DU BON USAGE DES SERPENTS ET DES DRAGONS
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Dans sa très remarquable thèse sur les chapiteaux romans de Bourgogne, Marcello Angheben souligne la fonction apotropaïque des anges combattant les forces du Mal au portail de nos églises. L'église, conçue comme un espace symbolique – tantôt image du Paradis, tantôt image de la Jérusalem céleste – est perpétuellement menacée. Les anges représentés sur les portails sont les guerriers chargés de combattre et de détourner (apotropein) les armes à la main, les actions maléfiques des démons et dragons.
Leur rôle est parfois décrit par un texte gravé. Ainsi peut-on lire sur le tympan de Saint-Michel d'Entraigues en Charente: FACTUM EST PROELIUM IN COELO MICHAEL PROILIABATUR CUM DRAGONE (Il y eut un combat dans le Ciel. Michel combattait le dragon).
A Mâcon, sur le coussinet d'un chapiteau du portail occidental, on trouve cette inscription: DEMON CONATURUS TEMPLA SUBIRE VETATUR ANGELUS OBSTAT EI PREDITUS ENSE SUO (Le démon, sur le point de pénétrer dans le Temple, en est empêché. Un ange, muni de son glaive, lui fait obstacle).
En Norvège, sur les portails en bois des stavkirker que nous venons de voir, nous assistons à des combats bien différents, où serpents et dragons luttent à mort.
Détail d'un portail de l'église d'Urnes ( Sogn )
Pour soutenir ses légions, Rome formait des troupes auxiliaires: des « barbares » (ceux qui habitaient hors des frontières de l'Empire) combattaient, avec leurs armes et leur compétence propres, d'autres barbares. On peut penser que dragons et serpents des mythologies scandinaves ont été ainsi recrutés pour protéger l'église contre leurs congénères demeurés hostiles à la nouvelle religion. Dotés d'une fonction apotropaïque, mais n'ayant pas renoncé à leur cruauté originelle, les dragons et les serpents des légendes nordiques interdisaient l'entrée dans l'espace sacré aux forces ancestrales et mauvaises qui tentaient de reprendre le dessus.
En prolongeant les études de Bugge, Peter Anker propose une autre interprétation. Sur les portails en bois figurerait une représentation simplifiée du Agnarrok (ou Ragnarök), ce combat des dieux et des géants aboutissant à une destruction du monde actuel, annoncé dans des textes comme la Voluspa ou l'Edda.
« L'Edda de Snorre donne lui aussi une version de la prophétie du Ragnarrok. D'après lui, un terrible hiver de trois ans précédera les événements servant de prélude au désastre final. Ensuite d'après Voluspa, vient sur le monde un temps de guerre et d'anarchie :
« Temps des haches, temps des épées
Les boucliers sont fendus
Temps des épées, temps des loups
Avant la chute de la Terre ... »
Les géants livrent alors une grande attaque contre les dieux, qui combattent sous le commandement d'Odin. Le chien Garm aboie aux portes de l'enfer, le serpent Midgard qui a ceinturé le monde brise ses chaînes et fait écumer les océans de ses coups de fouet, le bateau Nagelfar, construit par les morts avec leurs ongles, a pour équipage les terribles géants et détache ses amarres, puis il approche des dieux. Les nains hurlent de peur, le dieu Heimdall fait sonner sa trompe Gjallahorn que l'on entend dans le monde entier et la lutte finale entre les dieux et les géants, entre les forces du bien et celles du mal, commence. Odin combat avec le loup féroce Fenris, dont la gueule ouverte va de la terre au ciel, et il est tué mais son fils Vidar le venge. Thor tue le serpent Midgard mais il est lui-même empoisonné par son venin. Les dieux et les géants s'exterminent alors mutuellement dans un terrible massacre, l'arbre du monde Yggdrasil se fend de haut en bas, les rochers s'écroulent, le ciel est fendu en deux, le soleil devient noir et la terre s'enfonce dans l'océan, les étoiles disparaissent et le géant Surt enflamme le ciel de son feu. Enfin la Sibylle dans une vision entrevoit la naissance d'un nouveau monde, éternellement vert, surgissant sur les ruines de l'ancien. A nouveau « les aigles volent – attrapant les saumons dans les montagnes… » Le nouveau monde est délivré de tout mal, une nouvelle espèce de dieu naît, et une nouvelle famille d’êtres humains délivrés du péché et de la faute. Alors, « le Puissant arrive (…) le Fort, qui gouverne l’Univers » » (Peter Anker, op. cit., pp. 38-39).
Ce récit eschatologique date de la fin de l'ère viking, mais, comme on le voit, il a été mêlé très tôt à des thèmes chrétiens. Même réduit à des monstres s'égorgeant les uns les autres, ce bestiaire devait être plus immédiatement « parlant » aux XIe et XIIe siècles pour les populations rurales norvégiennes que des images provenant de l'Apocalypse de saint Jean. Ce n'est qu'aux siècles suivants, lorsque le christianisme s'est plus profondément implanté, qu'est apparue, dans les peintures sur bois notamment, une iconographie spécifiquement chrétienne.
Cependant, il faut remarquer que serpents et dragons sont prisonniers de réseaux très serrés de rameaux de vigne. « Je suis la vigne véritable et mon Père est le vigneron » (Jn, XV, 1).. Le thème de la vigne et de la vendange se rencontre également dans l'Apocalypse (XIV, 18-19). Les forces maléfiques sont maintenues hors d'état de nuire dans les pampres divins.
Détail du portail de l'église d'Hurum ( Valdres )
Il se pourrait que la « Grande Bête » du portail Nord d'Urnes soit le Lion de Juda, vainqueur du Mal et digne d'ouvrir le livre du destin du monde (Apoc. V, 5). Plus tard, la Vigne s'est substituée au Lion.
Selon Bugge, suivi par Anker, les combats mortels des monstres seraient une représentation symbolique de l'échec des êtres des anciennes croyances: incapables de vaincre le christianisme, elles se sont retournées les unes contre les autres dans un affrontement suicidaire, semblable au combat final des géants et des dieux de la prophétie de la Voluspa.
Convertis au christianisme, les Norvégiens n'ont pas cessé pour autant de croire aux dieux du temps des vikings: réduits au rang de forces du Mal, ils n'en existent pas moins. Lui-même récemment converti, le clergé local favorisa l'identification du Ragnarrok à la victoire du christianisme, et n'hésita pas à en promouvoir les représentations sur les portails des stavkirker. « Ce n'est certainement pas un fait plus étonnant que celui d'élever des églises de bois en quantité à une époque ou la règle canonique demandait que les églises soient construites en pierre » (Peter Anker, op. cit., p. 449).
Nous en sommes réduits aux hypothèses, mais une chose est certaine: il serait de toute façon impensable que l'église ait été ornée, extérieurement et intérieurement, de représentations dont la signification aurait été purement païenne.