Partie 1. L'ECONOMIE POLITIQUE ET SON HISTOIRE :
questions de méthode.
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Est-il encore concevable à une époque d'intenses progrès scientifiques et techniques de dialoguer fructueusement avec le passé du savoir et le savoir du passé?

Il ne s'agit pas, ici, de discuter du rôle joué par l'étude de l'histoire de la pensée économique dans la compréhension de la théorie contemporaine, mais d'appréhender les raisons qui peuvent pousser des auteurs à se préoccuper de la science dans son histoire. Une observation liminaire doit être effectuée. L'intérêt pour l'histoire des sciences, même s'il n'est pas très répandu aujourd'hui parmi les scientifiques, doit, cependant, leur être reconnu légitime. Un auteur, dans sa démarche scientifique, ne peut pas s'abstenir de s'intéresser à la frange immédiatement antérieure des travaux du même ordre. Mais cet intérêt ne saurait généralement s'étendre pour des raisons conceptuelles à des antécédents trop éloignés. Le temps étant mesuré l'on ne saurait ordinairement accorder la même importance à l'avancement de la théorie et à l'investigation rétrospective. Quelles raisons peuvent alors être avancées pour saisir l'intérêt qui peut être porté à la science dans son histoire ?

Une première raison éprouvée par les chercheurs est d'ordre expressément scientifique. Celui qui parvient à des découvertes théoriques ou expérimentales peut ne rencontrer aucun soutien, faute de communications paradigmatiques possibles dans la communauté scientifique. Il est alors conduit à rechercher si, par hasard, ce qu'il pense n'aurait pas déjà été pensé. Un auteur invente ses prédécesseurs en essayant d'accréditer son invention dans le passé faute de pouvoir le faire dans le présent. C'est ainsi que
John Maynard Keynes a redécouvert les principes d'économie politique de 1820 et découvert Malthus, le Malthus seconde manière.

Une autre raison de faire de l'histoire des sciences est d'ordre proprement historique. Elle réside dans la pratique des commémorations, dans les querelles de priorité, dans les recherches de paternité scientifique. L'objet des "commemorative lectures and essays" est de stimuler I'intérêt porté à un auteur. Mais, c'est aussi l'occasion de jeter un regard neuf sur ce penseur, de reconsidérer son Ïuvre et d'en dégager les aspects pertinents dans un domaine déterminé de la théorie économique. Il s'agit, alors, de redécouvrir dans le passé de la connaissance une actualité jusque-là non escomptée. Un penseur aurait, autrefois, inventé un concept ayant permis d'établir les fondations d'une nouvelle voie de recherche : c'est la pratique des économistes ''négligés". Les idées de ces auteurs d'antan, qui avaient eu peu d'impact sur la pensée de leur temps, peuvent apparaître, aujourd'hui, originales et brillantes, de sorte que ces hommes sont considérés avoir anticipé des découvertes théoriques postérieures. Il s'agit, le plus souvent, d'une lecture du passé d'une science à partir de l'état actuel du savoir ; cette perspective rétrospective est d'ailleurs celle qui est prévalente dans la cité scientifique contemporaine.

Au total, reconstituer l'évolution des idées économiques sur la seule base d'une approche rétrospective absolutiste, c'est-à-dire à partir du dernier état de l'avancement théorique, suppose qu'on dispose d'un savoir homogène parfaitement intégré à partir duquel des régressions explicatives peuvent être effectuées. La domination d'un système général d'interprétation peut être tel à une période donnée qu'il peut conduire aujourd'hui à laisser dans l'ombre d'autres schémas qui étaient possibles au moment de sa propre élaboration.

Adopter, à l'inverse, une conception relativiste revient à soutenir qu'un auteur ne peut se poser un problème indépendamment du mouvement général de la société. Par suite, les propositions théoriques et les résultats des économistes des différentes périodes apparaissent, dans cette optique, peu comparables et difficilement classables sur la base de l'idée de progression continue de l'erreur vers la vérité. Toutefois, par-delà la pluralité des définitions et des approches, la distinction d'un champ spécifique de l'économie n'est pas seulement admis par la majorité des économistes,mais elle se révèle en outre opératoire. En bref, par-delà la diversité des points de vue et des choix théoriques, il existe aujourd'hui un langage de l'économiste.

Toute la difficulté est de parvenir à abstraire de l'histoire du savoir son cheminement latent; mouvement qui est de nos jours perceptible avec le recul du temps, l'état actuel du savoir en étant d'ailleurs le terme provisoire. En vue d'une mise au point de cet ordre, l'économique, en tant que telle, n'est pas toujours suffisante. Ce n'est que si se surajoute au point de vue strictement défini du scientifique celui de l'épistémologue que l'intérêt pour la science dans son histoire pourra être pertinent. C'est ainsi que les énoncés méthodologiques de
Popper, Kuhn et Lakatos ont été utilisés pour clarifier l'évolution des pensées économiques. Cependant, l'application d'appareils conceptuels hors du domaine d'origine pour lequel ils ont été élaborés soulève de délicats problèmes; l'existence durable de théories rivales en économie n'étant pas la moindre des interrogations. A la lumière des débats épistémologiques, il convient de se demander s'il est possible d'écrire une histoire qui manifeste l'activité scientifique à la fois comme constitution et comme découverte, une histoire qui conserve le souci de mettre en évidence un vrai sens tout en respectant la réalité des événements passés? Saisir le mouvement des pensées économiques nécessite de ne pas s'en tenir à un rétrospectivisme réducteur tout comme il convient de se garder des formes extrêmes de relativisme. En se plaçant à un niveau très général, il semble que l'évolution des idées économiques puisse être interprétée en replaçant les Ïuvres passées dans leur histoire, en dégageant les questions auxquelles l'appareil conceptuel et analytique qui s'y rapporte veut constituer une réponse. A chaque époque, la pensée économique s'organise autour d'un modèle directeur qui structure plus ou moins explicitement les analyses. La genèse théorique et sociale d'un problème fait, qu'à un moment donné, les premiers jalons d'un réseau conceptuel émergent. Le passage à la maturité fera peu à peu disparaître les multiples ambiguïtés qui peuvent accompagner les intuitions qui vont se révéler décisives. Si une structure théorique se met en place, elle va passer par des points critiques, connaître des mouvements de croissance exaltante et de reflux sous forme de modifications, extensions, rectifications. Avant que ce schéma général d'interprétation devienne totalement formulé un certain nombre d'auteurs en ont une perception plus ou moins claire. A travers un concept implicite ou explicite, le précurseur perçoit une structure de nature paradigmatique mais qui n'est pas saisie dans son ensemble.

En outre, le développement séquentiel de la pensée économique ne plonge-t-il pas ses racines dans ces considérations pré-analytiques que
Schumpeter nommait la " vision"? Il ne s'agit pas de sous-estimer les dynamiques internes à la discipline. Toutefois, il n'est pas dénué de sens d'estimer que, dans une certaine mesure, le contexte économique et social et les valeurs communément pratiquées exercent aussi une certaine influence sur les économistes. Le point de vue pré-analytique, que l'économiste porte ainsi sur le monde, isole, combine et structure les éléments de ses investigations. Par la mise en évidence de ruptures et de continuités, il s'agit de faire apparaître l'émergence de systèmes conceptuels théoriques qui correspondent à des manières bien distinctes d'envisager l'explication et qui peuvent encore coexister et s'affronter dans la pensée académique contemporaine.

L'histoire de l'économie politique est à construire. C'est à une interrogation des modalités d'investigation rétrospective de l'évolution du savoir que seront consacrés les deux premiers chapitres:

1. Le savoir du passé et le passé du savoir: modes d'écriture de l'histoire des pensées économiques.

2. Une nouvelle pièce au dossier: l'interprétation de
John R. Hicks.

 

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1/ LE SAVOIR DU PASSE ET LE PASSE DU SAVOIR : modes d'écriture de l'histoire des pensées économiques.*

 

Comment écrire l'histoire des sciences? Comment écrire, plus particulièrement, l'histoire de l'économie politique?

Il semble que l'attention se soit déplacée des successions linéaires, qui avaient fait jusque-là l'objet de la recherche, vers l'observation des phénomènes de rupture. Sous les grandes continuités d'une activité scientifique se développant suivant un mode cumulatif des connaissances et dans le sens d'un affinement progressif, on cherche maintenant à repérer des seuils, des crises. La question qui se pose à de telles études historiques n'est plus celle du soubassement théorique qui se continue, mais celle des modifications et mutations qui s'ordonnent comme fondations et comme renouvellement des fondations.

C'est à
Bachelard, sans doute, que revient le mérite d'avoir ouvert le champ de l'épistémologie historique en mettant en évidence les conditions réelles de la production des connaissances scientifiques. Considérant la constitution et la croissance du savoir comme un processus de constantes réorganisations de ses bases, à chaque étape de son développement, il rejette la conception continuiste de l'histoire des sciences. Ses successeurs français, Georges Canguilhem et Michel Foucault, approfondiront et développeront cette critique.

Dans la littérature anglo-saxonne il fallut attendre
Thomas S. Kuhn pour que cette thèse apparaisse comme une révélation. Economistes, sociologues, biologistes contemporains tentent de voir dans quelle mesure le recours à l'analyse en termes de " paradigme " et de " révolution scientifique " peut éclairer le développement historique de leur science. Ce qui ne va pas, d'ailleurs, sans larges controverses. On peut caractériser l'ensemble des discussions épistémologiques anglo-saxonnes en disant que le heurt des interprétations popperienne et kuhnienne de la croissance scientifique a produit une thèse intermédiaire, la " méthodologie des programmes de recherche scientifique " avancée par Imre Lakatos.

 

S'il faut en croire
Karl Popper le changement scientifique est rationnellement reconstructible et tombe dans le domaine de la "logique de la découverte". Entre deux théories concurrentes, la théorie retenue sera celle qui sera la moins réfutable. Ainsi, Popper substitue le concept de réfutation à celui de vérification. Si une théorie peut constituer un progrès réel - c'est-à-dire objectivement appréciable - par rapport à une autre théorie cela n'implique pas, pour autant, l'apparition d'un esprit scientifique nouveau. En d'autres termes, la théorie s'ordonne méthodologiquement et logiquement suivant des règles similaires à celles qui régissaient la théorie antérieure.

Pour
Thomas S. Kuhn, en revanche, il ne peut exister de choix véritables entre théories adverses. Il n'y a pas de progrès continu. Des points de rupture jalonnent le processus de croissance scientifique. Une périodisation doit être opérée : la science est une succession de "phases normales" et de "révolutions". La "science normale" est régie par un paradigme dominant au sein d'une communauté scientifique. Le paradigme est un réseau articulé de concepts analytiques, de principes méthodologiques, de techniques et de valeurs constituant le cadre de référence commandant tous les discours. Le schéma opératoire établi détermine alors la structure théorique, dicte au chercheur les questions significatives, les méthodes légitimes et la nature des réponses admissibles. Lors des réorganisations périodiques de la science un nouveau paradigme se substitue au cadre de référence jusque là prévalent. Ce concept de paradigme, employé dans vingt et un sens différents (1), dans la structure des révolutions scientifiques , est, en grande partie, à l'origine des débats opposant Kuhn aux popperiens.

A partir des thèses de
Kuhn et de Popper sur l'histoire des sciences Imre Lakatos a élaboré sa propre conception de la démarche scientifique. Par une formulation sophistiquée de la thèse de l'infirmation, par quelques modifications à la logique initiale de la découverte popperienne, Lakatos fait en sorte que cette logique puisse encore expliquer l'évolution du savoir scientifique. Adoptant une vision continuiste de la science, à travers des "lunettes popperiennes", il substitue à la notion kuhnienne de paradigme son propre concept de programme de recherche scientifique.

Toutes ces théories de la croissance scientifique reposent, pour l'essentiel, sur l'étude du développement des sciences physiques. Qu'en est-il de leur application au domaine économique ? Cette question impose les jalons de notre itinéraire.

Après avoir interrogé les schémas conventionnels de l'évolution du savoir nous présenterons les lignes de force des thèses de
Lakatos et de Kuhn, puis nous examinerons dans quelle mesure ces deux démarches scientifiques peuvent rendre compte du développement de l'économie politique.


I - L'HISTOIRE TELLE QU'ON L'ECRIT: LA REPRESENTATION DOMINANTE.


Traditionnellement, l'histoire du savoir économique est écrite sur le mode acquisitif, c'est-à-dire que la science se développe par petits accroissements qui constituent progressivement un fonds commun d'idées. Partant de l'hypothèse de la continuité historique de l'économie scientifique,
Joseph A. Schumpeter cherche à établir "le processus de filiation des idées scientifiques" (2). En d'autres termes, l'auteur de la monumentale History of Economic Analysis décrit le processus suivant lequel les efforts des différentes générations de chercheurs conduisent à un affinement progressif et permanent des structures d'analyse. Ce type d'interprétation laisse supposer que les économistes de différentes époques poseraient des questions identiques se rapportant à un domaine de recherche aux frontières peu mouvantes, en tout cas largement circonscrites.

Cette histoire sans aspérité, révélée par les ouvrages pédagogiques, reconstruit le passé en accumulant les progrès et en montrant leur conformité à la vision scientifique moderne de l'univers économique. De telles histoires des sciences ne sont pas composées selon les principes épistémologiques d'une théorie explicite de l'évolution du savoir bien que leur mode d'écriture se ressente directement des conceptions généralement internalistes-absolutistes de leurs auteurs.

Les traits fondamentaux de cette représentation courante de l'histoire seront d'abord dégagés avant que ses implications en soient présentées.

1°Caractéristiques essentielles.

L'interprétation dominante de l'histoire repose sur les propositions plus ou moins implicites de continuité, de linéarité et de progressivité. L'étude du passé correspond, d'abord, à une tâche de décomposition en ce sens qu'il s'agit de découvrir rétrospectivement des parcelles de vérité et de les séparer des propositions erronées. On considère moins l'historique d'une question déterminée qu'un aspect particulier, partiel de cette question. Il s'agit de découper le contexte historique en recourant aux critères fournis par l'état présent d'une branche scientifique. Les parcelles de savoir se succèdent séparées de leur environnement , ce qui fait croire à la continuité d'une explication. La mise en évidence de la découverte scientifique est moins ce que ses conditions d'apparition la faisaient que la manifestation de ce qui devrait être. Ainsi, si l'on reprend les débats économiques du début du 19 ème siècle, dans les termes mêmes qui furent utilisés, "on n'a aucunement le droit de tenir pour acquise une systématisation qui n'existerait pas vraiment encore"(3). Les grands représentants de l'école libérale anglaise ignoraient qu'ils seraient, pour les historiens, les "classiques". En 1819,
Simonde de Sismondi dans ses Nouveaux principes d'économie politique s'attaque à l'orthodoxie en voie de constitution en lui opposant une conception élargie et plus humaine de l'économie politique. Les oeuvres qui ne seront pas dans la ligne de la science économique à venir seront jugées "non conformes" et, par conséquent, vouées à l'oubli. Mais, du temps de Sismondi, alors qu'en quelques dizaines d'années tout va se jouer, deux directions possibles d'un savoir en voie de constitution semblent encore se présenter. Le passage de l'erreur à la vérité n'est révélé qu'à la condition que la vérité soit présupposée au départ. L'histoire du savoir est en quelque sorte conçue comme le développement d'un germe où se trouveront " préformée la figure encore blanche de son état présent" (4).

Dans cette perspective, l'historien peut, à la limite, être conduit à mettre en évidence les découvertes manquées en recréant la vraie réponse d'un problème à partir de ses éléments. Ainsi
W.H. Hutt "shall be trying to rehabilitate the law of markets by showing what Say really meant or what say ought to have meant" (5). L'historien peut aussi s'évertuer à remarquer qu'un auteur ne tire pas de l'Ïuvre d'un contemporain ou d'un prédécesseur tout ce qu'un autre en tirera par la suite. Sismondi, par exemple, sera ainsi critiqué parce qu'il "ne parvient pas" à la plus-value-marxiste et "n'accède pas à la logique marxiste " (6).

Le temps de cette histoire n'est, de plus, que l' artifice d'une logique : la logique prescrite a-temporelle de la vérité et de l'erreur, le changement historique d'un état de non-savoir au savoir. Il s'agit d'un univers analytique a-temporel parce que c'est un univers où le cours du temps rend fictivement présent le passé dans le champ théorique. Il s'agit d'une logique qui est celle de l'état actuel de la science, puisque l'état présent est la raison de tous les autres. Le déplacement des théories n'est en fait qu'un développement reconstruit à partir de la théorie ultime, développement sur le mode du simple déroulement, c'est-à-dire l'apparition progressive de ce qui serait contenu dans l'origine comme dans un germe. Des premiers économistes à
Samuelson il y aurait stricte rectilinéarité (7). Au-delà d'incidences doctrinales, l'histoire manifesterait une croissance quasi-continue du savoir avec une progression sur le mode cumulatif.

C'est dans les formulations de l'évolution du savoir de type continuiste que les précurseurs abondent car il y a transmission d'une époque à une autre des vérités acquises et des problèmes non résolus "sur le fil d'un temps linéaire et homogène" (8). Le développement de la science est ainsi conçu sur le mode linéaire et cumulatif progressant "sur la voie royale d'un devenir radieux"(9) . Nombre d'histoires de la pensée économique, cherchant à établir des filiations, s'efforcent de suivre à travers le temps le développement et les progrès d'un germe conceptuel. C'est dans ce mode d'interprétation de l'histoire de type continuiste que la moisson de précurseurs est abondante. Sans doute, cette conception est-elle susceptible de revêtir une diversité de formes, mais elle a toujours le même effet : celui de mesurer à la dernière théorie apparue la validité de celles qui l'ont précédé. Ce mode d'interprétation est réducteur en ce sens qu'il assimile et intègre tout ce qu'il aborde et qu'il multiplie le nombre des précurseurs.

 

2° Les conséquences de cette conception de l'histoire : une moisson abondante de précurseurs.

Un
précurseur est un auteur redécouvert a posteriori qui, dans le passé, à la différence de ses contemporains a posé les jalons d'un système conceptuel qui ne sera entièrement formulé et développé qu'après lui. En d'autres termes, un précurseur est, "sans doute, celui qui court devant tous ses contemporains mais c'est aussi celui qui s'arrête sur un parcours où d'autres, après lui, courront jusqu'au terme" (10).

Cette définition conduit à formuler deux observations. Un précurseur serait un chercheur de plusieurs temps, du sien et de ceux qu'on lui attribue comme ses continuateurs lesquels poursuivront son oeuvre inachevée, c'est-à-dire développeront son système de pensée simplement ébauché. C'est également un auteur scientifique que l'historien croit pouvoir "extraire de son encadrement culturel pour l'insérer dans un autre". Cela revient à considérer des concepts et propositions théoriques comme pouvant être déplacés et replacés dans un espace intellectuel où la réversibilité des relations a été obtenue par l'oubli de l'aspect historique de la question considérée. C'est dire également que le développement du savoir s'accomplirait selon un mouvement à peu près autonome, de façon largement indépendante des circonstances socio-historiques. La liste des précurseurs peut ainsi être fort longue. Ces initiateurs redécouverts a posteriori permettent d'établir des filiations lesquelles constituent la trame des histoires continuistes de la pensée.

En tentant de repérer les précurseurs de thèses actuelles ne risque-t-on pas de convertir ces recherches en paternité intellectuelle en réels délits d'intention? Il y a dans cette pratique, un risque qui doit nous inviter à la vigilance épistémologique, comme l'a enseigné Gaston Bachelard. Les penseurs du passé ont tenté de répondre aux problèmes de leur temps et non point aux nôtres. Il convient de ne pas leur faire dire autre chose que ce qu'ils voulaient dire. Ne risque-t-on pas de multiplier les contresens historiques en voulant à tout prix les déguiser en précurseurs des théoriciens contemporains ? Parce que
Jean-Baptiste Say, par exemple, a eu beaucoup d'idées heureuses, parce qu'il a abordé son sujet sous des angles divers, faut-il en conclure, pour autant, que l'économie moderne n'a fait que reprendre sur divers points des indications qu'il avait déjà données? Est-il possible d'admettre que les conceptions de Say présentent des affinités avec celles de Léon Walras, qu'il a, par ailleurs, orienté le libéralisme français, mais aussi le saint-simonisme, la doctrine proudhonienne, le protectionnisme américain d'un Carey, le socialisme d'un Henry George? Des influences partielles, parfois minimes d'ailleurs, peuvent, sans doute, exister. Mais, ne risque-t-on pas, par réaction, de nuire à ce qu'il y a de vraiment original et personnel chez J-B Say en étendant ainsi, de façon excessive l'étendue de son action intellectuelle (11).

Si un précurseur est un chercheur qui aurait jadis ouvert une voie achevée plus récemment par un autre, une question mérite d'être posée: s'agit-il bien du même chemin ? Ne convient-il pas de s'assurer si l'on peut mettre valablement bout à bout les deux itinéraires ?

En substituant le temps logique des relations de vérité au temps historique de leur invention on aligne l'histoire de la science sur la science, l'objet de la première sur celui de la seconde, le précurseur devient ainsi la créature d'une certaine façon d'écrire l'histoire des sciences, ce qui conduit
Canguilhem à dénoncer le précurseur en tant que "faux objet historique" (12).

Le savoir économique dans son histoire apparaît dans les interprétations de type continuiste comme l'exposition des phases successives par lesquelles s'opère sur un mode de développement cumulatif une lente maturation de la théorie économique. Parce qu'il est perçu sur la double proposition de rectilinéarité et de progressivité le savoir du passé apparaît en quelque sorte comme un savoir "normalisé" (13). Le développement historique de l'économie politique ainsi conçu comme un processus de rationalisation croissante d'un patrimoine théorique, son histoire apparaît moins comme interrogation sur la nature et le sens d'un mouvement que perception d'une continuité dont elle décrit le rythme de croissance. Dans la mesure où elle tend à effacer les conditions mêmes de son élaboration, cette histoire du passé théorique se présente, à la limite, comme une opération ininterrompue pour gommer son histoire réelle.

Les retours successifs aux textes anciens, sous cet éclairage prévalent, produisent des travaux qui, indépendamment de leurs qualités intrinsèques, ne sont jamais entièrement innocents. Qu'on ne se méprenne pas. Il ne s'agit pas ici de critiquer une saine récurrence dans la mesure où il s'agit de mesurer le chemin parcouru dans la voie de la connaissance scientifique au sein d'une même structure paradigmatique. Le patrimoine théorique, précisément parce qu'il est scientifique, est assuré de connaître des extensions, des rectifications, des dépassements par introduction plus ou moins partielle dans des théories plus générales. Toute théorie étant par définition datée, c'est même son destin d'être progressivement située. Aussi, s'agit-il bien plutôt d'exprimer les mises en garde les plus expresses envers l'application systématique d'une grille de lecture unique - celle du dernier état du savoir-, exerçant "une sorte de fonction de police épistémologique" (14) sur le savoir du passé. Certains mouvements de retour aux vieux auteurs ont moins pour objet de découvrir une approche novatrice que de rechercher un prédécesseur apte à cautionner une nouvelle orientation conceptuelle et méthodologique. Dans ce cas, il s'agit souvent de fausse récurrence dans la mesure où l'auteur du passé n'avait à sa disposition ni les concepts ni les méthodes qui lui auraient permis de réellement formuler le problème.

Mais, s'il importe d'être réservé à l'égard de l'établissement de filiations, il importe bien davantage de saisir la fonction implicite jouée par les interprétations de type continuiste. Ce qui est appréhendé et conservé des textes passés nous en montre l'enjeu : faire apparaître la rationalisation continue de la science économique. Privilégier l'uniformité du mouvement du savoir c'est ne voir dans les auteurs de jadis et dans leurs œuvres que les simples maillons d'une longue et unique chaîne théorique. C'est de façon concomitante jeter un voile sur les modifications et mutations qui s'ordonnent comme fondations et renouvellements des fondations. Dans cette perspective, parce qu'elle tend à réduire les différences afin de mettre en évidence une apparente continuité, parce qu'elle retient des similitudes même vagues ou allusives indépendamment de leur contexte, la quête courante de prédécesseurs masque plus qu'elle ne dévoile.

Parce que du développement de la théorie économique, il connaît déjà le point de départ et le point d'arrivée, ce mode d'écriture du savoir du passé peut être rangé parmi les conceptions "implicitement normatives" (15). Considérer l'évolution du savoir comme passage progressif de l'erreur à la vérité revient, en effet, "to cast luster on the present"(16) et à conférer à cette révolution un sens apologétique.

L'abandon des propositions de continuité, linéarité, progressivité, permet une évaluation différente du savoir dans son histoire.

 

II- DEUX MODELES DE LA PRODUCTION ET DE LA CROISSANCE DU SAVOIR : PROGRAMMES DE RECHERCHE CONTRE PARADIGMES.


Si
Kuhn et Lakatos essaient, l'un comme l'autre, de rendre compte de l'évolution d'une branche particulière du savoir, le premier l'explique en termes de paradigmes successifs, le second à l'aide de programmes de recherches rivaux.

Alors que
Lakatos entend donner une explication purement rationnelle de la croissance scientifique, Kuhn en propose une interprétation en termes non entièrement méthodologiques. Les idées de ce dernier étant mieux connues, nous essaierons d'abord de faire ressortir les traits caractéristiques de la pensée du premier.

 
1. L'analyse en termes de programmes de recherche.

A suivre
Lakatos, c'est seulement en se plaçant dans l'optique d'une "méthodologie des programmes de recherche scientifiques" (17) que les principaux problèmes de la "logique de la découverte" peuvent être abordés. Un programme de recherche est un mode d'explication qui apparaît si satisfaisant à certains savants qu'ils en demandent son acceptation générale (18). Si des théories isolées peuvent, certes, être testées, en revanche, seul un programme de recherche articulé en une série de théories est réellement à la base du développement de la connaissance scientifique. Deux éléments constituent une telle stratégie de recherche : le noyau dur (hard core) et sa ceinture protectrice (protective belt). Leurs caractères respectifs s'expliquent par la fonction bien définie qu'ils remplissent au cours de l'activité scientifique.

Le
noyau dur est constitué de l'ensemble des hypothèses qui fondent un programme de recherche et qui restent en vigueur pendant toute sa durée de réalisation. C'est le substrat théorique qui se perpétue. Une ceinture protectrice d'hypothèses auxiliaires enveloppe ce hard core. C'est l'élément souple, malléable, aisément modifiable du programme de recherche dont on peut compromettre l'existence sans que les fondations soient atteintes. Alors que l'existence du noyau dur ne peut être aisément compromise, la ceinture protectrice, elle, doit subir le "choc des tests".

Une double série de règles méthodologiques gouvernent alors l'activité scientifique. Les unes indiquent les voies de recherche à éviter (l'heuristique négative), les autres précisent, en revanche, les voies sur lesquelles il convient de s'engager (l'heuristique positive). "L'heuristique négative" interdit au chercheur de diriger le "modus tollens" vers le noyau dur. Les discordances qui peuvent apparaître entre les résultats des expériences et le hard core ne peuvent pas mettre en cause ce dernier. L'heuristique négative détermine le noyau dur qui est "irréfutable par la décision méthodologique de ses protagonistes". (19) Mais outre leur heuristique négative les programmes de recherche sont également caractérisés par leur "heuristique positive", celle-ci étant beaucoup plus flexible que celle-là. C'est la perspective générale qui gouverne la construction du programme de recherche qui constitue l'heuristique positive. Elle se compose, selon les termes de Lakatos, d'une "série articulée de suggestions sur la façon de changer de développer les variantes réfutables du programme de recherche", autrement dit, sur la façon de modifier, de sophistiquer la ceinture protectrice réfutable"(20). Elle peut donc être réajustée ou même complètement remplacée afin que ne soit pas mise en jeu l'existence même du noyau dur.

 
2. Mise en perspective .

Pour apprécier pleinement les propositions de Lakatos il convient de les qualifier en les situant par rapport aux positions respectives de Popper et de Kuhn. La
"méthodologie des programmes de recherche scientifique" se situe entre la "logique de la découverte" et la "structure des révolutions scientifiques". Tout en reprenant, apparemment, un certain nombre de catégories kuhniennes Lakatos se situe, néanmoins, dans la ligne popperienne.

a) Selon Karl Popper une proposition théorique n'est pas d'autant meilleure qu'elle subit avec succès le plus grand nombre possible de vérifications expérimentales. Le critère de sa qualité est sa capacité de résistance à toutes les tentatives les plus sérieuses entreprises pour l'infirmer. S'il faut en croire Popper (21) il faut chercher à obtenir des réponses négatives concernant la vérité des théories. Il ne faut pas essayer de les démontrer ou de les vérifier, il faut les tester en essayant de les infirmer ou de les réfuter. Le test d'un énoncé scientifique est donc un test de réfutation. Un système scientifique est un système "falsifiable", c'est-à-dire apte à être contredit par les faits. Il sera maintenu tant qu'aucune réfutation ne viendra l'éliminer.

Le
principe de "falsifiabilité" popperien comporte cependant une formulation plus sophistiquée. Une théorie n'est alors scientifique que si son contenu empirique est supérieur à celui d'une théorie antérieure (ou rivale), c'est-à-dire si elle conduit à la découverte de nouveaux faits. Dans cette version révisée une théorie T est éliminée si, et seulement si, une autre théorie T' présente les caractères suivants:

1- T' a un contenu empirique plus grand que T, c'est-à-dire qu'elle anticipe de nouveaux faits que T ne permettait pas de mettre en évidence (N);

2 - T' explique ce que T mettait déjà en lumière, c'est-à-dire qu'elle rend compte de tout le contenu non rejeté de T (M);

3 - L'excès de contenu empirique de T' est corroboré. (22)

Cette thèse peut être traduite par un schéma simple :

T est remplacé par T'

(Le remplacement d'une théorie par

une autre peut entraîner une perte de

contenu (P) aussi bien que des gains)

Une théorie ayant été infirmée il est tout à fait recevable d'essayer de la préserver à l'aide de modifications apportées à une ou à plusieurs de ses hypothèses auxiliaires pour peu qu'une telle modification accroisse le contenu empirique de la dite théorie. Mais alors toute théorie doit être considérée avec ses conditions initiales, hypothèses auxiliaires additionnelles et, également, avec les théories antérieures afin que puisse être valablement appréciée la nature du changement entraîné. Dans ce cas ce ne sont plus seulement des théories isolées qui sont jugées, mais c'est bien l'ensemble d'un système théorique qui est apprécié.

Cette voie sophistiquée du principe de l'infirmation est celle que Lakatos entend suivre (23). Généralisant alors cette thèse popperienne il distingue les
systèmes théoriques "progressive" et "degenerating". Un système conceptuel est théoriquement progressif si chaque nouvelle théorie a un contenu empirique supérieur à celui de la théorie précédente, c'est-à-dire si elle anticipe de nouveaux faits jusque-là non appréhendés. Un système conceptuel théoriquement progressif est également empiriquement progressif si son contenu empirique plus grand est également corroboré. Finalement, un programme de recherche sera progressif s'il est à la fois théoriquement et empiriquement progressif et, en déclin s'il ne l'est pas. Dans cette forme révisée de la théorie de l'infirmation et, contrairement à sa formulation "naïve", la réfutation, seule, n'est pas suffisante pour éliminer une théorie. Il faut pour cela qu'apparaisse une théorie nouvelle rendant compte, non seulement, de ce que l'autre expliquait de façon satisfaisante, mais élucidant, en outre, jusqu'à un certain point, certaines discordances connues.

La démarche scientifique de Lakatos se ressent à l'évidence des critiques formulées à l'encontre de la théorie de l'infirmation. Tenant compte de ce qu'elles pouvaient avoir de justifié il les neutralise en les intégrant partiellement dans sa propre position méthodologique. C'est ainsi que la méthodologie des programmes de recherche scientifique peut être considérée comme une réponse à l'approche kuhnienne en termes de paradigmes. Son appareil analytique apparaît forgé, à la terminologie près, à l'image du modèle kuhnien. Le programme de recherche et son noyau dur évoquent le concept de paradigme. L'activité scientifique développée au sein de la ceinture protectrice et la notion de rendements croissants (progressive) du système répondent au concept de "science normale". Dans les deux cas il s'agit d'accroître la portée et l'application du programme de recherche ou du paradigme. Les concepts d'heuristique positive et négative font écho aux "règles du jeu" fournies par le paradigme. La ceinture protectrice d'hypothèses auxiliaires et les règles empêchant l'application du "modus tollens" au hard core du programme rappellent le principe kuhnien selon lequel l'activité scientifique normale ne consiste pas à discuter les règles définies par le paradigme, mais à les utiliser à la solution d'une série d'énigmes posées dans le cadre du dit paradigme.

 

b) A ce point de l'étude il n'est pas inutile de revenir rapidement sur le déroulement normal de l'activité scientifique chez Kuhn si l'on veut placer les deux approches dans une meilleure perspective et si l'on veut apprécier la pertinence réelle de ces apparentes similitudes.

Contrairement à
Popper et à Lakatos, Kuhn a une conception éminem-ment sociologique des conditions et du processus de la production des concepts scientifiques. S'il faut en croire Kuhn, on ne peut rendre compte du progrès dans les sciences qu'en examinant la nature du groupe scientifique, "qu'en découvrant ce qu'il valorise, ce qu'il tolère et ce qu'il dédaigne"(24). On voit immédiatement l'importance majeure accordée à ce que Bachelard appelait la "cité scientifique". Une telle cité est l'unité où est produite et validée la connaissance scientifique. Créatrice de ses propres normes elle détient les critères d'objectivité et de vérité. Ce que possèdent en commun les membres de telles communautés scientifiques c'est ce que Kuhn appelle, dans son texte original, paradigmes. A la suite des critiques dont il fut l'objet il reconnaîtra qu'employé dans ce sens le terme n'est pas approprié. Dans des travaux postérieurs (25) il propose alors l'expression de "matrice disciplinaire". Disciplinaire parce que cela implique une possession commune de la part des spécialistes d'une discipline spécifique ; matrice parce que cet ensemble regroupe des éléments très divers : généralisations symboliques, croyances, valeurs, exemples au sein d'un cercle scientifique. C'est à ces exemples communs au groupe qu'est réservé le terme de paradigme au sens strict. Dans son sens large la notion de paradigme englobe ces deux composantes ; c'est-à-dire qu'il est constitué d'un ensemble de théories, de techniques et d'éléments métaphysiques acceptés par un groupe de savants. Le paradigme dominant sera le cadre perceptuel régissant tous les discours. L'organisation de la production de la connaissance scientifique, loin de se réaliser dans l'espace pur d'esprits éthérés, revêt, au contraire, un caractère social souligné.

Le paradigme définit le type de problèmes à résoudre, garantit l'existence et la nature d'une solution reconnue par le groupe. La recherche scientifique, dans sondéroulement normal, est alors une activité consistant à résoudre des énigmes (
puzzles est le terme dont se sert Kuhn). "Mener jusqu'à sa conclusion un problème de recherche normale, c'est trouver une voie neuve pour parvenir à ce que l'on prévoit et cela implique la résolution de toutes sortes d'énigmes sur les plans conceptuel, instrumental et mathématique"(26). Et encore, la "science normale" c'est le processus généralement cumulatif par lequel les croyances acceptées d'une communauté spécifique sont articulées et étendues (27). La science normale est une activité qui s'efforce de donner plus de finesse, d'extension et de précision à un paradigme accepté. Comme le souligne A.W. Coats "aucun paradigme n'est complet" (28). Aussi l'objectif de la science normale est-il l'articulation du paradigme, c'est-à-dire sa clarification par une amélioration continue de sa formulation. En revanche, toute question non posée dans les termes du paradigme tend à être qualifiée de "non-sens". C'est dire que le paradigme dominant exerce une censure très stricte, en même temps, d'ailleurs, qu'il est la condition du développement de la science normale.

 
3. Les transitions.

La description du processus de production de la connaissance scientifique, tant chez
Kuhn que chez Lakatos, est restée jusqu'ici inachevée. Il convient de se rappeler que l'objectif de Kuhn était l'étude de la structure des révolutions scientifiques. Autrement dit, comment s'effectue le passage d'un paradigme à l'autre ? Et, de façon similaire, comment se réalise la transition d'un programme scientifique de recherche à l'autre ?

En termes kuhniens, une "révolution scientifique" est un déplacement du réseau conceptuel à travers lequel les savants voient le monde (29). Etant donné les liens de connexité existant entre science normale et paradigme on peut, également, dire que c'est "un changement particulier impliquant une certaine réorganisation des choix effectués par le groupe" (30). Une révolution scientifique n'apparaîtra que si le paradigme établi rencontre une difficulté prolongée à résoudre des questions qui, apparemment, ne s'insèrent pas dans le cadre paradigmatique. La cause majeure de la
"crise", c'est "l'anomalie". Cette dernière résulte du fonctionnement même de la science normale. Il n'y a, cependant, de réelles anomalies que si les faits rebelles ne peuvent pas être maîtrisés à l'aide d'hypothèses supplémentaires, - auxiliaires diraient les popperiens -, au sein de la structure paradigmatique en place. Il n'y a d'anomalies entraînant le déclenchement d'une crise que si les phénomènes récalcitrants ne se laissent pas saisir par la problématique du paradigme dominant. Si on admet que le critère d'évaluation des découvertes scientifiques est leur aptitude à la résolution des problèmes, alors, le nouveau candidat à la fonction de paradigme doit résoudre une question essentielle, reconnue comme telle et qui n'a pu être approchée d'aucune autre manière (31). Il n'y aura révolution scientifique que si le nouveau candidat paradigme parvient à s'imposer au détriment du précédent. Kuhn décrit comme "incommensurables" les paradigmes successifs. Dans le cadre du nouveau modèle conceptuel les éléments de connaissance - vocabulaire, outillage analytique, expériences - vont se trouver dans un nouveau rapport (même s'ils sont partiellement les mêmes). Lors d'un changement de paradigme il y a, alors, déplacement significatif des critères déterminant la légitimité des problèmesainsi que des solutions proposées puisque nous avons vu avec Kuhn "qu'en apprenant un paradigme, l'homme de science acquiert à la fois une théorie, des méthodes et des critères de jugement, généralement en un mélange inextricable" (32).

 

Après avoir ainsi rappelé la signification de l'idée de révolution scientifique chez
Kuhn, il convient maintenant d'examiner comment s'effectue la transition entreprogrammes de recherche chez Lakatos. Aux notions de science normale et de crise le disciple de Popper fait correspondre les concepts de programmes à rendements croissants (progressive) et à rendements décroissants (degenerating) (33). Cette distinction conduit-elle à penser qu'un programme doit être conservé jusqu'à ce que soit épuisé tout son pouvoir heuristique ? Dans ce cas, cela signifierait qu'un programme rival ne devrait être introduit que lorsque l'accord serait à peu près unanime, chez les savants, sur le seuil de caducité d'un programme antérieur. Une telle position est tout à fait inacceptable pour Lakatos. A aucun moment un programme ne doit devenir une weltanschauung. La science normale, pense-t-il "n'est rien d'autre qu'un programme qui a atteint un monopole" (34). L'histoire de la science n'a pas été et ne peut pas devenir une succession de sciences normales. Elle a été et devrait être, assure-t-il, une histoire de programmes de recherche scientifique concurrents.

Mais s'il existe des programmes rivaux, une nouvelle question se pose : comment un programme peut-il être éliminé ? Comment s'effectue la transition d'une stratégie de recherche estimée caduque à celle qui la remplace ? Le crépuscule d'un programme n'étant pas en soi une condition suffisante, quelles conditions objectives conduira à son abandon? Seul un programme rival, ayant la capacité d'anticiper théoriquement de nouveaux faits dans son développement, c'est-à-dire ayant un pouvoir explicatif supérieur, pourra se substituer au précédent. Un programme nouveau peut, au départ, rendre compte de tous les phénomènes dont la stratégie de recherche antérieure donnait, déjà, une explication satisfaisante, mais il peut falloir du temps pour développer toutes ses virtualités. C'est dire qu'il ne peut être apprécié que dans la longue période.

C'est donc à une reconstruction rationnelle objective du développement scientifique que l'on est convié par opposition à l'approche kuhnienne qu'il qualifie d'irrationnelle, "a matter for mob psychology' (35). Partant en guerre contre le subjectivisme de
Kuhn, Lakatos considère le processus de production et de croissance du savoir comme appartenant au fameux "monde 3" de Popper, c'est-à-dire au monde de la connaissance articulée qui est indépendante des sujets connaissants (36). Par rapport à la version originelle de Popper, une critique purement négative, comme la "réfutation", n'élimine pas, par elle-même, une stratégie de recherche. Seule une critique positive appuyée sur des programmes de recherche rivaux peut conduire à son rejet.

Cette méthodologie explique l'autonomie de la science. Les problèmes que les chercheurs choisissent rationnellement d'étudier sont déterminés par l'heuristique positive du programme et non par "psychologically worring anomalies"(36) . Objectivant tout changement de programme Lakatos en arrive très logiquement à donner la primauté à une conception internaliste de l'histoire des sciences. Ce qui revient à considérer l'existence d'un niveau autonome de la production du savoir tel que les transformations qui s'y produisent adviennent par des causes théoriques purement internes. Ce qui revient, simultanément, à nier l'influence d'incidences externes - psycho-sociologiques à la Kuhn, voire plus largement économiques, institutionnelles, politiques ...- dans la production de la connaissance scientifique. Les faits historiques, rebelles à une construction rationnelle, faisant alors, seulement, l'objet de notes de bas de page (38).

On comprendra, alors, la double accusation, généralement, portée contre
Kuhn, de transformer la science en une entreprise subjective et irrationnelle, d'une part, et, de l'autre, d'en présenter une conception totalement relativiste. Le rationalisme de Popper et de son disciple est fondamentalement opposé à toute forme d'historicisme. Comme on a pu l'écrire, il est "aux antipodes du relativisme historique de Kuhn" (39). La critique des popperiens porte plus sur le déroulement "normal" de la science que sur les épisodes centraux du progrès scientifique que sont les révolutions. A suivre Popper et Lakatos la science doit être considérée comme étant en situation de "révolution permanente", les savants devant être constamment les initiateurs de théories nouvelles. En aucun cas, une représentation du savoir sous forme de successions de périodes de sciences normales et de révolutions n'est admissible. De plus, la méthode hypothético-déductive serait à la fois celle des sciences de la nature et des sciences sociales; pour Popper il y a unité de la méthode scientifique.

 

Pour
Kuhn, en revanche, les révolutions, par leur nature ne peuvent pas être toute la science. Les cadres de référence doivent être "vécus et explorés", c'est-à-dire articulés avant d'être éliminés. Pour l'un, le critère de la production du savoir est relatif ; pour les autres, il est absolu, historique, invariable. Alors que chez Kuhn la méthodologie seule ne peut entièrement rendre compte de la transition paradigmatique, chez Lakatos, en revanche, le passage d'un programme de recherche scientifique à l'autre s'explique totalement en termes méthodologiques. La correspondance terme à terme que l'on croyait devoir observer entre les outils conceptuels de Kuhn et ceux de Lakatos ne signifie pas, par conséquent, que le second accepte le modèle de production et d'évolution du savoir du premier. Lakatos tient seulement compte de la part de vérité qu'il estimait contenue dans les critiques formulées par Kuhn à l'encontre de la thèse de l'infirmation ; il ne renonce point, pour autant, à la position théorique fondamentale des popperiens. C'est pour cela qu'on a pu parler, à propos des modifications proposées par Lakatos, de "mesures de contre-réforme"(40).

L'exposé de ces débats montre que la représentation qu'on se fait du savoir dépend de la manière dont on se rapporte à la connaissance scientifique. Il en est ainsi pour l'histoire générale de la science comme pour l'histoire de l'économie politique en particulier.

 

III- LES TRANSITIONS DANS L'HISTOIRE DE LA SCIENCE ECONOMIQUE. UN EXEMPLE : LE PASSAGE DE L'ECONOMIE POLITIQUE CLASSIQUE A L'ECONOMIQUE NEOCLASSIQUE.

L'histoire de la science économique peut-elle être mieux analysée en termes de programmes de recherches qu'en termes de paradigmes et de révolutions scientifiques ?

Mais, d'abord, quels sont les paradigmes dominants dans l'histoire de la science économique ?

La science économique dans son histoire apparaît marquée par quelques Ïuvres cardinales. Ces fruits de la réflexion de quelques grands noms se présentent toujours comme un système d'interprétation général et créateur. Un système général en ce que par son réseau conceptuel ou (et) par son approche méthodologique, il constitue la structure paradigmatique à un moment donné. Un système créateur en ce que, dans le cadre perceptuel défini, l'activité scientifique va avoir pour objectif l'articulation du paradigme, c'est-à-dire sa clarification par une amélioration continue de sa formulation. Ces oeuvres les plus significatives fondant l'économie politique comme science constituent ainsi pour l'historien les repères indispensables. Rétrospectivement les moments critiques du développement de l'économique ne sont pas difficiles à identifier même si, à l'époque, leur complète signification a pu ne pas être remarquée. Cependant, à ce niveau aussi il y a discussion entre les économistes. Selon
A.W. Coats l'économie politique a été dominée historiquement par un seul paradigme : "the theory of economic equilibrium via the market mechanism" (41). Pour le professeur Spengler la révolution keynésienne, seule, peut prétendre à l'investiture paradigmatique (42). La divergence d'opinions s'explique probablement par l'ambiguïté de la notion kuhnienne de paradigme. On peut, malgré tout, identifier avec Bronfenbrenner et Goodwin (43) trois révolutions dans l'histoire de la pensée économique : les révolutions associées aux écrits d'Adam Smith (ou de Hume pour Bronfenbrenner) et de John Maynard Keynes ; enfin, la révolution marginaliste (44). Pour notre part nous essaierons d'appliquer les méthodologies lakatosienne et kuhnienne à la révolution marginaliste.

Après l'application de l'analyse lakatosienne à la révolution marginaliste, la caractérisation des économies classique et néoclassique sera effectuée et suivie par l'exposé des facteurs expliquant le passage de la première à la seconde.

 
1. L'application à l'économie de la méthodologie des programmes de recherche.

Nous reprendrons explicitement la transposition qu'a effectué le professeur
Mark Blaug (45). Il part de la thèse de Coats selon laquelle la science économique a été historiquement dominée par "the theory of economic equilibrium via the market mécanisme". Le paradigme est, en fait, un réseau de sous-paradigmes imbriqués, réseau conceptuel, qui peut se couler dans le moule méthodologique proposé par Lakatos. Ce programme de recherche est fondé sur deux concepts. Le premier est le principe de maximisation sous contraintes; en d'autres termes, le postulat smithien de l'agent économique individuel dont le comportement est commandé par un critère de "maximisation dans un marché relativement libre" (46). Le principe d'optimisation soumis à des contraintes est alors uni à la notion d'équilibre général sur des marchés concurrentiels autorégulateurs pour produire la méthode de la statique comparative.

L'élément métaphysique de ce programme scientifique de recherche, ou "noyau dur", se compose de "weak versions" de ce que l'on appelle habituellement les hypothèses de la concurrence parfaite. ("If they are not stated weakly, they became refutable by casual inspection and cannot, therefore, be held true a priori"). Ces hypothèses seront donc du type évaluations économiques rationnelles, stabilité des préférences, certitude et connaissance parfaites, parfaite mobilité des facteurs ...

L'heuristique positive du programme comprenant, alors, des directives pratiques telles que la division du marché entre acheteurs et vendeurs ou producteurs et consommateurs, la structure du marché, la définition de comportements-types , les conditions ceteris paribus, etc. ...

Les économistes marginalistes adoptèrent le noyau dur de l'économie politique classique en l'entourant d'une nouvelle ceinture protectrice d'hypothèses auxiliaires; c'est dire qu'ils modifiaient son heuristique positive. Finalement, les fondateurs de l'économie marginaliste, en introduisant leurs innovations ne construisaient pas un nouveau programme de recherche. Ils introduisaient plutôt un changement qui permettait de développer l'ancien programme des économistes classiques (47).

Cette interprétation du développement historique de la science économique de 1776 aux années 1870 apparaît séduisante. Cependant, ne tend-elle pas à masquer le réel changement qui s'est opéré tant dans les structures d'analyse que dans la problématique générale ? Des éléments centraux du paradigme classique étaient soient laissés de côté, soient délibérément rejetés tandis que de nouveaux points nodaux étaient retenus.

2. Bref rappel des caractéristiques paradigmatiques classique et néoclassique.

Il semble qu'on puisse soutenir que les classiques anglais et les néoclassiques ont constitué des modèles perceptuels comportant en un système articulé, mais indissociable, des questions, un domaine, des concepts et des choix théoriques.

a) La structure analytique .

Le concept central

A la fin du 19 ème siècle on assiste à un déplacement conceptuel majeur. Le capital qui avait été le facteur nodal de l'analyse classique ne joue plus dans la pensée néoclassique qu'un rôle second, l'élément central devenant le prix.

A suivre la reconstruction de l'économie classique qu'a opéré
Robert V. Eagly, le concept de capital fournit, chez les classiques, le schéma analytique autour duquel les composantes de leur dispositif théorique sont construites. Il en est "the very heart and core of classical theory, at the essence of Classical Economics" (48).

C'est, naturellement, le capital qui constitue dans la
Richesse des Nations la variable-clé du mécanisme de croissance. L'accumulation du capital est décisive tant comme moyen d'accroître la productivité que comme condition nécessaire à l'expansion du secteur capitaliste.

A la différence des classiques qui recourent à une conception large du capital (machines, matières premières, salaires), les néoclassiques utilisent une notion étroite éliminant les salaires. Le capital, au sens classique, c'est l'ensemble des biens productifs qui sont stockés à la fin d'une année pour être utilisés au cours de la production de l'année suivante. Les salaires sont nécessairement des "stocks", antérieurement accumulés. Les"avances" aux travailleurs ne peuvent être effectuées que par les capitalistes qui se sont abstenus de consommer.

Avec
Walras, le capital qui avait servi "d'élément unificateur" de l'école classique, devient un input -(défini très étroitement)- au même titre que le travail et la terre. La redéfinition de la notion de capital est l'indice d'un changement majeur de l'analyse économique. Walras posait de nouvelles questions. L'attention " shifted increasingly to price which became the central construct of post-classical theory. The behavior of participants in the economic process was viewed in terms of its relationships to price; and price data were considered to form a major input into the decision process of entrepreneurs and members of the general public"(49). Il recherchait une explication mathématique de la formation des prix de marché des biens et des services producteurs. C'était aller vers une reconstruction fondamentale de la théorie et à la production d'un modèle complet de l'équilibre général des prix et des échanges.

 

Théories de la valeur et de la répartition.

Pour
Adam Smith, les biens doivent s'échanger en fonction de la quantité de travail nécessaire à leur production. On sait qu'il estimait important de distinguer "l'état primitif et brutal" de la société qui précède l'accumulation du capital et l'appropriation des terres "de la société de classe où le capital s'est accumulé entre les mains de personnes privées". Il pensait que son interprétation de la valeur n'était pas valable pour une économie "avancée" et devait être remplacée par une théorie du type valeur-coût de production. Ricardo critique cette restriction de Smith et prônait, non sans ambiguïté, l'explication de la valeur des biens reproductibles par la quantité de travail nécessaire à leur production.

Rompant avec la valeur travail,
Jevons, Menger, Walras - (et leurs précurseurs)- vont fonder la valeur d'échange sur la notion d'utilité marginale. Ils élaboraient une théorie subjective de la valeur ayant son origine dans l'homme. Une interprétation de la valeur d'échange reposant sur l'attitude des consommateurs a pour conséquence de concentrer l'attention sur la situation de l'individu et, par là-même, "d'introduire un biais individualiste" (50).

Cela révèle un point de vue sur la réalité socio-économique relativement différent des classiques dans la mesure où, pour ces derniers, l'analyse de la valeur d'échange "partait nécessairement des conditions socio-économiques qui façonnaient les rapports de classes dans la société" (51).

On peut rappeler, également, que les marginalistes insistaient davantage sur l'utilité plutôt que sur les coûts de production, sur la demande plutôt que sur l'offre.

Critiquant la théorie de la valeur des classiques, les marginalistes contestaient, en même temps, la théorie de la répartition de
Ricardo-Mill. En raison des rapports conceptuels et logiques entre ces théories la contestation de l'une implique la critique de l'autre. On sait que pour Ricardo la détermination des lois qui règlent la distribution est le principal problème de l'économie politique. Maurice Dobb va jusqu'à penser que, pour les classiques, l'économie était une théorie de la distribution avant même d'être une théorie de la valeur d'échange. "Certainly Ricardo ... devised his theory of profit before he perfected his theory of value as foundation and framework of the former" (52). Les types de revenus retenus par Ricardo n'étaient pas des catégories purement abstraites au sens de rémunération des facteurs de production. Suivant, en cela, Adam Smith, il envisage la répartition du produit entre les trois classes de la société : les propriétaires fonciers, les possesseurs des fonds ou des capitaux nécessaires pour la culture de la terre, les travailleurs qui la cultivent. Il accorde, par là-même, une importance certaine aux facteurs sociologiques et institutionnels.

Alors que pour les classiques la distribution résultait du jeu des institutions et des relations sociales, pour les néoclassiques elle est déterminée par les conditions de l'échange. La théorie de l'équilibre général fait apparaître que les rémunérations des services producteurs se déterminent comme le prix des biens et de façon simultanée, sur des marchés où la concurrence tend à égaliser en permanence l'offre et la demande de chaque type de services.

Pour les classiques "income-distribution (the wage-profit ratio) was a pre-condition of the formation of relative prices. Per contra, in post -Jevonian and Austrian Theory income-distribution is derived as part of the general pricing process - as a constituent set of equations in the total equational system of market equilibrium. Thus income-distribution is made to appear ... as something supra-institutional and supra-historical so for, at least, as income- distribution between factors is concerned" (53).

Etant donné la logique de son interprétation de l'école classique,
Eagly peut écrire que c'est la nouvelle définition du capital de Walras qui tua le fonds des salaires (54).

Avec la nouvelle théorie de la distribution qui allait se développer - selon laquelle les revenus dépendent de la productivité des facteurs de production -, la prise en compte des relations socio- économiques entre les apporteurs des moyens de production devenait inutile.

Economie politique classique et économique néoclassique apparais-sent bien comme deux structures théoriques distinctes quant au mode de détermination des phénomènes d'échange et de distribution des revenus.

Le rejet dans les années 1860-1874 des théories fondamentales classiques de la valeur, du capital et des salaires s'accompagnait d'une reconsidération de l'objet comme des limites de l'économie politique. Un lien étroit existe, en effet, entre les questions de méthode, de structure analytique et de champ d'exploration.

b ) Objet et limites de la science économique.

Les classiques anglais définissent l'objet de l'économie politique comme la recherche des causes qui déterminent la production et la distribution des richesses. L'étude des conditions de la croissance économique les conduit, alors, à s'intéresser aux questions posées par l'accumulation du capital. Chez les néoclassiques, il n'est plus question de cela. Pour
Jevons le problème de l'économique est de"satisfaire le maximum de nos besoins avec le moindre effort ... en d'autres termes, rendre le plaisir maximum" (55). La diversité des définitions révèle deux conceptions différentes de la science économique. L'intérêt se déplace de la croissance vers les problèmes d'efficacité et d'affectation des ressources rares à usages alternatifs. Leur objectif est de montrer que les capacités de production disponibles à un moment donné du temps seront utilisées de la meilleure façon possible quand la liberté des échanges sera respectée.

L'objet de
Wealth of Nations n'est pas la production en soi d'un cadre analytique, mais de définir les conditions nécessaires à un rapide développement économique (56). Le projet néoclassique, ne tend pas à aider, directement et pratiquement, à la formulation d'une politique économique; il se veut un corpus théorique systématique et général.

Le changement d'orientation était associé "with the drawing of different boundary-lines to the 'system economic', treated as an 'isolated system', so that the questions of property-ownership or class-relations and conflicts were regarded as falling outside the economist's domain, not directly affecting, in major respects at least the phenomena and relations with which economic analysis was properly concerned, and belonging instead to the province of the economic historians or the sociologist" (57).

L'économie que décrivaient les néoclassiques n'était plus une "économie en société" (58) pénétrée de pouvoirs sociaux comme était celle des classiques. Le paradigme repose sur un postulat strictement individualiste. Tout élément conflictuel dans les réseaux de relations entre unités économiques se trouve rejeté.

Le rétrécissement des limites du champ d'exploration permet, en contrepartie, un progrès dans la sphère de la stricte analyse économique qui atteindra une rigueur de plus en plus grande.

Après avoir dégagé, à grands traits, les lignes de force des économies classique et néoclassique, tant sur le front analytique que méthodologique, l'attention doit se focaliser sur le passage lui- même, c'est-à-dire sur sa nature et sur les facteurs qui peuvent en rendre compte.

3. La nature du changement et les facteurs explicatifs de la transition.

La caractérisation opérée, même si elle devrait être précisée, tend à montrer qu'il y a passage d'un ordre d'évidence à un autre. L'objet de l'investigation s'est déplacé; la transformation de "l'économie politique" en "science économique" en est le signe. Les points nodaux ne sont plus les mêmes. Economie politique classique et économique néoclassique apparaissent présenter chacune une articulation paradigmatique propre. Il n'y a pas seulement modification d'hypothèses auxiliaires dans la ceinture protectrice, mais il y a une nouvelle perspective fondamentale dans l'ordre de la connaissance économique. Il y a révolution scientifique. L'avènement d'un paradigme doit pouvoir être considéré comme révolutionnaire dans ses implications théoriques indépendamment du temps qu'il a mis à s'imposer. Le caractère révolutionnaire du marginalisme réside davantage dans la méthode d'analyse avancée et dans la définition de son objet que dans la rapidité de sa genèse et de sa diffusion (59).

Quels facteurs peuvent expliquer le passage de l'économie classique à l'économie néoclassique ?

Deux types d'interprétations s'opposent selon qu'elles retiennent des causes purement internes à la discipline ou qu'elles admettent le jeu d'influences externes. On retrouve, ici, l'opposition classique entre internalistes et externalistes en histoire des sciences.

Une première série d'interprétations, prenant l'économie contemporaine en référence, tend à porter au crédit des auteurs marginalistes le mérite d'avoir mis l'économie "sur la route qui mène à l'acquisition du statut d'une science exacte ou rigoureuse" (60). En réduisant l'importance des variables historiques, institutionnelles et sociologiques les marginalistes opéraient un rétrécissement des limites du champ économique; rétrécissement qui permettait d'accéder à une connaissance de type hypothético-déductif appréciée d'un point de vue professionnel. Dans cette perspective on tend à expliquer le développement de la théorieéconomique par "les seules valeurs et pressions internes de la discipline" (61). Le succès de la révolution marginaliste est finalement associé à la professionnalisation de la science économique. Alors que dans la période précédente la plupart des économistes n'étaient pas des universitaires, en revanche, dans les dernières décennies du 18 ème siècle, l'économie devint une discipline académique. Dans la phase pré-académique, la collecte des données et l'effort de théorisation étaient entrepris et conduits à des fins pratiques de politique économique. L'importance des incidences politiques de la science déclinait au fur et à mesure que l'économie devenait davantage l'affaire d'une profession universitaire. Une science professionnalisée, note
Mark Blaug, développe nécessairement sa propre force d'impulsion (62) . Une valeur dominante du monde universitaire est le développement de la connaissance fondamentale plutôt que la satisfaction d'objectifs pratiques immédiats. Considéré de façon positive, continue G.J. Stigler, l'esprit académique accorde un prix spécial à la généralité (63). La forme du travail finit par acquérir une valeur indépendamment de son contenu; rigueur et élégance l'emportent sur l'efficacité immédiate.

Les théories de l'utilité participaient, ainsi, aux valeurs attribuées au monde académique. A la différence de l'école classique anglaise, elles permettaient une explication unifiée de la valeur quelle que soit la nature des biens. L'école classique n'avait pas de logique pivotale: l'entrepreneur était maximisateur du profit tandis que le consommateur et le travailleur "were opaque bundles of sociological behavior traits". Les théories de l'utilité, en revanche, donnaient une explication unifiée du comportement en termes de maximisation de l'utilité. Elles étaient, enfin, la première forme de l'économie moderne formelle, abstraite, mathématique (sauf
Menger). C'est dire qu'à la différence de l'école classique elles se rapprochaient du modèle de scientificité qu'étaient les sciences physiques.

Finalement, pour expliquer l'adoption de l'analyse marginaliste,
Stigler recourt à l'hypothèse de l'apparition de nouvelles valeurs au fur et à mesure que la science économique devenait plus académique. Cette interprétation fondée sur la professionnalisation et sur la modernisation tend à gommer les différences entre les deux dispositifs théoriques classique et néoclassique. Prenons un exemple chez Schumpeter qui écrit: "Jevons, Walras, Menger ... visualized the economic process much as had J.S. Mill or even A. Smith; ... they saw the subject-matter of economic analysis, much as Smith or Mill had seen them, and all these efforts aimed at explaining them more satisfactorily" (64). En d'autres termes, c'est recourir implicitement à une analyse de type programmatique à la Lakatos. C'est reconnaître que le "noyau dur" du programme de recherche néoclassique est analogue à celui des classiques; sa "ceinture protectrice" d'hypothèses auxiliaires ayant été seulement modifiée de sorte que la fécondité explicative de son heuristique positive soit d'un ordre supérieur. Dans cette perspective, la structure conceptuelle en place participe à un pur dynamisme théorique immanent. Ce mode d'interprétation est linéaire et réducteur en ce sens qu'il assimile et intègre tout ce qu'il aborde. Mais, il est obligé de laisser de côté une part de la problématique précédente difficilement intégrable dans le dispositif théorique en place. Il en est ainsi des théories de la population et de la croissance classiques. C'est dire, également, qu'on se rapproche d'une lecture acquisitive, continue et cumulative de l'histoire du savoir économique. Cette histoire sans aspérité, véhiculée par les ouvrages pédagogiques, reconstruit le passé en accumulant les progrès et en montrant leur conformité à la vision scientifique moderne de l'univers économique (65). On pourrait dire, avec Michel Foucault, que les concepts ont été pensés à partir d'un futur qui les attendait dans l'ombre (66). Un programme de recherche ne requérant qu'une pure adhésion conceptuelle sur le plan cognitif, la transition peut être interprétée sur le mode du simple déroulement.

Cette explication en termes de progrès théoriques successifs est perçue, d'un point de vue kuhnien, comme insuffisante. La quasi-continuité observée au niveau des idées et des thèmes n'est, sans doute, qu'un effet de surface.

La séquence d'articulation du nouveau paradigme ne résulte pas du seul dynamisme théorique, mais du développement théorique associé à des valeurs. C'est admettre que la production de la connaissance ne s'opère pas dans un vide social. Au contraire, la science est un sous-système social culturel. Des éléments extérieurs à la seule logique de la connaissance interviennent. Dans les sciences humaines il y a une incessante imprégnation de facteurs sociologiques dans l'ordre du savoir. Les stratégies de recherche- et leurs changements- ne sont pas le produit du seul développement autonome de l'activité scientifique car elles subissent l'agression de l'environnement. Laissons parler l'un des lauréats du prix Nobel d'économie:"In our search for truth, and in the direction of our research interests, the particular approach we are choosing, the explanatory models and theories we are constructing and the concepts we use, and, consequently, the course we follow in making observations and drawing inferences, we are influenced by individual personality traits, besides that, by the mighty tradition in our disciplines, and by the play of interests and prejudices in the society in which we live and work. The evolution of our sciences cannot be seen as autonomous, but is continually influenced by the inner external forces" (67).

Les forces extérieures généralement reconnues comme jouant un rôle décisif dans la formation des analyses économiques sont le climat intellectuel et les intérêts de classe.

On sait, par exemple, qu'
Emil Kauder explique le développement de l'économie marginaliste non seulement par les "changements immanents" (68) à la discipline,mais par l'influence des idées générales de l'époque (69).

D'autres, soulignent, parmi les facteurs extracognitifs le rôle joué par la dimension politique dans le processus de production du savoir. (Ainsi, Ronald Meek dans "The Decline of Ricardian Economics in England").
Michel De Vroey, à son tour, l'a rappelé; la connaissance est une recherche de vérité, mais, également, un phénomène de pouvoir. C'est "en quelque sorte une lutte politique où des vues opposées de la réalité et de la manière de l'étudier s'affrontent".Une classe dominante, rappelle-t il encore, utilise son pouvoir pour influencer la construction scientifique soit de façon directe, soit, comme il est plus probable de nos jours, de façon indirecte. Un paradigme correspondant aux intérêts de la classe prévalente verra sa croissance encouragée; au contraire, une analyse critique des intérêts de celle-ci se verra gênée dans son développement (70). C'est ainsi qu'Howard Sherman peut écrire que la théorie néoclassique reflétait la" victorian complacency of the new ruling class" (71). En d'autres termes, la production historique des concepts reproduit à sa manière les rapports sociaux réels (72). S'il est vrai que les théories de l'utilité marginale apparaissaient comme une réaction contre les thèses de la valeur- travail et de la valeur-coût prévalentes, s'il est vrai que les fondateurs "were very well aware of the dangerous uses which were currently being made of these theories in certain quarters", la révolution marginaliste "was hardly a conspiracy and certainly not a conscious one" (73). L'apologétique du marginalisme n'était pas la motivation majeure des premiers fondateurs du marginalisme. Cela n'exclut point, pour autant, l'existence de considérations idéologiques lors de l'application de ces théories de l'utilité(74) . L'influence des facteurs idéologiques, lors de la diffusion des idées marginalistes est, en revanche, certaine. On sait que John Bates Clark, par exemple, n'hésitait pas à tirer des conclusions éthico-politiques de son analyse de la productivité marginale de la répartition.

Le rôle et l'importance des différentes influences exogènes que l'on peut estimer pertinentes dans l'explication de la formation historique de la science économique est toujours objet de controverse (75) . Pour notre part, c'est la discontinuité que l'on peut lire dans le développement de l'économie classique à l'économique néoclassique qu'il nous semble important, ici , de souligner.

Les marginalistes n'ont pas voulu simplement prolonger la pensée économique classique . Le système néoclassique se pose comme radicalement différent de l'édifice théorique précédent. Parce qu'ils estiment que la théorie classique a échoué les auteurs marginalistes ont établi une autre théorie de la valeur et un autre modèle.

On sait que la valeur, pour les classiques, avait un fondement objectif; les marginalistes lui substituent un fondement subjectif. L'hypothèse classique selon laquelle les coûts de productions déterminent la valeur finale est renversée par les marginalistes ; ce sont les biens de production qui tirent leur valeur des biens produits.

Plus généralement, on peut soutenir qu'il existe un modèle néoclassique bien qu'il ne soit pas abordé dans les mêmes termes par les différents auteurs. Il a fallu du temps pour qu'il se constitue. Il se présente comme un système potentiel qui se découvre peu à peu et dont toutes les virtualités ne seront que progressivement développées.

Les premiers marginalistes ont établi les postulats en transformant des intuitions en concepts opératoires.Le modèle néoclassique est un système d'analyse reposant sur la subjectivité des choix des agents économiques individuels. C'est un réseau de relations d'échanges reliant des unités premières séparées. L'effort théorique s'ordonne autour du concept d'équilibre économique. C'est un système d'interdépendance conduisant à un équilibre stable dont on étudie les conditions de réalisation .

Augustin Cournot aperçut l'importance de la notion générale d'ensemble économique lorsqu'il écrivait que pour une "solution complète et rigoureuse des problèmes relatifs à quelques parties du système économique il semble qu'on ne puisse se dispenser d'embrasser le système tout entier"(76). Mais bien qu'il reconnut la nécessité de considérer le système économique comme un ensemble dont toutes les parties se tiennent et réagissent les unes sur les autres, c'est à Walras qu'il appartient de mettre l'accent sur l'interdépendance générale, et de construire un modèle d'équilibre général. "L'économie pure" se meut dans un monde rationnellement organisé. C'est une mécanique rationnelle proche des sciences physico-mathématiques dont elle utilise la méthode. Le modèle walrasien constitue une tentative d'appréhension de tout le domaine formalisable, les autres marginalistes n'en ayant posé que les prémices ou n'en ayant proposé que des analyses fragmentaires. C'est un essai d'explication de l'équilibre statique réalisé de façon simultanée sur le marché des produits et sur le marché des services producteurs. Le modèle de Walras doit être considéré comme la première expression générale et rigoureuse du système néoclassique. Les économistes ultérieurs progresseront de proche en proche en prospectant successivement les sous-ensembles du modèle général, en procédant par endogéneisation de variables précédemment considérées comme exogènes ou par l'examen d'hypothèses alternatives. Ce qu'il convient de souligner, c'est que seuls les changements et apports théoriques successifs qui se sont inscrits dans l'axe de cohérence du modèle se sont révélés fructueux. L'idée d'équilibre constitue, en effet, une norme de raisonnement qui détermine tout le reste. Les auteurs néoclassiques ont considéré que tout problème économique ne pouvait avoir de signification que dans la mesure où il pouvait être représenté par un équilibre stable. La structure d'analyse détermine la nature du modèle. Les relations autres que les relations d'échange sont exclues car elles ne peuvent être intégrées au système. C'est un modèle hypothético-déductif, statique, a-sociologique prétendant à l'universalité.

On peut faire remonter à
Cournot la découverte et l'exposé des propriétés méthodologiques de la nouvelle analyse. Ses ouvrages témoignent d'une volonté de donner à l'économie un fondement théorique rigoureux L'étude des phénomènes économiques régis, d'une part, par la loi des grands nombres et liés, d'autre part, par des relations de type fonctionnel lui apparaissent comme la double condition permettant la constitution d'une science économique. Seuls les phénomènes économiques nombreux permettent d'assurer l'hypothèse de continuité des fonctions. L'établissement de relations fonctionnelles doit l'emporter sur la découverte de relations causales. Cournot considère la recherche de liens de causalité comme une attitude métaphysique qui doit être bannie. L'économie ne revêtira un caractère réellement scientifique que lorsqu'y seront introduits la théorie des probabilités et le calcul différentiel et intégral. Critiquant les idées "variables et indéterminées" il va exprimer sous forme fonctionnelle tout ce qui peut l'être. Sans chercher à construire un modèle d'ensemble proprement dit Cournot étudie divers problèmes plus ou moins liés les uns aux autres : demandes, équilibre du marché dans les situations de monopole, de duopole et de concurrence. En prônant, ainsi, la formalisation de l'économie il a posé les fondements analytiques de la théorie marginaliste.

Appliquant les préceptes de Cournot,
Léon Walras met au jour non pas des liens de causalité, mais des relations d'interdépendance. Il ne s'agit pas tant de rechercher la cause unilatérale de la valeur que d'étudier, à partir des réactions mutuelles, d'offres-demandes-prix, les conditions de formation de l'équilibre économique. Par ailleurs, il est le premier à avoir conçu et écrit entièrement son modèle en langage mathématique. Walras- comme Jevons d'ailleurs - introduit, par là-même, une ligne de partage entre économie pure, d'une part, économie appliquée et économie sociale, d'autre part; la recherche d'intention scientifique s'exerçant fondamentalement sur la première.

Alors que les classiques raisonnent en termes de cause et d'effet, les marginalistes limitent le champ de la connaissance scientifique à la découverte de liens fonctionnels et d'interdépendance. Sur ces bases, le progrès du savoir est lié à la recherche d'équilibres partiels ou d'un équilibre général. La connaissance s'améliore avec le rétrécissement du domaine étudié et donc avec le fractionnement de l'univers économique et social. Le paradigme néoclassique se constituant en tant que théorie du calcul économique, élimine, par là-même, de sa problématique les rapports économie-société. Les phénomènes de pouvoir, de structures de classes, de changement socio-économique sont alors rejetés du champ de l'économique en tant que science puisqu'ils ne peuvent pas être énoncés dans les termes du paradigme. Les hypothèses que le système néoclassique peut prendre en compte sont imposées par le modèle lui-même. Les critères adaptés à l'objectif posé n'étant pas susceptibles de modification, on parvient aisément à la négation de ce qui ne peut pas être pris en considération par le mode d'analyse retenu. C'est l'unicité de la structure du modèle qui autorise sa cohérence en même temps qu'elle limite l'ensemble étudié aux seuls éléments formalisables, rejetant, par là-même, son substrat économico-social. En tant que "science normale" cette approche devient la voie obligée d'appréhension des phénomènes économiques. La problématique théorique une fois établie le processus scientifique croît suivant sa propre dynamique interne. Considéré sous cet angle, le système néoclassique tend à se séparer radicalement de l'édifice classique. Le point nodal de la nouvelle analyse n'est plus le problème dynamique du développement à long terme du système économique, mais la question statique de l'efficacité économique. La différence de focalisation signifie le passage d'une science sociale à une science techniquement plus sophistiquée. A la suite de
Cournot, les marginalistes considérant la méthode mathématique comme la méthode scientifique par excellence ont tendance à faire dépendre l'économie politique de l'utilisation de la méthode mathématique. La science économique devient une étude an-historique, abstraite, rationnelle, logique, déductive et, finalement, mathématique. Ce mouvement vers une " connaissance outillée" (77), c'est-à-dire qui a développé ses instruments d'analyse, définit et impose une voie étroite à l'économie politique.

Le changement de l'économie classique à l'économique néoclassique ne s'explique pas seulement par un choix rationnel de T' sur T, T' ayant un pouvoir explicatif et un contenu empirique plus grands que T; par dessus tout, T' laisse en dehors de son domaine des éléments et concepts clés qualifiés de non-économiques. Le changement réel implique une révolution sous la forme de la mise à l'écart de la sphère du discours économique de questions posées par l'économie classique, c'est-à-dire en excluant les relations économie-société du champ de l'analyse(78).

Si on admet cette lecture de la structure d'analyse marginaliste l'hypothèse de discontinuité du développement historique de la science économique se trouve renforcée. L'économie classique et l'économique néoclassique sont alors susceptibles d'articulation paradigmatique; la transition entre les deux écoles de pensée constitue une révolution scientifique.

REMARQUES FINALES

La thèse, ici soutenue, de la discontinuité du développement historique de l'économie politique s'oppose, ainsi, à la thèse traditionnelle de la continuité comme à sa modalité nouvelle l'analyse programmatique de type lakatosien.

Plus généralement, l'articulation paradigmatique s'est définie contre la formulation courante, cumulative et réductionniste de l'histoire des sciences. L'analyse en termes de programmes de recherche est, elle-même, une réaction contre tout essai d'interprétation en termes kuhniens. Les deux grilles de lecture appliquées à l'étude du passage entre l'économie classique et la science économique néoclassique nous ont révélé l'ampleur du débat méthodologique entre chercheurs. Sans doute y a-t-il "un élément a priori inéliminable dans tout travail scientifique", comme le remarque
Gunnar Myrdal (79). De son côté, Schumpeter avait souligné l'importance de l'acte cognitif pré-analytique qu'il nommait la "vision" (80). La nature de cette vision influence la délimitation du champ d'exploration et le choix de la méthode analytique du chercheur. C'est dire que l'écriture de l'histoire de l'économie politique implique un choix épistémologique autant qu'idéologique . C'est la manière dont on se rapporte à la connaissance scientifique qui détermine la représentation que l'on se fait de la structure du savoir(81). Aussi le débat entre continuistes et discontinuistes sous forme d'une reconstruction programmatique ou paradigmatique de l'histoire de la science économique est-il loin d'être épuisé.

Pour notre part, nous avons tenté d'établir l'hypothèse de discontinuité du développement historique de l'économique en soutenant que lorsqu'il y a nouvelle focalisation, nouveau projet théorique conjugué à un changement dans la structure de la science l'on a une révolution scientifique .

La production du savoir n'est cumulative qu'à l'intérieur d'un même paradigme; la croissance du savoir est également ponctuée de ruptures entraînant en leur discontinuité l'établissement d'une problématique nouvelle.

 

NOTES

* Une première version américaine a été publiée in The Journal of Economic Issues, Volume XII, n°3 , September 1978, sous le titre" Research Program versus Paradigm in the Development of Economics",pp. 583-608 ( Le premier paragraphe n'en fait pas partie).

(1) Margaret MASTERMAN, "The Nature of a Paradigm", in Criticism and the Growth of Knowledge, edited by Imre LAKATOS et Alan MUSGRAVE, Cambridge University Press, 1976, p.61.

(2) Joseph A. SCHUMPETER, History of Economic Analysis, New-York , Oxford U. Press, 1954,p.6.

(3) Jean WEILLER, préface des Nouveaux Principes d'Economie Politique de S.de SISMONDI, Paris,Calmann-Lévy , 1971, p-10.

(4) Dominique LECOURT, Pour une critique de l'épistémologie, Paris , Maspero, 1974 , p.73.

(5) W.H. HUTT, "A Rehabilitation of Say's Law", Athens , Ohio University Press, 1974),préface, p .V.

(6) FAURE-SOULET, De Malthus à Marx. L'histoire aux mains des logiciens, Paris , Gauthier-Villars, 1970,p 144.

(7) Voir par exemple, en ce sens, A. WOLFELSPERGER, "Contestation de l'orthodoxie et tentation du sociologisme chez les économistes"., Revue française de sociologie , juillet-septembre, 1977, p.397.

(8)Dominique LECOURT, Pour une critique de l'épistémologie, Paris , Maspero, 1974 , p.72.

(9)Serge LATOUCHE, Introduction à l'épistémologie de la science sociale, Publications du CEREL,1976,p.71.

(10) Georges CANGUILHEM, Idéologie et rationalité dans l'histoire des sciences de la vie , Paris , Vrin, 1977.

(11) Voir en ce sens Pierre-Louis REYNAUD, Jean-Baptiste Say, Paris , Dalloz, 1953, p. 41. A. W0LFELSPERGER observe, pour sa part, qu'il faut toute la partialité francophile de Schumpeter pour voir en J-B Say le précurseur de Walras . Préface au"Catéchisme d'économie politique"de J-B SAY , Paris , Mame ,l972, p.l7.

(12) G. CANGUILHEM, Etudes d'histoire et de philosophie des sciences de la vie, Paris , Vrin, 1970, p.22.

(13) Jean-Paul de GAUDEMAR, "Faire l'histoire de la pensée économique ?", Revue économique , vol. 29, n° 4, juillet 1978, p.662. L'histoire de la pensée devrait être, suggère l'auteur, une mise en questions du texte/livre. Il faudrait rechercher "l 'ailleurs des textes : ailleurs ' interne', le non- dit, le refoulé, le proscrit ; ailleurs 'externe' : ne se donner aucun texte en dehors du système des rapports matériels qui permettent sa structuration, sa constitution, sa production".

(14) Georges CANGUILHEM, Idéologie et rationalité dans l'histoire des sciences de la vie , Paris , Vrin, 1977, p. 21.

(15) L'expression est de François PERROUX, "Les conceptualisations implicitement normatives et les limites de la modélisation en économie', Economies et Sociétés, Cahiers de l'I.S.E.A., Tome IV, n° 12. Décembre 1970.

(16) Warren J. SAMUELS, "The History of Economic Thought as Intellectual History'", History of Political Economy , Fall ,1974, p.308.

(17) Imre LAKATOS ,"Falsification and the Methodology of Scientific Research Programmes", idem, pp. 91-196.

(18) Karl POPPER, "Normal Science and its Dangers", ibid. , p. 55.

(19) Ibid., p. 133.

(20) Ibid., p. 135.

(21) Conjectures and Refutations : The Growth of Scientific Knowledge, New-York, Harper Torchbooks, 1963, p. 192.

(22) Ce que POPPER appelle le degré de corroboration d'une théorie est "un rapport concis évaluant l'état (à un moment donné t ) de la discussion critique d'une théorie, relativement à la manière dont elle résout ses problèmes ; son degré de testabilité ; la sévérité des tests auxquels elle a été soumise, et la manière dont elle a résisté à ces tests". Objective Knowledge - An Evolutionary Approach, Oxford, Clarendon Press, 1972, p. 18.

(23) Criticism and the Growth of Knowledge, op. cit., p 116.

(24) "Reflections on My Critics", in Criticism and the Growth of Knowledge,

pp. 238 et 253.

(25) Postface. 1969 de La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1972, p. 216 ; (Texte original 1962).

(26) Idem p. 53.

(27) "Reflections on My Critics", op. cit., p. 250 .

(28) Is there an Structure of Scientific Revolutions in Economics , Kyklos Vol. XXII - 1969 - Fasc. 2, p. 291.

(29) La structure des révolutions scientifiques, op. cit., p. 127.

(30) Idem p. 214.

(31) La victoire d'un paradigme sur un autre ne résulte pas seulement d'un pouvoir explicatif plus grand; des considérations, rarement entièrement explicitées, d'ordre sociologique, esthétique, subjectif interviennent. Ibid, pp. 182-189.

(32) Ibid. p. 134.

(33) Falsification and the Methodology of Scientific Research Programmes, op. cit., p. 133 - Voir également p. 118.

(34) Idem p. 155.

(35) Ibid. p. 178.

(36) A suivre POPPER on sait qu'il faudrait distinguer trois mondes :

le premier serait le monde matériel des objets;

le second le monde de la conscience ou des états mentaux;

le troisième étant le monde des propositions scientifiques, celui

de la connaissance objective.

(37) Ibid. p. 137.

(38) "History of Science and its Rational Reconstruction", in Boston Studies in Philosophy of Science, VIII, edited by R.S. COHEN and C.R. BUCK, 1971, p. 107.

(39) J. BOUVERESSE "Peirce, Popper, L'induction et l'histoire des sciences", Critique , Août - Septembre 1974, p. 751.

(40) Stefan AMSTERDAMSKI "L'évolution de la science - Réforme et contre-réforme", Diogène, , Janvier-Mars 1975, p. 29.

(41) "Is there a Structure of Scientific Revolutions in Economics ? ", Kyklos, 1969, fasc.2, p. 292.

(42) "Was 1922-1972 a Golden Age in the History of Economics ? ", Journal of Economic Issues , Septembre 1974, p. 530.

(43)"The structure of Revolutions in Economic Thought", History of Political Economy , Spring 1971.

(44)" Marginalism Moves to the New World", History of Political Economy, Fall 1972.

(45) "Kuhn versus Lakatos, or Paradigms versus Research Programmes in the History of Economics", History of Political Economy , Winter 1975, pp. 399-433.

(46) D.F. GORDON "The Role of the History Economic Theory", American Economic Review , May 1965, pp. 123-124.

(47) L'expression de révolution marginaliste doit être employée avec précaution. Elle doit être interprétée comme un processus et non comme un événement abrupt. Le processus ne commença ni ne se termina aux alentours de 1871. C'est la première phase négative ou destructive d'un processus qui se met en place ; le paradigme néo-classique ne devenant dominant qu'à la fin du 19 ème siècle. On peut voir sur ce point T.W. Hutchinson "The Marginal Revolution and the Decline and Fall of English Classical Political Economy" ; R.D. COLLISON BLACK "W.S. Jevons and the Foundation of Modern Economics", in History of Political Economy , Fall, 1972.

(48) The Structure of Classical Economic Theory, Oxford University Press, 1974, p. 10.

(49) Idem p. 137.

(50) Maurice DOBB , Theories of Value and Distribution since Adam Smith, Cambridge University Press, 1973, p. 168.

(51) Idem, p. 31.

(52) DOBB "Theories of Values and Distribution", op. cit., p.35.

(53) Ibid.,p.32.

(54) The Structure of Classical Economic Theory, op. cit., p. 8.

(55) La théorie de l'économie politique, Giard et Brière, 1909, p.96.

(56) Samuel HOLLANDER , The Economics of Adam SMITH", Heinemann educational books, 1973,p. 307.

(57) Maurice DOBB, op. cit., p.172.

(58) François PERROUX ,Pouvoir et économie, Paris, Bordas, 1973, p.6.

(59) Les actes du colloque sur la révolution marginaliste, tenu à Bellagio en 1971 le montrent abondamment. On peut se référer par exemple aux articles suivants : Vincent J. TARASCIO "Vilfredo Pareto and Marginalism" ; T.W. HUTCHINSON "The Marginal Revolution and the Decline and Fall of English Classical Political Economy" ; Richard S. HOWEY "The Origins of Marginalism" , in History of Political Economy , Fall 1972.

(60) J.A. SCHUMPETER, op. cit., p. 827.

(61) G.J. STIGLER , Essays in the History of Economics, University of Chicago Press, 1965, p. 22. Il n'est pas inutile de considérer à nouveau les termes dans lesquels il s'exprime. "The subjects for study are posed by the unfolding course of scientific developments. With the introduction of mathematical technique it became inevitable that there be a theory of general equilibrium. The marginal utility theory must sooner or later - the great surprise is that it took two decades - lead to the general productivity theory".

( 62) "Was there a Marginal Revolution", History of Political Economy, Fall 1972, p. 278.

(63) "The Adoption of the Marginal Utility Theory", op. cit., pp. 576 à 578 et 582 à 584.

(64) History of Economic Analysis, op. cit., p. 892.

(65) C'est en ce sens que la recherche des filiations est la trame des interprétations continuistes des sciences. Sur ce point on peut se référer à Serge LATOUCHE ,Introduction à l'épistémologie de la science sociale, Publications du C.E.R.E.L.,Lille, 1976.

(66) Alors qu'ils ont été pensés, sur le "sol d'une disposition épistémologique rigoureuse et générale. Dans une culture et à un moment donné, il n'y a jamais qu'une épistémé qui définit les conditions de possibilité de tout savoir. Que ce soit celui qui se manifeste en une théorie ou celui qui est silencieusement investi dans une pratique ... Et ce sont ces nécessités fondamentales du savoir qu'il faut faire parler", in "Les mots et les choses", Gallimard, 1966, pp. 178-179. On sait que dans son Archéologie du savoir , Michel Foucault nous invite à étudier la manière dont une discipline fonctionne comme savoir dans un certain contexte historique.

(67) Gunnar MYRDAL ,Against the Stream. Critical Essays on Economics, Pantheon Books, New-York, 1973, p. 53.

(68) SPENGLER and ALLEN ,Essays in the Development of Economics, Chicago, 1960, p. 2.

(69) "Une explication sociologique de la prédominance du paradigme néoclassique dans la science économique", Cahiers de l'I.S.E.A. ,Août 1972, p. 1657.

(70) "The Transition from Classical to Neo-Classical Economics ; A Scientific Revolution", Journal of Economic Issues , Septembre 1975, p. 418.

(71) "The Sad State of Orthodox Economics", Journal of Economic Issues , June 1975, p. 243.

(72) André NICOLAI insiste sur la redistribution des forces sociales qui s'opère dans les années 1840-1870 et " qui va entraîner, avec décalage, un changement dans la situation des acteurs théoriques", in "Anthropologie des économistes", Revue économique , 1974, n° 4,pp. 578-610.

(73) "Marginalism and Marxism", History of Political Economy , op. cit. , pp. 502-503.

(74) Sur tous ces points on peut consulter A.W. COATS "Retrospect and Prospect", idem, p. 621.

(75) 0n peut se référer à A.W. COATS "The Economic and Social Context of the Marginal Revolution in the 1870's .pp. 37-38,History of Political History , op. cit.

(76) A. COURNOT ,Recherches sur les principes mathématiques de la théorie des richesses, Marcel Rivière, Paris , 1938, p. 146.

(77) SCHUMPETER J.A. ,op. cit.,p.7.

(78) En ce qui concerne les relations entre l'analyse économique au sens strict et une seconde tradition de l'économie politique conduisant à la formulation d'une théorie du changement social on peut se référer à Warren J. SAMUELS, " The Scope of Economics Historically Considered" , Land Economics , 48, August 1972, pp. 248-268; et Joël JALLADEAU, Restrained or Enlarged Scope of Political Economy? A Few Observations", Journal of Economic Issues , 9, March, 1975, pp. 1-13.

(79)The Political Element in the Development of Economic Theory, New-York, Simon and Schuster, 1954, p. VII.

(80)History of Economic Analysis, op. cit. ,p. 42.

(81) Ainsi que le remarquait C. Salomon-Bayet pour l'histoire des sciences. Annales, Economies, Sociétés, Civilisations , Septembre-Octobre 1975, p. 1028.