (21) Par ailleurs, John Stuart Mill avait déjà souligné que l'économie politique ne pourrait prétendre obtenir un caractère scientifique qu'en adoptant le principe de concurrence et il ajoutait : "c'est avec raison que l'économiste pense que c'est là son domaine propre"(22).

 
La structure du système économique est ainsi considérée comme celle d'une économie purement concurrentielle dont tous les éléments perturbateurs ont été éliminés. La concurrence, unique régulateur, permettra d'établir des principes d'une grande exactitude scientifique et d'un degré élevé de généralité.

L'efficacité de la concurrence résulte de façon logique et naturelle du comportement normal des individus recherchant leur intérêt pécuniaire.
J.B. Clark fait partie de ces auteurs qui ont fait écrire à Schumpeter (23) qu'il y avait une alliance historique évidente entre la théorie de l'utilité et la philosophie utilitariste. Jevons est, sans aucun doute, un des marginalistes qui donna le plus l'impression que la théorie de l'utilité marginale dépendait de prémisses hédonistes. Le problème économique étant la recherche du "plaisir maximum", il s'agit de se "procurer la plus grande somme de ce qui est désirable avec la moindre dépense de ce qui est non désirable". Consacrant sa théorie de l'économie politique à la détermination de la mécanique de l'intérêt individuel et de l'utilité il alla jusqu'à écrire que "le plaisir et l'effort sont indubitablement l'ultime objet du calcul économique"(24) . Clark, pas plus que Jevons, ne distingue le principe marginaliste de l'hédonisme. Caractérisant l'intérêt personnel de l'homme comme "la recherche du bonheur en général", il définit le coût comme "une peine ressentie" et l'utilité comme le "plaisir conféré". (25) Dans ses Essentials of Economic Theory , il précisera : " tous les hommes demandent aux richesses matérielles le plus de satisfaction positive qu'ils peuvent". Le mobile essentiel que l'on peut exactement qualifier d'économique" est le désir d'accroître son bénéfice." L'économie politique "suppose une poursuite générale de la richesse". (26)

S'il peut être soutenu que la science économique moderne est indépendante de toute base hédonistique, qu'elle n'est qu'une stricte logique des choix, il n'en reste pas moins que l'agent individuel du système théorique de Clark, se présente sous les traits du fameux homo oeconomicus traditionnel, qu'en d'autres temps il avait si critiqué. Il n'abandonne pas fatalement, cependant, l'altruisme ainsi que "le sens de l'équité et l'action positive de la loi", ces attributs auxquels il accordait précédemment tant d'importance. Mais, si ce sont là encore des forces dont l'économie sociale doit tenir compte, il n'en reste pas moins qu'un des fondements de la science économique est "le mobile plus égoïste, le désir de s'assurer le plus grand bénéfice net possible par la création des richesses". Dans sa recherche théorique, ses références aux autres composantes de l'activité humaine ne seront plus que de simples concessions de pure forme. Il adopte, finalement, une position hédoniste conventionnelle et retient le postulat utilitariste selon lequel l'utilité subjective est susceptible d'évaluation quantitative rationnelle. Pour reprendre l'expression de
John Maurice Clark, sa théorie de l'utilité repose sur "une passion irrationnelle pour une rationalité sans passion".

De même, si son oeuvre maîtresse est toujours imprégnée d'un organicisme social diffus, cette perspective autrefois prévalente, n'apparaît plus remplir ici, qu'une fonction superficielle, seconde, périphérique. S'il ne postulait pas "l'individualisme rigoureux" (27) d'un
Walras, son système théorique n'en repose pas moins, pour l'essentiel, sur une base méthodologique individualiste. Il réalisait tout le bénéfice qui pouvait être retiré d'une explication économique fondée sur des actes individuels de choix. Finalement, sa conception organiciste n'est pas un point de passage obligé de son appareil conceptuel. Il percevait l'avantage analytique d'un raisonnement économique reposant sur une base individualiste.

Les lois statiques de la science économique sont ainsi largement indépendantes de l'organisation culturelle ou sociale ; elles ont vocation à l'universalité. Ainsi, la "loi de la productivité marginale du travail, détermine in vacuo un résultat parfaitement idéal"(28). La prise en compte des relations socio-économiques entre les apporteurs des moyens de production était inutile, le fonctionnement autonome du système déterminant les rémunérations respectives des facteurs. La théorie de la répartition avancée par
J.B. Clark s'insère dans cette tendance prédominante à éliminer les "connotations de classes des diverses catégories économiques", que remarquait Schumpeter (29).

Cette statique fait, par hypothèse, abstraction des forces de mouvement qualifiées de simples "frictions" ou de facteurs "perturbateurs". Or, il n'y a pas de société historique qui ne fasse l'objet de changement dans la forme et la nature de son activité économique. Ce qui conduit notre auteur à envisager une perspective dynamique.

b) La dynamique économique.

Traiter de la statique n'était pas une "erreur", mais une simple limitation qui pourrait être partiellement surmontée par l'introduction progressive d'éléments additionnels dynamiques selon un processus théorique d'approximations successives. La statique apparaît alors comme un préalable indispensable à la dynamique, "ce champ d'investigation infiniment fructueux" (30) dont le trait caractéristique est le "réalisme". Elle incorpore, en effet, "dans son entier l'économie historique" (31). Les changements qui s'opèrent seront étudiés à l'avenir de façon inductive aussi bien que déductive. Mais, l'ampleur de la tâche est telle que des "générations de travailleurs devront s'y employer". (32) C'est dire que
John Bates Clark n'en posera que les premiers jalons dans sa Distribution of Wealth avant d'y revenir, huit ans plus tard, dans ses Essentials of Economic Theory .

Les lois dynamiques reposent sur les conclusions de la statique. Par un procédé d'abstraction décroissante, des prémisses supplémentaires réalistes, c'est-à-dire les éléments de friction, seront successivement introduites dans le raisonnement, dépouillées de tout élément accidentel afin d'étudier leurs conséquences directes. Les influences qui troublent l'équilibre statique pourraient paraître fort diverses . Néanmoins, ces changements peuvent être, selon Clark, regroupés en cinq types généraux :

1° l'accroissement de la population; 2° l'augmentation du capital; 3° les transformations des méthodes de production; 4° les changements dans le mode d'organisation des unités de production; 5° les modifications dans les besoins des consommateurs. L'esprit de l'analyse dynamique de notre auteur peut être brièvement rapporté à l'aide de quelques propositions simples :

1°) les influences statiques qui attirent sans cesse la société vers sa forme naturelle sont toujours fondamentales et le progrès n'a nullement tendance à les supprimer (33), c'est dire que les éléments de friction n'invalident en aucune manière les principes eux-mêmes.

2- Lorsque les cinq types de changement agissent de façon conjuguée leur influence tend à se neutraliser et la forme effective de la société se rapproche de la forme théorique statique. "Valeurs, salaires, intérêts et profits sont alors beaucoup plus près de ce qu'ils seraient sous l'influence de la seule concurrence que ce ne serait le cas si moins de forces perturbatrices ne s'exerçaient" (34) Finalement, les lois dynamiques ne servent qu'à corriger légèrement les lois statiques. "La forme réelle d'une société hautement dynamique gravite relativement autour de son type statique, sans toutefois s'y conformer jamais"(35). La concurrence apparaît ainsi comme le régulateur efficace de l'organisation économique. Aux critiques du régime existant
Clark répond tout simplement -semblant oublier ses propres positions antérieures-, qu'il reste à l'économie dynamique à prouver que la concurrence est une force impérissable. "Si les consolidations de l'époque actuelle changent le mode de son action elles ne la détruisent pas ; par conséquent, elles n'invalident nullement une théorie qui en suppose l'existence" (36). En d'autres termes, les dérogations aux principes posés par la théorie ne sont pas aussi grandes qu'on aurait pu le penser ; l'action des lois économiques statiques demeure prépondérante. Clark décrit une société dans laquelle l'activité économique s'organise parfaitement à travers le mécanisme auto-régulateur d'un marché libre. Il a, cependant, pleine conscience de n'avoir esquissé qu'un cadre général de recherche pour l'étude de la dynamique estimant, avec Jevons (37), que l'établissement d'un système complet est une question de temps et de travail.

Si la clé de la statique est le problème de la détermination des niveaux d'équilibre, la clé de la dynamique, pour
John Maurice Clark, est l'étude du processus qui ne tend pas visiblement vers un équilibre statique stable et définissable. L'étude des "frottements" dynamiques nous conduit au problème des procédés de marchandage et de négociation. En conséquence, il propose d'élargir le champ d'étude, de modifier le caractère de l'analyse et, non pas, d'affecter, seulement des adaptations à la statique. C'est pourquoi, enfin, un néo-institutionnaliste, comme Ben B. Seligman (38), appréciera la dynamique de J.B. Clark de la même façon que Veblen l'avait fait, soixante ans auparavant, c'est-à-dire comme une étude théorique des conditions de rétablissement de l'équilibre résultant des seules variations quantitatives des variables. On est loin de la Philosophy of Wealth où Clark attribuait à l'économiste la tâche d'étudier les "forces sociales comme elles sont ou comme elles seraient dans le proche avenir" (39).

Reposant sur une base parfaitement concurrentielle, l'économie pure étudie, à titre essentiel, les aspects mécaniques des phénomènes économiques. Clark étudie la théorie de l'équilibre statique.

 
2°) CLARK et la méthode scientifique.


Quant à la méthode, la science économique doit être déductive, les conclusions tirées des prémisses étant théoriquement vraies. Cependant, "les changements qui s'effectuent devront s' étudier à l'avenir aussi bien inductivement que déductivement".

Pour Jevons comme pour Walras si l'économique veut prétendre à un réel statut scientifique le raisonnement par analogie doit être dépassé ; elle doit s'exprimer au moyen d'équations véritables comme toutes les autres sciences qui ont atteint un caractère systématique. D'une part,l'analogie entre science économique et science physique pousse à l'introduction des mathématiques dans le raisonnement économique."Si l'économie pure...., c'est-à-dire la théorie de la richesse sociale considérée en elle-même,est comme la mécanique, comme l'hydraulique, une science physico-mathématique, elle ne doit pas craindre d'employer la méthode et le langage mathématique", remarque
Walras (40). D'autre part, le principe de la valeur d'échange étant de nature mathématique, le recours à ce langage est, non seulement utile, mais encore, nécessaire. Dans sa préface de la seconde édition de sa Théorie de l'Economie Politique Jevons (41) reconnaît explicitement que le caractère mathématique de la science était une condition à peu près indispensable à tout progrès réel de la théorie. De son côté, Walras (42) note que la valeur d'échange, fait principal commun à la richesse sociale, était un fait de nature mathématique obéissant à des lois mathématiques qui ne pouvaient être énoncées et démontrées scientifiquement qu'à la condition d'être énoncées et démontrées mathématiquement.

Cette position, maintes fois réaffirmée, de l'absolue nécessité au recours explicite à la notation mathématique, ne se retrouve pas chez
J.B. Clark. Connaissant sa valeur comme élément de démonstration, il ne lui attribuait pas, pour autant, un caractère aussi impératif. Conscient des relations entre le calcul et les formations du principe de productivité marginale, il écrivait à Walras, en 1896, qu'en comparaison avec les travaux du maître de Lausanne, "les parties mathématiques de ses recherches étaient peu développées, mais qu'il pensait faire à l'avenir un plus grand usage des modes de pensée et d'expression mathématique".(43) C'est à la méthode graphique qu'il recourait le plus fréquemment. Il est plus proche de Menger dont les illustrations étaient simples et de caractère numérique.

De plus, l'autrichien estimait hors de propos d'entrepren- dre une vérification par une méthode inductive des déductions a priori de la théorie pure.
Menger précisait que "le test de la théorie exacte de l'économie par la méthode empirique est simplement une absurdité méthodologique, un manque de reconnaissance de la base et des présuppositions de la recherche exacte". (44) Prise de position qui ne saurait être plus opposée à celle de Jevons pour qui la collecte et l'étude systématique des données statistiques revêt une importance majeure. Certes, pour l'anglais, avant toute tentative de recherche factuelle, des notions théoriquement exactes sont nécessaires, mais "la science déductive de l'économie doit être vérifiée et rendue utilisable par la statistique purement empirique". L'économique ne deviendra progressivement une science exacte que lorsque les"statistiques commerciales seront complètes et plus parfaites qu'elles ne le sont actuellement". Finalement, c'est l'absence d'un système parfait de statistiques qui constitue le seul obstacle insurmontable à faire de l'économie une science exacte (45). Entre ces deux extrêmes se situe la position de Clark. Pour l'étude statique il n'entend entreprendre que l'élaboration d'une théorie pure. Il précise seulement qu'il ne sera pas fait d'études statistiques , ne contestant pas, comme Menger, l'utilité d'incorporer à la théorie la réalité des faits. Principalement préoccupé par la construction des bases d'une économie abstraite de la répartition, un travail empirique de vérification lui apparaît moins urgent. En revanche,"la connaissance des causes du changement économique étant incomplète, son approfondissement par le recours à la méthode statistique sera une des tâches essentielles des prochaines générations d'économistes" (46). Si la théorie pure de l'économie dynamique, en tant qu'analyse "qualitative des phénomènes de changement" doit être aussi déductive que l'économie statique, dont elle prend comme données les conclusions, il reste encore à effectuer un travail de vérification et de mesure. En d'autres termes, lorsque les lois dynamiques de l'économie politique seront scientifiquement établies il conviendra, ensuite, de "mesurer les effets d'influences particulières qui agissent sur la société" (47). Et c'est cette partie inductive du travail qui absorbera le plus, à l'avenir la recherche scientifique.

Certes,
John Bates Clark s'est mis en route plus tardivement que ses grands contemporains qui sont allés, selon leur propre voie, plus loin que lui. Présentant malgré tout des idées voisines des leurs il eut le mérite généralement reconnu de poser les fondements d'une théorie de la productivité marginale de la répartition. Tandis qu'il n'abordait pas les mêmes problèmes, on peut noter une correspondance approximative de ses propositions méthodologiques avec celles d'un Jevons ou d'un Walras. Ils se rejoignaient sur la question du domaine de la théorie économique dans sa forme pure et, à un moindre degré, sur les relations entre la théorie pure, l'emploi des mathématiques et la vérification empirique. Certes, la formulation méthodologique du maître du marginalisme américain restait très en-deçà de la conception scientifique quasi-friedmanienne de Stanley Jevons. Elle n'en avait pas la rigueur et, à certains égards, par ses références répétées aux "lois naturelles"pouvait sembler quelque peu désuète. Il participe néanmoins au mouvement général de progrès analytique et méthodologique de son temps. S'il essaie d'établir les règles de la répartition du produit social, non plus sur des principes moraux, mais, à l'aide d'indications strictement économiques, il sera, cependant, moins avisé que ses collègues en tirant des conclusions éthico-politiques de ses théories.

 
III- REMARQUES FINALES ET SITUATION DOCTRINALE DE L'OEUVRE DE J.B. CLARK.


En 1899,
Clark considérait comme de simples influences perturbatrices les phénomènes économiques et sociaux qui, dans son premier ouvrage, lui étaient apparus jouer un rôle essentiel dans la structure sociale et, par là même, devaient entrer dans le champ d'analyse. Par quel cheminement la concurrence, d'abord si décriée en raison de son incapacité à rendre compte des phénomènes de "l'industrie sociale" et à "réaliser la justice" (48) est-elle devenue, quinze ans plus tard, un "merveilleux mécanisme social" (49) assurant, non seulement l'efficacité économique, mais, encore, l'équité sociale par un seul fonctionnement sans entraves? En d'autres termes, la concurrence n'était pas seulement considérée en tant qu'instrument d'analyse, mais également comme le cas "normal" de la réalité historique.

Comment interpréter l'apparente conversion méthodologique d'un auteur qui pose les fondements d'une théorie pure de la répartition selon des prémisses et une méthode si analogues à celles qu'il proposait primitivement de rejeter? Quelles raisons peuvent expliquer un tel changement d'attitude? Les aspirations réformatrices avaient-elles cédé la place, avec la maturité, à des positions plus conservatrices ? L'humaniste imbu d'un fort sens moral s'était-il mué en libéral optimiste ? Ou est-ce simplement un changement de problématique, le passage de la philosophie politique à l'analyse économique impliquant un changement de point de vue ?

Toute tentative d'explication est nécessairement spéculative. La vérité n'est sans doute pas univoque. Seul un examen systématique de ses oeuvres nous permettra d'avancer quelques indications pouvant apparaître comme éléments de réponse.

D'abord, Clark nous dit lui-même que son premier travail n'était pas conçu pour servir d'introduction adéquate à sa recherche théorique (50). D'autre part, dès les premières pages de la Philosophy of Wealth , il avait reconnu le caractère indispensable du travail théorique pur, l'importance des "vérités fondamentales". L'appréhension des principes fondamentaux "aura toujours une valeur incalculable en soi" car "elle éclairera les questions sociales les plus pressantes". Même lorsqu'il présentait la concurrence comme une "mêlée confuse", il reconnaissait en elle "une méthode dont l'analyse est aussi importante que toute étude d'économie pratique" (51). D'autre part, une masse de faits ne pouvant servir par eux-mêmes à fonder une théorie, il critiquait l'école historique pour son défaut d'utilisation de la méthode hypothético-déductive (52). Reconnaissant ainsi la valeur de la théorie il fut tout naturellement conduit à développer les implications des jalons analytiques qu'il avait posés dans son premier ouvrage. Estimant, finalement, que le progrès scientifique comme la nature ne fait pas de sauts et s'inscrivant, par là-même, dans la tradition de sa discipline il entendait développer le legs méthodologique classique quitte à introduire de nouveaux principes d'analyse. Tout effort de reconstruction doit nécessairement s'inscrire dans la tradition qui n'est pas seulement respectable mais encore indispensable. Ayant, d'une part, une forte propension pour la construction théorique (53), pris, d'autre part, par le flot montant du marginalisme international, Clark, représentant américain du nouveau courant de pensée, approfondit simplement les idées qui lui valurent très tôt une considération mondiale.

Mais il allait plus loin. Inquiet de l'intense mouvement de concentration qui s'effectuait aux Etats-Unis, dont les effets les plus évidents de l'économie et l'exploitation, le maintien de la concurrence lui apparut plus que jamais nécessaire "en tant qu'agent de répartition et comme le seul moyen sur lequel nous puissions compter pour s'assurer un large rendement à répartir" (54). Homme modéré, déplorant que l'intérêt dresse les travailleurs contre la classe capitaliste, il estimait que s'il est humainement possible de proposer des réponses équitables à la"question sociale", à la détermination des revenus, et en particulier, des salaires, "aucun travail scientifique ne serait plus bénéfique". En effet,"les questions si elles sont résolues de façon juste tendent à l'ordre public, si elles le sont de façon erronée conduisent au communisme, et si elles sont laissées sans réponse mènent à l'agitation et au péril" (55). Il ne fait aucun doute que les développements de ses intuitions marginalistes et l'élaboration de la théorie de la productivité marginale de la répartition participent du souci de réfuter les thèses marxistes de l'exploitation ou plus spécialement les idées d'
Henry George. Qu'en stricte logique économique des conclusions morales ou politiques ne se déduisent pas de façon nécessaire de l'analyse en termes de productivité marginale ne change rien. Si l'on admet, avec Walras (56), que le caractère de la science proprement dite est le désintéressement complet de toute conséquence avantageuse ou nuisible avec lequel elle s'attache à la poursuite de la vérité pure, alors des considérations apologétiques n'étaient pas étrangères à la pensée du maître américain. De ce point de vue la Théorie de l'économie politique de Jevons était un essai mieux réussi de jeter un "cordon sanitaire" de neutralité éthique autour de l'économie (57). Entre la reconnaissance des vertus de la structure d'analyse néoclassique et l'idée que si le monde réel lui ressemblait tout serait pour le mieux, le fossé n'est pas considérable et Clark l'a franchi allégrement. Si J.B. Clark participe au mouvement général d'amélioration des outils d'analyse et de progrès méthodologique, entourant ses travaux d'un halo éthique, il offrit une cible de choix aux traits critiques d'un Thorstein Veblen.

Clark est avant tout un homme passionné de justice et d'équité. Il est intérieurement partagé par des tendances multiples. Il cultive la passion de la théorie. Entretenant les plus estimables intentions d'asseoir l'économie politique sur des bases solides et, en particulier, de fonder scientifiquement une théorie de la répartition, il n'a pu taire un seul moment la passion éthico-sociale qui le déchirait. Son objectif est d'établir les idées économiques sur un fondement moral, en même temps que, par l'analyse, il entend leur donner une assise suffisamment ferme afin qu'aucune critique ne parvienne à les ébranler. Son originalité consiste bien davantage dans le choix de ses arguments, sa démarche, son expression que dans les propositions qu'il avance. Celles-ci forment l'état, dressé depuis longtemps, de la doctrine libérale orthodoxe. La foi en ces thèses était telle que son dessein est de les établir sur une base plus ferme grâce à une méthode scientifique. Mais laissons Clark s'exprimer : "les traits essentiels du système d'affaires peuvent être préservés, mais exigent une rare combinaison d'intelligence et de détermination, requièrent une politique... guidée par la connaissance des lois économiques". (58) Il s'agit de connaître plus scientifiquement une économie qui sera progressivement transformée par la mise en oeuvre de la science. Clark comme
Walras mettait l'accent sur le bon fonctionnement du système concurrentiel. La monopolisation de l'économie lui apparaissait comme le phénomène le plus grave qui pèse sur l'avenir de la société économique, "l'action de la loi naturelle se trouvant positivement viciée". Si la concurrence devait être éliminée l'innovation s'arrêterait, la répartition serait faussée et conduirait à des maux dont seul l'état socialiste pourrait nous délivrer. Ce n'est pas parce qu'il semble accorder au socialisme une potentielle signification libératrice qu'il faudrait en déduire qu'il souhaitait sa venue. Bien au contraire, l'élément dynamique de la vie économique dépend de la concurrence que le pouvoir de l'Etat, seul, peut restaurer et préserver. Lorsque les conditions de la concurrence ne sont plus réalisées, J.B. Clark, libéral, se refuse à laisser-faire. Au cri de : "restons socialistes, c'est-à-dire progressistes", de Walras, (59) on pourrait de façon analogue prêter à Clark l'allégation : "restons libéraux, c'est-à-dire optimistes" ; le second rejoignant le premier pour affirmer "devenons économistes, c'est-à-dire savants. Gardons la foi et acquérons la science". De l'humaniste tourmenté au théoricien libéral son oeuvre reste imprégnée d'un doux optimisme qui n'a pas totalement disparu de la littérature économique américaine.


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( *Une version américaine est parue sous le titre : The Methodological Conversion of J.B. Clark in History of Political Economy , vol .VII, n° 2, Summer, 1978, pp. 209 - 226 .Ce texte a été reproduit dans l'ouvrage collectif, Pioneers in Economics. Twentieth Century Economics, Mark Blaug editor, Edward Elgar,1992. )

 

NOTES

(1) Etudes d'Economie sociale. Théorie de la répartition de la richesse sociale, (1896), Pichon et Durand-Auzias, 1936, p. 175.

 (2) The Philosophy of Wealth. Economic Principles Newly Formulated, Boston, Ginn and co, 2e ed. , 1887.

 (3) L.G. STIGLER - Production and Distribution Theories, New-York, Mac Millan, 8e éd, 1957, p. 296-319.

 (4) Ibid., p- 33.

 (5) Ibid., p. 48.

 (6) Ibid.,p. 55.

 (7) J.B. fut un des premiers de ce groupe de jeunes économistes américains qui se rendirent en Allemagne dans les années 1870-1890.

 (8) Ibid. , p. 150.

 (9) Ibid. , p. 148.

 (10) John Bates CLARK et John Maurice CLARK, Textes choisis et préface par Emile JAMES, Dalloz, 1948, p. 30.

 (11) L'indépendance de sa découverte du principe d'utilité marginale est donnée dans la préface de la seconde édition de sa Philosophy of Wealth comme dans chacun de ses autres ouvrages théoriques.

On peut admettre qu'il en avait eu l'idée dès 1875; il attribuait sa propre formulation à l'instigation de son professeur Karl Knies, lors de son séjour à l'Université d'Heidelberg.

 (12) " De l'influence de la terre sur le taux de salaire", Revue d'Economie Politique ,1890 , p. 252.

 (13) Essentials of Economic Theory as applied to modern problems of industry and public policy, New-York, Mac Millan, 1907, p. 4.

 (14) The Distribution of Wealth, (1899), Reprints of Economic Classics, New-York, Augustus M. Kelley, 1965, p. 402; également, p. 35, p. 442.

 (15) Ibid. ,p. 69.

 (16) La Théorie de l'Economie politique, (1871 ), Giard et Brière, 1909, préface de la le éd. p. 3.

 (17) Distribution of Wealth, op. cit., p. 402.

 (18)L.G. STIGLER remarque que l'introduction de la notion de parfaite mobilité des ressources en tant qu'hypothèses de la concurrence était nouvelle. cf. "Essays in The History of Economics", University of Chicago Press, 1965, p. 253-255.

 (19) Distribution of Wealth, op. cit, p. 132.

 (20) Social Economics, Reprints of Economic Classics, A.M. Kelley, 1967,p.5.

 (21) Etudes d'Economie sociale, op. cit., p. 47.

 (22) Principes d'économie politique, Guillaumin, Tome I, p. 281-288.

 (23) History of Economic Analysis, London, George Allen Unwin, 1954, p. 1056.

 (24) La théorie de l'économie politique, op. cit. ,p.96; également ,préface-2e éd. et appendice III.

 (25) Distribution of Wealth, op. cit. , p. 222 n.

 (26) Essentials of Economic Theory, op. cit., p. 39.

 (27) "HICKS on WALRAS", in The Development of Economie Thought, ed. H.W. SPIEGEL, Wiley and sons, New-York, 1964, p. 392.

 (28) Essentials of Economic Theory, op. cit. , p. 395.

 (29) History of Economic Analysis, op. cit., p. 552.

 (30) Distribution of Wealth, op. cit., p. 32-35.

 (31) Ibid., p. 74.

 (32) Ibid., p. 442.

 (33) Ibid., p. 60,;Essentials of Economic Theory, op. cit., p. 198, 373.

 (34) Distribution of Wealth, op. cit. , p. 418.

 (35) Ibid. 68 -Essentials of Economic Theory,op. cit., p. 197.

 (36) Distribution of Wealth, op. cit. , p. 441.

 (37) La Théorie de l'Economie Politique, op. cit., préface de la seconde édition, p. 41.

 (38) Ben B. SELIGMAN "Positivism and Economic Thought", History of Political Economy Fall 1969, Vol. 1, n° 2, p. 268.

 (39) The Philosophy of Wealth, op. cit. ,p. 235.

 (40) Eléments d'Economie Politique Pure, (1874-77), Pichon-Durand-Auzias,1926, p. 29.

 (41) Théorie de l'Economie Politique, op. cit., p. 9-19.

 (42) Etudes d'Economie sociale, op. cit., p. 173.

 (43) Lettre du 28 février 1896 in "Correspondence of Léon WALRAS and related papers", W. JAFFE, ed., North-Holland, 1965, Vol. II, p. 669-670.

 (44) Problems of Economics and Sociology, (1883), Urbana, University of Illinois Press, 1963, p. 61.

 (45) La Théorie de l'Economie Politique, op. cit., pp. 66,77,78,79.

 (46) Essentials of Economic Theory, op. cit. , p. 558.

 (47) Distribution of Wealth, op. cit., p. 74-75.

 (48) The philosophy of Wealth, op. cit., p. 203-148.

 (49) The Distribution of Wealth, op. cit., p. 207.

 (50) Ibid. p. 39.

 (51) The Philosophy of Wealth, op. cit. ,pp. 1-2, 65.

 (52) Ibid. p. 35.

 (53) "J.B.CLARK, A Memorial" (1938 ), par John Maurice CLARK, cité par A.G. GRUCHY, Modern Economic Thought, A.M. Kelley, 1967, p. 346.

 (54) The Philosophy of Wealth, op. cit., p. 207.

 (55) The Philosophy of Wealth, op. cit., p. 109.

 (56) Eléments d'économie pure, op. cit.,p. 5.

 (57)Barbara Mac LENNAN ," Jevons's Philosophy of Science", The Manchester School of Economics , Mars 1972, n° 1, p. 69 ( en français dans le texte).

 (58) Essentials of Economic Theory, op. cit. , p. 561, p. 375, p. 559.

 (59) Etudes d'Economie sociale, op. cit., p. 73.