2 .UN PRECURSEUR DU NEOCLASSICISME : AUGUSTIN COURNOT
OU LE PROBLEME DE LA GENESE THEORIQUE DU SAVOIR ECONOMIQUE MATHEMATISE.


 

La science économique dans son histoire apparaît marquée par quelques oeuvres cardinales. Ces fruits de la réflexion de quelques grands noms se présentent toujours comme un système d'interprétation général et créateur. Un système général en ce que par son réseau conceptuel ou (et) par son approche méthodologique, il constitue la structure paradigmatique à un moment donné. Un système créateur en ce que, dans le cadre perceptuel défini, l'activité scientifique va avoir pour objectif l'articulation du paradigme, c'est-à-dire sa clarification par une amélioration continue de sa formulation. Ces oeuvres les plus significatives fondant l'économie politique comme science constituent ainsi pour l'historien les repères indispensables. Rétrospectivement les moments critiques du développement de l'économique ne sont pas difficiles à identifier même si, à l'époque, leur complète signification a pu ne pas être remarquée. Le néoclassicisme constitue ainsi un modèle perceptuel comportant en un système articulé mais indissociable des questions, des concepts, un domaine et des choix théoriques. Par rapport à la pensée classique, comme l'a observé A.W. Coats the "changes included not only a major shift in the focus of economic theory - towards an emphasis on subjective factors, on demand and consumption rather then supply, production and distribution ; they also laid the basis for a comprehensive systematization of the subject matter of economics, including the elaboration and eventual completion of competitive price theory, the integration of value ,production, and distribution theories, the refinement of economic logic, and the extension of mathematical modes of analysis" (1). La synthèse créatrice que constitue la conjonction des travaux de William S. Jevons, Carl Menger et Léon Walras au début des années 1870 constitue, selon nous, une rupture dans le développement du passé théorique. Mais il s'agit également d'une redécouverte puisque les concepts marginalistes apparurent, on le sait, dans la littérature économique avant 1871.

Le concept de marge est naturellement applicable à toute grandeur économique; utilité, coût, revenu, productivité. Des auteurs eurent une vue plus ou moins claire du principe de l'utilité marginale décroissante, mais sans l'appliquer aux problèmes économiques. D'autres s'intéressèrent davantage à l'application de l'utilité marginale à des problèmes économiques qu'à une meilleure compréhension du phénomène lui-même. Ces auteurs restés dans l'ombre tels que
Lloyd, Senior, Longfield, Cournot, Dupuit, Gossen, Jennings saisirent chacun la signification du principe marginal en relation avec un problème spécifique. Le concept marginal était apparu avant que l'analyse marginaliste constitue un système général d'explication. Dans le cadre limité de cet article il n'est naturellement pas possible d'examiner si tous les rapports qui peuvent être établis entre "the unsuccessful discoverers"(2) et les trois fondateurs sont bien dans tous les cas de réels rapports de précurseurs comme les historiens de l'analyse économique le laissent généralement supposer. De la longue liste des prédécesseurs du marginalisme, nous retiendrons seulement un nom, celui de Cournot pour évoquer plus précisément l'histoire d'un problème: celui de la mathématisation de l'économie. On peut soutenir que l'analyse marginale est dans son essence l'application du calcul différentiel; elle en est le prolongement. Parmi ces auteurs restés dans l'ombre les uns appliquent le calcul au domaine de l'utilité marginale pendant que d'autres restent fidèles à la méthode littéraire.

The Theory of Political Economy (
Jevons) et les Eléments d'économie pure (Walras ) assurent dans le dernier quart du dix-neuvième siècle le succès de l'économie mathématique. En quelques années, l'idée s'impose progressivement que les mathématiques constituent un instrument d'investigation privilégié dans le domaine économique.

L'idée d'utiliser les mathématiques existait depuis longtemps dans la littérature. Mais l'année 1838 peut être considérée comme le point de départ de l'introduction de la mathématique comme mode d'expression et de recherche. La constitution d'un savoir mathématique, amorcée dans l'oeuvre de Cournot allait impulser ou rencontrer -selon les cas- un courant qui, au tournant du siècle, veut conférer au discours économique un statut scientifique. Une même représentation de la réalité économique inspirée des Recherches ou qui s'y reconnaît prend alors forme, s'impose et conduit à une similitude de choix théoriques. Le recours aux mêmes analogies tirées de la mécanique amène à valoriser la même méthode analytique et à produire des développements théoriques similaires axés sur les problèmes d'équilibre.

A quelles conditions, la discipline économique pourra-t-elle devenir une science? Telle est la question que se pose
Cournot. Les recherches sur les principes mathématiques de la théorie des richesses constituent sa réponse. Parvenir à la scientifisation de la pensée économique, c'est lui donner une science constituée comme modèle : la physique; c'est lui appliquer les mathématiques; c'est opérer à cette fin un découpage préalable des phénomènes sociaux. L'application du langage mathématique aux événements économiques est, certes, antérieure aux Recherches (3). Cournot, cependant, est le premier à avoir accordé aux mathématiques non plus un rôle second, auxiliaire, mais à les avoir introduites au centre même de l'analyse économique (4). Plus encore qu'un mode d'expression, le véritable intérêt de la mathématisation réside dans l'optique nouvelle qu'elle introduit conjuguée à son pouvoir créateur.

Nous esquisserons d'abord la problématique cournotienne de l'analyse économique afin de montrer que l'on peut faire remonter à l'auteur des Recherches la découverte et l'exposé des propriétés méthodologiques de l'analyse néoclassique.

 
I - LA FORMULATION DU PROBLEME DE LA MATHEMATISATION DE LA DISCIPLINE.


L'ouvrage de 1838, par la mise en place d'une méthode, de catégories conceptuelles et analytiques, jette les bases d'un savoir mathématisé ayant pour objet le calcul économique.

1° -Cournot et la méthode scientifique.

D'une façon générale, de la représentation que l'on se fait de l'économie dépend le type de modèle que l'on produit. Ressemble-t-elle à un système mécanique, sous-ensemble de l'ensemble social complexe mais séparé de ce dernier à des fins d'analyse, avec une structure stable, isolé d'influences externes exceptées celles qu'on décide d'accepter comme inputs? Ou peut-elle être considérée comme un système organique, sous-ensemble du système social, relié de façon historique à ce dernier, soumis à de nombreuses influences externes? La problématique n'est pas la même selon qu'on valorise l'une ou l'autre représentation.

Séparer un mécanisme social -l'économie- de l'ensemble des autres systèmes constitutifs d'un système social afin de l'étudier est un pas vers la simplification et l'analyse. Le contexte économique est alors réduit à un petit nombre de principes simples qui sont des postulats. Le système économique est considéré comme un système mécanique d'après le modèle newtonien. Les processus économiques se ramènent à un jeu de forces tendant à l'équilibre.

Si on considère l'économie de façon analogue à un organe dans l'organisme qu'est la société, la séparation de l'organe est, par définition, une dissection du corps social. Dans ce cas, l'organe cesse de fonctionner de façon normale, ses relations aux autres sous-systèmes n'existant plus. La conception organiciste conduit à considérer tous les phénomènes dans leurs interactions réciproques. Dans cette perspective globaliste l'objet de la recherche est l'élaboration de schémas d'interprétation de la totalité sociale et la mise à jour de lois de développement,

Ce sont les conceptions physico-mathématiques de l'époque qui ont fourni les analogies de référence au projet théorique cournotien. La mécanique prêtant sa forme à la Théorie des richesses ,
Cournot est conduit à établir une délimitation stricte des frontières entre l'économique et le non-économique. Adoptant un parti-pris réductionniste indispensable à une démarche scientifique notre auteur va faire la théorie des relations internes à la sphère économique. Un découpage est ainsi opéré entre les variables économiques qui deviennent objet pour la science et celles qui lui sont irréductibles.

L'analogie entre économique et science physique pousse à l'introduction des mathématiques dans le raisonnement économique. C'est la mathématisation qui conférera à la discipline un statut scientifique. La justification de cette thèse s'effectue à deux niveaux. Les mathématiques sont d'abord un mode d'expression qui contraint à la rigueur des définitions et des hypothèses ; elles sont, par là-même, un moyen d'augmenter la rigueur de la réflexion. Mais, si Cournot s'était arrêté là rien ne le distinguerait d'un auteur comme
Whewell qui, en 1829, tentait une mise en équations des lois ricardiennes. C'est donc moins le recours aux mathématiques en tant que système d'exposition qui fait l'originalité de Cournot que la reconnaissance de l'analyse mathématique en tant que méthode de recherche scientifique. En permettant de prolonger et de développer la réflexion les mathématiques sont productrices d'un nouveau savoir. Le recours à la théorie des fonctions, en particulier, permet d'appréhender les relations entre les variables qui ne peuvent être estimées. L'une des fonctions les plus importantes de l'analyse "consiste précisément à assigner des relations déterminées entre des quantités dont les valeurs numériques et même les formes algébriques sont absolument inassignables"(5). Parce quelles favorisent la mise en évidence de relations fonctionnelles qui expriment l'interdépendance, parce qu'elles permettent la résolution de questions de maximisation et de minimisation les mathématiques sont un puissant outil d'investigation. L'établissement de relations fonctionnelles devra ainsi prévaloir sur la découverte de relations causales. La recherche de liens de causalité est, pour Cournot une attitude métaphysique qui doit être proscrite. On voit ainsi comment la mathématisation recèle une capacité non seulement "créatrice", mais encore "émancipatrice" (6).

Un système d'explication sera construit à partir d'un ensemble de concepts univoques. En dernier ressort, seront opératoires les concepts quisatisferont aux conditions d'application du calcul différentiel et intégral. Toute entité économique, tout problème doivent être réductibles sous la forme mathématique imposée ; en conséquence, l'outil définit l'objet d'étude, structure l'ensemble axiomatique. Cournot établit une ligne de partage entre le scientifique et le non-scientifique (ou ce qui est considéré tel), entre ce qui est objet pour la théorie et ce qui relève de modes d'appréhension dits non-scientifiques. C'est sur la base de ces postulats que la Théorie des richesses est constituée en théorie mathématisable par le refus délibéré de toute présence de l'historique dans l'économique. Tout ce qui n'entre pas dans le réseau conceptuel et analytique précédent surpasse les moyens de la pure analyse économique et relève de l'économie sociale.

 
2° - L'objet de la théorie des richesses.

L'analogie de modèles utilisés avec succès dans d'autres branches de la connaissance suggère la manière d'appréhender le domaine qui est le sien. Il en est ainsi pour
Cournot.

Critiquant avec vigueur les "idées variables et indéterminées", il refuse de participer aux débats doctrinaux concernant les fondements de la valeur. Sa préoccupation première étant de substituer des relations fonctionnelles à des liens de causalité il définit l'idée abstraite de richesse comme une somme de valeurs d'échange. La théorie économique sera en conséquence la science des valeurs échangeables comme mécanique d'enrichissement. Cournot conçoit le mécanisme de détermination des prix sur le marché comme un ensemble structuré largement autonome régulé par un axiome unique dont il déduit les conséquences rationnelles à savoir "que chacun cherche à tirer de sa chose ou de son travail la plus grande valeur possible"(7). La position épistémologique sous-jacente à l'oeuvre de Cournot repose sur une vision individualiste de l'économie et de la société. Le sujet économique est privilégié en tant qu'être individuel. La société, simple sommation d'unités individuelles en interaction au sein du circuit des échanges, n'a pas, dans cette perspective de spécificité propre. On ne trouve chez
Cournot aucune théorie particulière de l'agent individuel. Les motivations à la base de l'échange ne sont nullement prises en compte. L'utilité marginale des biens et services achetés n'est jamais appréciée. Les individus présents en très grand nombre sur le marché tentent de satisfaire leurs besoins en maximisant leurs avantages. L'homme de Cournot est un être abstrait réagissant rationnellement à toute modification des conditions de l'échange. La fonction de demande cournotienne ne peut être pleinement appréhendée qu'en liaison étroite avec le marché; elle confère par là-même un statut d'échangistes aux acteurs économiques. Les besoins des consommateurs ne sont pris en considération qu'au moment où ils se traduisent en actes sur le marché. Cournot se situe d'emblée du point de vue de l'échange effectif saisi au moment de l'achat ou de la vente. C'est pourquoi l'auteur des Recherches parle indifféremment de demande et de débit, puisque la demande effective d'un bien sur le marché suivie de l'acte d'échange est seule prise en compte. Continuité et dérivabilité sont les caractéristiques majeures de la loi du débit. Seuls les phénomènes économiques nombreux permettent d'assurer la continuité des fonctions; le nombre des acheteurs est tel sur le marché parfait que toutes les variations s'y répercutent à un niveau quasi-infinitésimal. En écartant ainsi la possibilité de brusques et importantes modifications pour satisfaire aux conditions d'utilisation de l'analyse en termes de fonctions Cournot ouvre une possibilité de développement théorique et apparaît comme un initiateur de l'économie mathématique. Ayant formulé la loi du débit, il entreprend l'étude de l'équilibre du marché dans les situations de monopole, de duopole et; enfin, de concurrence. Dans la structure fondamentale de référence qu'est le marché parfait Cournot considère un élément, le prix d'un produit, et analyse les modifications de prix et de profit résultant des changements intervenant dans le nombre d'offreurs. L'exigence méthodologique impose l'analyse par variables et une exposition allant du simple au complexe par modification d'une seule variable à la fois. L'ordre d'exposition de l'ouvrage de 1838 dépend -au moins apparemment- des impératifs propres à la constitution du modèle.

La problématique cournotienne repose sur l'emprunt d'un instrument d'investigation pour assurer la scientifisation de l'économie politique. Cournot propose ainsi une méthode d'analyse qui trouvera son achèvement après remaniements substantiels chez les néoclassiques.

 
II- LE DEVENIR DU PROBLEME.

De
Cournot à Jevons et Walras l'histoire du problème révèle que seule serait scientifique la science économique strictement définie, la théorie de l'échange faisant seule l'objet de l'économie pure. Il convient, cependant, de ne pas méconnaître l'évolution de la pensée de Cournot entre le premier ouvrage de 1838 et les oeuvres de 1863 et 1877.

1°- De Cournot à Jevons et Walras.

Les fondateurs du marginalisme redécouvrent une voie analogue à celle de Cournot dans la mesure où ils partagent une même conception mécaniste de la réalité sociale qui inspire et justifie le recours au calcul économique.

La théorie économique s'apparente pour l'essentiel à la statique à condition de construire un domaine restreint (8) de l'économique dont sont délibérément rejetées toutes les interactions entre économie et société. La théorie pure doit être dissociée des éléments empiriques et de l'économie appliquée. Walras entend, avant tout, élaborer une construction rationnelle. Il rejoint le rationalisme scientifique de
Cournot pour qui la "raison des choses" ne peut être connue que par l'élaboration de systèmes rationnellement construits. L'économie pure n'est pas empirique ni expérimentale. Elle se rapproche des sciences physico-mathématiques dont elle adopte la méthode (9). Le principe de la valeur d'échange étant un fait de nature mathématique obéit à des lois mathématiques qui ne peuvent être énoncées et démontrées scientifiquement qu'à la condition d'être énoncées et démontrées mathématiquement(10). Pour Jevons, comme pour Walras et Cournot, "l'économique, si elle doit être une science doit être une science mathématique" (11). Parce qu'elles procèdent d'une conception semblable des mécanismes économiques et de la rationalité, les positions méthodologiques de nos trois auteurs justifient l'élaboration d'un savoir mathématisé. Cette convergence ne saurait, cependant, dissimuler d'importantes différences tant au plan des principes sous-jacents l'analyse, qu'au niveau de la modélisation proprement dite.

Alors que les fondateurs du marginalisme fondent la valeur d'échange sur la notion d'utilité marginale, Cournot, on le sait, ne justifiait sa loi du débit par aucune hypothèse sur le comportement des agents économiques. Alors que pour
Jevons l'étude de la nature et des conditions de l'utilité" fournit, sans aucun doute, la véritable clé du problème de l'Economique",(12) Cournot, lui, considérait toute investigation de ce type comme non scientifique. C'est par le biais de la mécanique de l'utilité et de l'intérêt privé, et non par l'intermédiaire de l'ouvrage de 1838, que Jevons parvient à des conclusions méthodologiques analogues à celles de Cournot.

Walras, pour sa part, en partant de la courbe de demande cournotienne, va élaborer un modèle d'équilibre général en forme d'équations simultanées qui se développe par degrés de généralité et de complexité croissante. Cournot avait perçu l' intérêt d'une modélisation fondée sur l'interdépendance générale : "le système économique est un ensemble dont toutes les parties se tiennent et réagissent les unes sur les autres ... Il semble donc que dans la solution complète et rigoureuse des problèmes relatifs à quelques parties du système économique, on ne puisse se dispenser d'embrasser le système tout entier" (13). Mais, ne sachant pas comment tenir compte des liaisons entre les différents marchés, il écarte ce problème trop complexe. Walras va alors profondément réviser la modélisation des Recherches en bouleversant la problématique de Cournot. La construction de 1838 repose sur les mécanismes de l'échange d'un seul bien et propose une théorie de l'équilibre partiel; elle part du monopole pour arriver à la concurrence indéfinie. Dans un modèle unique construit à partir de l'hypothèse de concurrence pure et parfaite Walras intègre le plus grand nombre de composants possibles de l'activité économique. L'équilibre partiel se déduit de l'équilibre général. L'ordre d'exposition de la modélisation cournotienne s'en trouve complètement inversée, les analyses partielles peuvent être intégrées dans une appréhension globale du système des échanges. Si Walras se démarque ainsi radicalement de l'auteur des Recherches au niveau de la démarche analytique, il applique, cependant, les préceptes méthodologiques généraux de Cournot en recourant à des concepts non équivoques et à des définitions rigoureuses des relations. Cournot a moins essayé de construire une théorie complète que de mathématiser ce qui lui semblait pouvoir l'être dans le domaine économique. Par là, il a frayé une voie bonne à suivre. C'est à Walras qu'il appartient de l'élargir en adoptant d'emblée une perspective compréhensive.

Avec
Jevons et Walras, mais aussi déjà avec Cournot, l'objet de l'économie politique se modifie. Le problème n'est plus tant celui de la recherche classique des conditions du développement économique que celui de l'étude des questions d'efficacité et d'affectation des ressources ; la notion générale d'équilibre au sein d'un cadre essentiellement statique en est le concept nodal.

 
2° - Retour nécessaire sur un Cournot seconde manière.

L'histoire de la pensée économique n'a généralement pas prêté assez d'attention à l'évolution de la pensée de Cournot. Paradoxalement, c'est au moment où ce dernier fait porter son intérêt sur l'économie sociale que
Jevons et Walras redécouvrent l'auteur des Recherches et utilisent les méthodes d'analyse qu'il avait proposées en 1838.

La première tentative rigoureuse d'un savoir économique mathématisé fut totalement incomprise. Ce n'est que vingt-cinq ans après le flagrant désaveu infligé par les économistes de son temps que
Cournot revient à l'économie non sans avoir altéré ses conceptions philosophiques. Nous avons indiqué ci-dessus l'importance des représentations de l'économie et de la société dans la constitution du savoir économique. C'est la primauté accordée aux analogies mécanistes qui avait conduit Cournot à privilégier la mécanique de l'enrichissement par rapport à la vague économie sociale. Des Recherches aux Principes de la théorie des richesses et à la Revue Sommaire des doctrines économiques une notable évolution des représentations valorisées conduit à un important changement dans les méthodes utilisées. Le déplacement d'une conception mécaniste à une perspective plus ou moins organiciste implique une modification des priorités dans l'ordre des phénomènes économiques étudiés et un certain remodelage du savoir économique. L'appréhension du "milieu organique" l'emporte sur l'étude des seules régularités et uniformités de la réalité économique (14). L'étude théorique de la détermination des prix sur le marché, les offreurs constituant la variable, n'apparaît pas suffisant parce que trop d'éléments sont négligés. L'examen des institutions économiques, sociales et politiques saisies dans leur mouvement historique apparaît nécessaire au Cournot deuxième manière. En d'autres termes, l'économie sociale autrefois méprisée est devenue privilégiée par rapport à la théorie pure. L'agencement de la Revue sommaire est révélatrice à cet égard (économie rurale, économie industrielle, les monnaies, les prix et les revenus, l'Etat et la nationalité). Si les caractères spécifiques des économies nationales sont maintenant soulignés, si la monnaie et les outils d'intervention que sont la fiscalité et le crédit sont analysés, c'est que leur étude conjointe s'avère décisive pour fonder des politiques économiques susceptibles de contrôler le dynamisme des sociétés.

Les analogies mécaniques qui constituaient le fondement de la mathématisation du savoir, sans être totalement abandonnées, jouent ici un rôle secondaire.
Cournot reconnaît toujours que la Théorie des richesses "n'atteint à la précision scientifique que quand il est possible de dégager l'idée d'une loi mathématique à travers les combinaisons innombrables auxquelles donne lieu le jeu des forces et des fonctions de la vie dans toutes les parties du corps social" (15). Mais si la méthode mathématique n'est pas systématiquement écartée elle ne joue plus qu'un rôle d'appoint, car son aire d'application n'apparaît plus comme seule déterminante. L'intérêt de la démarche analytique se trouve limité à certains points de théorie pure. La primauté appartient désormais à l'économie sociale qui fait des règles de fonctionnement et des modalités de régulation de l'organisme social son objet d'étude.

Si adopter une méthode "c'est déterminer s'il convient d'emprunter un moyen d'investigation pour assurer le progrès de l'économie politique, mais si c'est aussi chercher la caution essentielle qui manque au savoir pour y garantir sa légitimité théorique" (16) alors Cournot deuxième manière ne réussit pas à donner une réponse claire à cette difficulté. Les Principes et la Revue sommaire révèlent une juxtaposition des représentations et des modes d'analyse qu'il ne parvient pas à employer de façon constructive. C'est pourquoi l'histoire des théories économiques a seulement retenu le
Cournot de la Théorie des richesses qui avait su si remarquablement poser les premiers jalons d'une méthode. C'est au moment où il abandonne la formulation mathématique que Jevons et Walras le font "passer de son vivant à l'état d'ancêtre"(17) en reconnaissant qu'il avait frayé plus de trente ans auparavant une voie bonne à suivre. Une découverte scientifique annule ainsi certains discours alors qu'elle en promeut d'autres pourtant incompris au moment où ils furent tenus, tel celui de 1838. L'histoire de l'économie politique n'atteindrait pas totalement son objectif, nous semble-t-il, si elle ne réussissait pas à représenter la succession de tentatives, d'impasses et de reprises qui a eu pour effet la constitution de ce que ce savoir tient aujourd'hui pour son objet spécifique. Ainsi, l'historien de l'économie politique doit faire tenir en un seul récit deux discours qui se recouvrent partiellement. L'un ne dirait que ce qui s'est effectivement passé dans la formation d'un savoir actuel qui a le droit de ne connaître qu'une histoire celle d'où Cournot est absent en ignorant l'autre. Comme l'observe George J. Stigler : "The first statement in print of a commonplace is adventitious ; it is of no importance in the development of economics and it confers no intellectual stature on its author. The statement acquires interest only when it is logically developed or explicitly appllied to economic problems, and it acquires importance only when a considerable number of economists are persuade to incorporate it into their analyses" ( 18 ).

L'autre histoire étant celle qui tient en suspens, sur une trentaine d'années, l'ombre de
Cournot. Trente années au terme desquelles on apprend enfin qu'on aurait pu au moins partiellement savoir depuis plus d'une génération ce que l'on vient de découvrir. C'est le discours dans lequel Cournot attend le moment d'apprendre qu'il était cournotien et avait raison de l'être. Il convient ici de considérer avec attention, dans le chevauchement partiel de deux compositions historiquement possibles, le statut différent du personnage de Cournot. Dans la première, l'auteur des Recherches est inexistant du seul fait qu'il n'a pas réussi à se faire entendre. A l'exception de Walras, aucun des économistes qui l'ont lu n'a compris Cournot. Et tout se passe selon cette histoire comme si les découvertes de Jevons et de Walras n'avaient pas été des redécouvertes. Dans la deuxième histoire, Cournot existe puisqu'il a découvert une voie que d'autres après lui élargiront.

Parce que dans l'ensemble d'une oeuvre économique la pratique courante consiste à retrancher les éléments estimés en non-conformité avec le savoir actuel, les discours réels ne coïncident nullement avec les schémas d'interprétation construits a posteriori. A l'exemple de l'auteur des Recherches , les marginalistes, considérant la méthode mathématique comme la méthode scientifique par excellence, ont tendance à faire dépendre l'économie politique de l'utilisation de la méthode mathématique.

Parce qu'il anticipe avec une précision exemplaire l'analyse néoclassique dont il a découvert les propriétés méthodologiques et analytiques ; parce que de façon concomitante, des rectifications et restructurations seront apportées à son modèle ; parce qu'enfin, il n'a pu surmonter certaines limites,
Augustin Cournot est le type même du précurseur direct. Il n'est séparé des néoclassiques "only through historical accident"(19).


Ce rapide retour aux origines et aux commencements de la théorie économique moderne nous conduit à formuler les deux remarques suivantes. D'une part, c'est bien au niveau des questions, concepts et méthodes que la production des connaissances scientifiques apparaît comme telle. D'autre part, fondations, anticipations et pressentiments caractérisent bien des moments historiquement différents de la constitution du savoir. Le fondateur ne saurait être ignoré de ceux qui construisent un édifice théorique sur les bases axiomatiques ou paradigmatiques, si l'on veut, qu'il a posées. Le précurseur désigne un problème qui offre une possibilité de développement; il peut être méconnu et redécouvert a posteriori. S'il est juste de reconnaître le mérite des travaux antérieurs incompris en leur temps, il convient, cependant, de ne pas prêter abusivement à un auteur du passé. Une grande distance sépare l'intuition d'un problème, d'un concept ou d'un outil d'analyse et son introduction délibérée et systématique au coeur même d'un modèle. D'un côté, reconnaissance fragmentaire ou allusive qui n'engendre aucun développement, ni dans son contexte, ni chez d'éventuels continuateurs; de l'autre, élément contraignant, forme déterminante ou cadre de référence fondamental qui structure le discours économique. En bref, seul celui qui fait émerger une épistémé est un précurseur.

 

NOTES

(1) A.W. COATS, "The Economic and Social Context of the Marginal Revolution of the 1870 s", History of Political Economy , Vol. 4, n° 2, Fall 1972, p 304.

 (2) George J. STIGLER, Essays in the History of Economics, Chicago, Chicago University Press, 1965, p.78.

 (3) Les travaux de Bernouilli, Isnard, Canard, Whewell ... témoignent aussi d'un recours à certaines formes d'utilisation des mathématiques.

On peut consulter Ross M. ROBERTSON, "Mathematical Economics Before Cournot", Journal of Political Economy, 1949, pp. 523-536. Sur Isnard, on peut se référer à William JAFFE, "A.N. Isnard, Progenitor of the Walrasian General Equipement Model", History of Political Economy , Spring 1969, pp.19-43.

(4) Jules DUPUIT, six ans après Cournot trace la courbe de consommation et participe également à la construction de l'économie mathématique. "De la mesure de l' utilité des travaux publics", Annales des Ponts et Chaussées , 1844. On peut consulter l'article d'Henri GUITTON , "Le véritable apport de l'ingénieur DUPUIT à la science économique", Revue d'histoire économique et sociale , 1933, pp. 281-300.

 (5) Augustin COURNOT, Recherches sur les principes mathématiques de la théorie des richesses, Paris , Calmann-Lévy, 1972, p.88.

 (6) L'expression est de François PERROUX, "Savoirs économiques mathématisés et théorie englobante. Quelques étapes". Economies et Societés. Cahiers de l'I.S.E. A., Série H.S ,n° 14 , Août 1972, p.1637.

 (7) A. COURNOT, Recherches, op. cit.,p. 83.

 (8) Sur les relations économie-société dans le développement historique de l'économie politique, voir Joël JALLADEAU "Restrained or Enlarged Scope of Political Economy ? A Few Observations", In the Methodology of Economic Thought , edited by W.J. SAMUELS, Transaction Books, 1978.

 (9)Léon WALRAS, Eléments d'économie pure, Paris , Pichon et Durand-Auzias, 1926,p. 29.

 (10) L. WALRAS, Etudes d'économie sociale, Paris , Pichon et Durand-Auzias, 1935, p. 173.

 (11) W.S. JEVONS, La théorie de l'économie politique, Paris , Giard et Brière, 1909, p.55.

 (12) Idem, p.103.

 (13) A. COURNOT, Recherches, op.cit.,pp.l91-192.

 (14) La référence organique est maintes fois soulignée dans la Revue sommaire des doctrines économiques (Roma : Edizioni Bizarri, 1968,par exemple p;265. Par ailleurs, évoquant la concurrence parfaite Cournot estime qu'on ne peut "pas fonder une théorie sur ce qui n'est en réalité, que l'exception, même au point de vue économique ", p.78.

 (15) Principes de la théorie des richesses, Paris :Hachette,1863,pp. 22-23.

 (16) Claude MENARD, La formation d'une rationalité économique : A.A. COURNOT, (Paris : Flammarion, 1978, p. 219. Cet ouvrage est intéressant à plusieurs titres. L'auteur souligne en particulier avec force la différence de statut des données empiriques dans la première modélisation et dans les oeuvres de 1863 et 1877. Claude MENARD essaie également de montrer que la transformation de l'économie politique opérée par Cournot n'a pas seulement des raisons théoriques, mais qu'elle répond aux circonstances socio-historiques de sa formulation. C'est donc une tentative pour lier la genèse théorique d'un problème à sa genèse sociale.

 François VATIN dans un récent ouvrage éclaire l'évolution de la pensée de Cournot en montrant" que les Recherches ne pouvaient le satisfaire, car elles laissaient de côté la question pour lui essentielle, en économie comme en physique ou en biologie, celle de la dynamique; que la référence à la biologie dans les Principes n'est pas en rupture avec la référence à la mécanique mais la complète dans une pensée énergétiste, où la force vitale vient se combiner avec la force physique", in Economie politique et économie naturelle chez Antoine-Augustin Cournot , Paris, P.U.F. , 1998, p. 369.

 (17) Revue Sommaire, avant-propos, p .IV.

 (18) G. J. STIGLER, Essays in the History of Economics, p.7.

 (19) Eric ROLL, A History of Economic Thought, London , Faber and Faber, 1962 , p. 325.