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Au terme de ce travail, le pluralisme de fait, résultant de la coexistence constatée de systèmes de pensée opposés, doit-il induire un pluralisme de droit? L'idée du pluralisme méthodologique et théorique semble s'imposer comme souhaitable dans l'état actuel de la discipline. Certains souhaitent un pluralisme assuré mais limité, conçu comme facteur de progrès d'une science inachevée, dans l'espoir de parvenir à terme à faire de l'économie une science dure ( R. Lantner , 1995 ). D'autres considèrent le pluralisme comme une exigence requise par les particularités mêmes de la discipline. Cette hypothèse peut être soutenue en faisant appel au point de vue hicksien; elle peut être étayée, si l'on préfère, sur le fameux principe d'anarchisme méthodologique de Paul Feyerabend selon lequel " tout est bon " (1979, p. 25). Eclairages croisés, diversité des regards, multiplicité et rivalité des voies théoriques caractérisent les savoirs économiques.

Par-delà les jeux d'autorité qui s'exercent entre systèmes théoriques au sein d'un domaine disciplinaire, comme entre différents champs de la connaissance, ce que suggère le regard historique c'est plutôt l'esprit de tolérance et de respect réciproque qui interdit la certitude de détenir seul le savoir. De telles valeurs ne sont pas parmi les plus partagées dans le monde des économistes. Pour discutable, voire irritante, que soit cette assertion peu conformiste, il semble qu'une attitude épistémologique d'ouverture s'accommode bien au champ théorique éclaté que constitue l'économie politique contemporaine. En outre, elle participe largement d'une valeur actuelle dont notre monde a le plus grand besoin...

En regard des développements modernes de l'économie dominante, de telles réflexions pourront paraître à beaucoup participer de combats d'arrière-garde. Néanmoins, l'affaire peut être difficilement classée. Le statut épistémologique de la discipline économique n'a pas fini de soulever de nombreuses interrogations.
D'abord, l'économie dans son ensemble a bien du mal à acquérir la dimension prédictive et le statut de guide de l'action sociale que l'opinion tend généralement à lui reconnaître . Ensuite, si certains développements mathématiques ont pu apporter clarté et rigueur à des pans entiers de la théorie économique, d'autres analyses relevant de la mouvance historique ne débouchent certes pas sur une théorie économique globale, mais restent toutefois porteuses d'éclairages sur l'évolution économique et sociale et méritent, à ce titre, de retenir l'attention.
Evidemment, la conjonction de l'abstraction et de l'histoire se révèle fort délicate; c'est ce qui justifie la persistance de controverses thématiques, théoriques et méthodologiques dans la profession des économistes. Le débat entre l'économie dominante néoclassique et les différentes voies théoriques de la mouvance historique est loin d'être épuisé. Si les économistes produisent bien des connaissances, ils élaborent moins des lois universelles que des relations partielles et locales qu'
André Orléan propose d'appeler des "mécanismes" dont la validité empirique dépend tant des comportements réels des unités élémentaires que du cadre initial dans lequel elles se meuvent (1999 ). En bref, il n'est pas certain que les connaissances économiques puissent être entièrement assimilées, quant à leur statut, aux sciences de la nature. Vouloir faire de l'économie une science dure présente obligatoirement un coût dans la mesure où le traitement des problèmes est limité par ce qui peut être traité par la théorisation classique. La difficulté résidant d'ailleurs moins dans la démarche elle-même en tant que telle, que dans la manière exclusive de procéder. C'est pourquoi, l'expression de discipline, comme le proposait J.R. Hicks, ou de savoirs économiques, conviendrait sans doute mieux à l'économie considérée dans sa globalité. Mais, là aussi, les divergences l'emporteront sur la consensualité. Pourtant, compte tenu de la complexité des phénomènes et processus observés, ne peut-il être raisonnablement soutenu, qu'un pluralisme des approches et des méthodes possibles ou pertinentes ne pourrait qu'augmenter l'intérêt de la réflexion économique ?

Dans son mouvement de forte spécialisation la théorie économique dominante ne renoncera pas à l'étroitesse de son champ et, de ce fait, à l'exclusion de l'histoire. Historiquement, l'analyse de la reproduction d'un système l'a emporté sur l'étude des mutations de longue période.Une théorie générale de l'évolution des sociétés n'est plus à l'ordre du jour; elle est considérée comme conceptuellement hors d'atteinte.
Toutefois, si le changement est constitutif des systèmes sociaux, l'ouverture d'un dialogue de l'économie politique avec les autres sciences sociales ne peut être totalement ignorée. Même si le plus grand nombre de chercheurs - à l'instar de
Malinvaud - ne se sont pas engagés dans cette voie, la porte est parfois laissée entrouverte à une prise en compte du temps historique et à une modification des limites entre les sciences de la société par la reconnaissance de l'inexistence "de frontières fixes entre les disciplines" ( E. Malinvaud, 2000).
Les grandes mutations- mondialisation, transformation des modalités de production- qui caractérisent le capitalisme contemporain à la fin du XX ème siècle ne supposent-elles pas leur mise en perspective historique dans des interprétations globales, voire à terme l'élaboration de projets de société ? Sous leurs succès, les sciences sociales recèlent des limites incitant à la réflexion.
En bref, ne faudrait-il pas " oser réintroduire en tant que telles les préoccupations concernant ce que que devrait être une bonne ' société' et l'idéal de justice sociale", remarque
Robert Boyer à la suite d'Amartha Sen (2000,p. 27) ? Par-delà les démarches conquérantes de l'individualisme méthodologique de ces deux dernières décennies, des interrogations et des travaux, accordant une certaine place à une perspective transdisciplinaire afin de saisir les types de trajectoires historiques des économies et des sociétés, semblent retrouver un intérêt à l'entrée du XXI ème siècle.

 
Références bibliographiques

BOYER R. - Le tournant des sciences sociales, l'Economie politique, n°6, 2ème trimestre 2000,pp.12-38.

FEYERABEND P. - Contre la méthode, Paris, Le Seuil, 1979.

LANTNER R. - A propos du pluralisme scientifique: un essai de comparaison entre l'économie et la physique théorique in AUTUME A ( d' ) , CARTELIER J. - L'économie devient-elle une science dure ? , Paris, Economica , 1995, pp. 55-75.

MALINVAUD E. - Il n'y a pas de frontières fixes entre les disciplines, l'Economie politique, n°6, 2ème trimestre 2000,pp.52-57.

MONGIN O. - Dérive scientiste ou nouvelle économie politique?, l'Economie politique, n°6, 2ème trimestre 2000,pp.58-65.

ORLEAN - A quoi servent les économistes?, Pour la Science, juillet 1999 .

SEN A. - Inequality Reexamined, New York, Russel Sage Foundation, 1992.
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