PARTIE 2 . HISTORICITE ET TRANSHISTORICITE DE L'ECONOMIE : enjeux disciplinaires et nouveaux débats.

 

Depuis ses débuts l'économie a toujours entretenu des rapports ambigus avec l'histoire. On peut faire remonter les commencements de la théorie économique moderne à la fin du 18 ème siècle. Au centre de l'analyse se trouvait le souci de mettre à jour le mécanisme à la base des rapports entre les individus. A cet égard, l'invention de la parabole smithienne de la main invisible signifie l'instauration d'un ordre spontané, c'est-à-dire d'un mécanisme grâce auquel de bons résultats sont réalisés sans ordres provenant d'une autorité suprême. En bref, l'économie est une machine capable d'auto-régulation. Depuis, l'équilibre par les prix constitue le noyau dur de la théorie pure. Le modèle d'équilibre général initié par Léon Walras a conduit à une élaboration théorique purement axiomatiqueà la suite des travaux de Gérard Debreu. Si les grands classiques n'omettaient pas entièrement le jeu des institutions et des règles, ces autres modalités de coordination ont été par la suite et pendant longtemps ignorées par le courant dominant. En d'autres termes, la science économique conventionnelle a assuré la clôture de son territoire et a ignoré tant les rapports économie et société que l'histoire.

A différentes périodes, pour autant, de vigoureuses protestations sous forme d'analyses critiques sont apparues dont on peut se demander si les références à l'histoire ne constituent pas une des marques communes. Parce qu'ils s'éloignent du corpus central de leur domaine disciplinaire, les auteurs hétérodoxes doivent-ils être ignorés? Au contraire, parce qu'ils se situent en marge du courant dominant, une certaine attention doit-elle leur être apportée dans la mesure où ils peuvent souligner certaines limites des explications conventionnelles? Singuliers dans leurs méthodes, ne partagent-ils pas certains traits communs: l'importance accordée aux faits, aux institutions, aux cadres sociaux. Se situant aux frontières de leur discipline, ils ont été préoccupés par l'analyse de la dynamique historique du système capitaliste et par la recherche de lois historiques du développement des sociétés. Adoptant des hypothèses différentes pour étudier d'autres problèmes, ils sont à la recherche de problématiques nouvelles. Ce faisant ces hétérodoxies empruntent alors des voies en marge des frontières académiquement reconnues de la discipline. Il s'agit d'aborder de nouveaux problèmes que le paradigme dominant laisse en dehors de son domaine d'étude : l'introduction de l'histoire et les dynamismes de l'évolution des sociétés. L'économie considérée sous un angle historique peut elle être perçue comme une discipline de deux traditions? En tout cas, certaines formes du recours à l'histoire ne peuvent-elles pas apparaître comme complémentaires du savoir hypothético-déductif traditionnel?

Toujours est-il, que du point de vue dominant, les chemins de la science économique et de l'histoire, pendant longtemps, ne se sont pas rencontrés. Il faudra des décennies pour que la théorie économique saisisse pleinement toutes les implications de la découverte par le prix Nobel 1971,
Ronald Coase, de l'absence de prise en compte des coûts de transaction par la théorie économique (1937). De nouvelles manières d'aborder l'étude de la croissance, des institutions ainsi que de leurs incidences économiques, politiques et sociales vont alors voir le jour. Finalement, une nouvelle microéconomie a été élaborée renouvelant la relation entretenue par les économistes avec les faits et l'histoire. Parallèlement à cette forme d'historicité retrouvée de l'analyse économique toute une constellation de travaux s'inscrivent sous le vocable d'économie historique: analyses des crises, de la multinationalisation, du sous-développement...La question du sous-développement , par exemple, et celle du développement qui lui est liée, puisque les analyses du développement sont en même temps des théorisations des mécanismes du sous-développement et construction de propositions pour y faire face, ont toujours rencontré l'histoire. De nombreuses familles d'interprétations du sous-développement, adoptant une perspective plus ou moins critique, se sont constituées en opposition à l'approche uniformisante du corpus analytique conventionnel. Le sous-développement résulte de situations provoquées largement par le fonctionnement du capitalisme à l'échelle mondiale, nécessitant la prise en compte des dimensions structurelles d'ordre économique mais aussi d'ordre social, culturel, institutionnel et historique. Etudier l'économie du développement implique de ne pas s'en tenir aux catégories habituelles de l'orthodoxie économique qui a fini par oublier les dimensions structurelles du changement social. C'est dire aussi que l'étude du sous-développement est en marge du corpus dominant. Cela signifie-t-il, pour autant, que les économistes se désintéressent totalement de l'histoire? Certainement pas, mais lorsqu'ils se préoccupent de la réintroduire dans leur approche c'est souvent de manière bien spécifique. Ainsi,une nouvelle démarche- la mesure de l'histoire- entend livrer une meilleure compréhension des mécanismes économiques en histoire. Combinant la théorie et les faits la cliométrie tend à s'imposer dans le monde anglo-saxon et chez les chercheurs néoclassiques. Doit-on voir dans cette nouvelle approche une réconciliation de l'histoire et de l'économie? Ou bien cette façon d'interpréter l'histoire à travers une grille de lecture pré-définie n'est-elle pas trop partielle? Ce n'est que dans une démarche radicalement différente, telle la théorie de la régulation, que l'ouverture sur la société et l'histoire a l'ambition de se réaliser dans la mesure où elle tente de périodiser historiquement et théoriquement la dynamique générale du capitalisme.

Ces premiers matériaux serviront de repères à la question de l'historicité et de la transhistoricité de l'économie. Après avoir montré le caractère heurté des rapports entre l'histoire et l'économie politique, on soulignera la singularité de la discipline économique . Par suite, les deux chapitres suivants sont proposés:

1. Economie et histoire, la conjonction impossible?

2. L'économie, une science particulière.

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1/ ECONOMIE ET HISTOIRE , LA CONJONCTION IMPOSSIBLE ?

 

Un regard historique porté sur l'objet de l'économie révèle deux mouvements non dissociables : d'une part, l'importance croissante prise par les activités économiques dans les sociétés humaines, de l'autre , la formation, puis la consolidation de l'économie comme science (
M. Beaud, 1990 ) .

Le problème des rapports de l'économie et de l'histoire est aussi vieux que la science économique , mais il semble aujourd'hui connaître un regain d'intérêt . Pourtant, à une époque d'extrême formalisation de la théorie économique, la réémergence d'un tel débat peut sembler, pour le moins, curieux. S'agit-il d' une simple question de mode ou du retour périodique d'un thème de réflexion ? Il y a vingt-cinq ans déjà, en effet, certaines voix , parmi les plus illustres de la profession, s'interrogeaient sur les travers actuels de la science économique, et notamment sur le décalage entre un appareil théorique de plus en plus sophistiqué et un contenu positif peu convaincant (
W. Léontief , 1971 ) . Phelps Brown , pour sa part , reconnaissait que si l'on n'est pas économiste sans formation mathématique , on ne l'est pas davantage sans formation historique ( 1972 ). A l'heure actuelle, au moment où la discipline économique n'a jamais paru aussi florissante et féconde, des auteurs, parmi les plus autorisés, reconnaissent la faiblesse d'ensemble des réponses qu'elle apporte aux problèmes économiques, sociaux, environnementaux auxquels sont affrontées les sociétés actuelles . Un écart croissant est enregistré entre la technicité du traitement des problèmes économiques et l'opérationnalité des résultats obtenus. Un décalage apparaît ainsi entre, d'une part, la richesse plurielle de la pensée académique avec des avancées importantes dans des champs de spécialisation de plus en plus nombreux et, d'autre part, la persistance de problèmes non résolus du monde économique réel, les préoccupations de la société et de ses centres de décision. Quelle explication apporter à ce constat qui peut apparaître insatisfaisant aux yeux de quiconque se sent interpellé par les problèmes du monde vivant ? De multiples éléments de réponse sont, sans doute, à prendre en considération; cependant, par-delà les divergences des économistes quant aux finalités de leurs travaux et quant à l'objet et aux méthodes de leur discipline, un début d'explication de cette coupure entre les aspects théoriques et pratiques de l'économie politique peut être trouvé dans le fait que la dimension historique n'est généralement pas considérée comme faisant partie constitutive de l'approche de l'économiste. Par là-même, on trouvera aussi dans ce constat un élément de réponse à ce sentiment de malaise qui s'exprime de façon récurrente dans la réflexion économique, même si de nombreux économistes estiment ce procès injuste. En tout cas, il ne paraît pas inutile de réexaminer la question des relations entre l'histoire et l'économie dans l'évolution des savoirs économiques. Dans le domaine des sciences morales - les sciences sociales actuelles -, l'émergence au XVIII ème siècle de l'économie comme savoir académique va susciter une controverse essentielle dans la manière de concevoir son objet et sa méthode, controverse qui, sous de nouveaux aspects, revêt encore une certaine importance aujourd'hui. Il s'agit ici de s'interroger sur l'évolution du débat toujours recommencé économie-histoire, mais dont le traitement paraît s'être sensiblement renouvelé ces dernières années .

Une étude en termes de complémentarité et de concurrence ou de conjonction et de séparation permet d'éclairer la question des rapports qu'entretiennent l'économie et l'histoire, d'hier à aujourd'hui . Nous abordons ce problème , en rappelant , d'abord , comment la mise en perspective de la rencontre de l'économie et de l'histoire révèle une cohabitation difficile; nous envisageons, ensuite, les dialogues contemporains qui s'opèrent aujourd'hui entre elles .

I- HISTOIRE ET ECONOMIE : CHRONIQUE D'UNE COEXISTENCE CONFLICTUELLE

L'oeuvre d'
Adam Smith ( 1723 - 1790 ) apparaît à l'aube des sciences sociales modernes, alors que celles-ci n'étaient pas encore divisées en branches du savoir indépendantes . L'auteur de la Richesse des nations ( 1776 ) a fondé le social sur la division du travail et l'échange; mais, des affrontements méthodologiques et théoriques n'ont pas tardé à mettre en évidence certaines ambiguïtés de son oeuvre. Certaines approches du passé du savoir laissent penser que la science économique dans son cheminement historique a toujours été placée sous le sceau de l'abstraction et de la méthode hypothético-déductive; ce faisant, on tend à minorer l'importance des débats méthodologiques qui ont opposé les auteurs du XIX ème siècle sur les rapports que l'économie entretient avec l'histoire .

L'économie plonge ses racines dans l'histoire; implicitement, elle a été un corps de pensée éminemment historique. Et, pourtant, une mise en perspective révèle les ambiguïtés d'une coexistence délicate et peu pacifique entre économie et histoire; en d'autres termes , c'est la dimension infructueuse d'un scellement d'union qui doit être mise en avant. La chronique des rapports heurtés entre les deux domaines du savoir met en évidence deux grands moments: dans une première période, l'économie semble hésiter sur la voie à suivre; dans une seconde, sûre d'elle-même, elle devient conquérante .

A . La problématique ricardo - millienne et les premiers débats .


On sait que
David Ricardo ( 1772 - 1823 ) est à l'origine de la première modélisation économique abstraite reposant sur un domaine d'études réduit aux activités sociales de production et de distribution des richesses et fondée sur une méthode déductive enrichie 1 . John Stuart Mill, quant à lui, est le représentant le plus important de la tradition ricardienne. Ses Principes d'économie politique ont exercé une influence majeure sur toute une génération d'économistes . C'est autour du programme méthodologique ricardo-millien que va se constituer une discipline pour laquelle l'abstraction suppose le refoulement de l'histoire .

Malthus, Sismondi et Auguste Comte critiqueront les bases méthodologiques a-historiques de cette économie politique ainsi que l'idée même de clôturabilité de l'économique .

1° Vers l'autonomie relative de l'économie politique .

Dès sa formulation initiale le projet ricardien va connaître à la fois développement et premières critiques.

a) La problématique fondamentale ricardienne.

Le modèle économique abstrait de
Ricardo établit une rupture avec le passé empirique de la discipline en établissant un objet d'étude autonome au sein du champ social; par là même, il marque la naissance de l'appréhension scientifique de l'économie. En fait, le programme ricardien se veut un triple affranchissement de l'économie politique vis-à-vis de la pratique économique, de la morale et de la politique. Pour notre réflexion sur les rapports de l'économie et de l'histoire seule la première dimension doit spécialement retenir notre attention .

L'art économique - corps de préceptes ou d'instructions de conduite en vue de contribuer à la solution de problèmes concrets - devance historiquement la constitution de la science. Le souci pratique prévaut dans les premiers discours économiques; c'est le cas chez les mercantilistes, mais il en est encore ainsi chez
Adam Smith, le père présumé de l'économie politique. La caractéristique pratique de l'économie politique se retrouve encore chez J.B. Say qui n'hésite pas à la qualifier de " science du grand pot-au-feu national " ( Steiner 1986 , pp. 74-75 ). Pour se constituer en discipline scientifique l'économie doit prendre du recul par rapport aux activités économiques quotidiennes immédiates, en un mot doit se dégager du champ de représentations du sens commun, qui constitue son soubassement primaire. L'âge de la science - l'élaboration d'un corps systématisé de propositions théoriques vérifiées - suppose l'abandon de toute finalité normative. C'est dire que l'affranchissement de l'économie politique vis-à-vis de l'art économique suppose une séparation entre la théorie et la pratique. La question des limites de l'objet d'étude et des rapports de l'économie avec les autres sciences se trouve alors posée .

L'élaboration de l'objet économique ricardo-millien se réalise suivant deux phases. Dans une première, une catégorie de phénomènes sociaux est isolée d'après le critère du " désir de richesse " selon lequel un gain plus grand est préféré à un plus petit. Dans une seconde, au sein du champ économique ainsi délimité, abstraction est faite de toutes les influences secondaires pouvant venir perturber les comportements intéressés et les actions qui y sont associées. En d'autres termes, le désir de richesse permet de définir un ensemble de comportements possibles susceptibles de servir d'hypothèses fondatrices à l'analyse économique. En bref, il s'agit de dissocier de l'ensemble sociétal un noyau dur strictement économique (
J.S. Mill , 1889 pp. 495-496 ) .

Par un processus de décomposition, les dimensions économiques sont séparées du tissu social afin qu'un champ d'étude autonome soit constitué; l'économie politique d'inspiration ricardienne se présente alors comme la détermination d'un ensemble de lois susceptibles d'être établies de façon hypothético-déductive .

Cette problématique est apparue suffisamment forte pour que s'y rattachent , tout au long du XIX ème siècle, des auteurs comme
Nassau William Senior ( 1790 - 1864 ) , Richard Whately ( 1787 - 1863 ) , John Stuart Mill ( 1806 -1873 ) , John Elliot Cairnes ( 1823 - 1875 ) et John Neville Keynes ( 1852 - 1949 ). Ainsi, va se construire progressivement ce qui pourra être appelée " la tradition épistémologique ricardienne " ( Michel Zouboulakis , 1994 ).

b) Premiers affrontements ou la recherche d'une économie plus ouverte sur l'histoire.


Cette problématique est apparue également suffisamment originale pour se démarquer d'autres voies possibles et pour susciter de vigoureux débats avec les auteurs mettant l'accent sur l'insécabilité du tout social au motif que les phénomènes sociaux seraient des éléments constitutifs d'un organisme indécomposable . Ce sont d'abord
Thomas Robert Malthus ( 1766-1835 ) et Simonde de Sismondi ( 1773 - 1842 ) qui rappellent aux théoriciens "trop abstraits " la " dure leçon des faits " et mettent sur le devant de la scène économique les " incidents de parcours" que connaît le système industriel en gestation ( avec notamment la crise de 1816 ) .

Si la loi de population fait partie intégrante du modèle classique il n'empêche que
Malthus considérait l'économie politique comme étant plus proche des sciences morales et politiques que des mathématiques en raison de la complexité des phénomènes étudiés, les causes et effets agissant ou réagissant les uns sur les autres, ainsi que le rappellent Sergio Cremaschi et Marcelo Dascal ( 1996 , p. 478 ). Malthus insistera également sur la nécessité de tenir compte des " limites et exceptions" à apporter au corps théorique central; ce à quoi Ricardo répliquait qu'il portait son attention sur l'état permanent des choses, le long terme et laissait de côté le " temporaire et l'accidentel ". Dans une lettre que ce dernier adresse à Malthus cette diversité de perspective apparaît fortement: "...vous avez toujours à l'esprit les effets immédiats et toujours temporaires de changements particuliers, tandis que je les mets de côté et que je concentre toute mon attention sur l'état permanent qui doit en résulter. Peut-être attachez-vous trop d'importance à ces effets temporaires, alors que je serais trop disposé à les sous-évaluer. Pour traiter le sujet correctement, ces effets devraient être distingués et explicités avec soin, et leurs conséquences devraient être imputées judicieusement " (Lettre du 24 janvier 1817, rapportée par John Maynard Keynes in Essays in Biography , p. 97). Les divergences entre Malthus et Ricardo sont représentatives d'une différence de point de vue qui a opposé historiquement les économistes. Les deux auteurs différaient ainsi sur les " questions de fait et de degré " et les " questions de principe ". De sa construction théorique qui faisait abstraction des déséquilibres de courte période Ricardo tirait des implications " aussi certaines que le principe de gravitation", l'intérêt personnel tenant lieu de forces d'attraction. Malthus, quant à lui, suggérait une économie politique plus proche des faits historiques, expliquant aussi les crises .

Simonde de Sismondi, à l'instar de Malthus, se démarque de la construction théorique ricardienne, laquelle, selon lui, cherche non seulement à rendre compte du système industriel qui se met en place mais tend encore à le justifier. Ses Nouveaux principes d'économie politique ( 1819 ) apparaissent critiques de la problématique ricardienne. L'exigence de la confrontation du système théorique à la réalité de l'expérience historique observée constitue une nécessité méthodologique si l'on veut éviter de produire des connaissances économiques purement abstraites qui se perdraient dans "un monde imaginaire " ( 1819, I ,3). Ainsi, le constat historique des faits économiques et sociaux désastreux du système de laisser-faire ( détérioration de la condition ouvrière ) et la survenue de crises de surproduction doivent faire partie de l'économie politique dont la définition sismondienne de l'objet est "la recherche des moyens par lesquels le plus grand nombre d'hommes, dans un Etat donné, peut participer au plus haut degré de bien-être physique qui dépende du gouvernement " ( 1819 , I ,p. 248 ). Dans cette optique, une économie - ( comprendre celle de Ricardo ) - qui recherche l'augmentation des richesses " en faisant abstraction du but de cette richesse " ( c'est-à-dire sa finalité , en l'occurence le bien-être du plus grand nombre) demeure tout à fait "abstraite ". Selon Sismondi, l'économie politique est une science pratique, devant contribuer à l'établissement d'un optimum démo-économique dans une société plus respectueuse de chacune de ses composantes. En regard, la construction ricardienne fait trop "abstraction du temps et de l'espace" (1819, tome II, p. 286) de telle sorte que les prémisses à la base de la construction n'ont plus qu'un faible rapport avec le monde réel et que l'analyse, par suite, finit par se perdre dans un monde hypothétique imaginaire. Dans son ambition de renouveler l'économie politique et pour que celle-ci ne reste pas une" chrématistique ", Sismondi suggère l'adoption d'un point de vue moins étroit et plus humain. La démarche sismondienne invite à raisonner dans un environnement historique pertinent, celui des institutions qui régissent l'activité économique dans leur diversité et en fonction de leurs incidences réelles, pas nécessairement équilibrées et harmonieuses, sur la réalité économique à analyser ( J.J. Gislain , 1996 , p. 48) .

 

2° Projet de physique sociale contre rêve d'une physiologie sociale ou les débats autour de la question de l'autonomie de l'économie politique .

Parmi tous les critiques de l'orthodoxie en formation un des plus incisifs sera
Auguste Comte ( 1798 - 1857 ) qui ira jusqu'à soutenir que l'économie politique loin d'être une véritable science est plutôt une sorte de " métaphysique". Dans la 47 ème leçon de son Cours de philosophie positive il reproche à l'économie politique son isolement, c'est-à-dire le fait de ne pas prendre en considération l'ensemble des phénomènes sociaux qui exercent une influence sur le système économique d'une société . Comte écrit , par exemple , : "... Par la nature du sujet , dans les études sociales, comme dans toutes celles relatives aux corps vivants, les divers aspects généraux sont, de toute nécessité, mutuellement solidaires et rationnellement inséparables, au point de ne pouvoir être convenablement éclaircis que les uns par les autres ... "( 1839 , pp. 271-272 ) . Ce texte critique la science sociale pour son non-emploi de la méthode historique qui est, selon lui, nécessaire pour la découverte de lois générales du changement social. En fait, la thèse de Comte repose sur trois idées. 1° Il y a une forte analogie entre l'organisme biologique et l'organisme social. 2° Il existe fondamentalement une solidarité totale entre les diverses composantes de l'organisme social. 3° Il faut reconnaître qu'une société réagit d'une manière intégrale et historique et qu'en conséquence la société doit être saisie d'un point de vue compréhensif : il y a non-séparabilité au moyen de la raison des différents aspects de l'organisation sociale. Autrement dit, la position de Comte revient à rendre impossible l'existence d'une économie politique du fait de la complexité de l'enchevêtrement des différents aspects de l'organisme social .

John Stuart Mill, malgré l'estime qu'il porte à l'oeuvre de Comte, est obligé de s'en démarquer dans la mesure où l'acceptation de la pensée comtienne revenait à empêcher l'idée même d'une théorisation purement économique. Aussi, sa démarche s'est-elle voulue conciliante. Il admettait la thèse comtienne de la solidarité des divers aspects de l'organisme social; ainsi, il écrit:"nous ne pouvons connaître théoriquement et déterminer pratiquement la condition d'une société sous un certain rapport, sans prendre en considération sa condition sous tous ses rapports. Il n'y a pas un phénomène social qui ne subisse plus ou moins l'influence de tous les autres éléments de l'état de la même société et par conséquent de toutes les causes qui influent sur les autres phénomènes sociaux contemporains"(1889,vol 2,p.493).Toute-fois, il en tire une conséquence différente car il ne se limite pas à une démarche en termes d'organisme social; le recours à une analogie de type mécaniste conduit Mill à prendre en considération le jeu des forces pour appréhender la nature particulière d'une catégorie spécifique de phénomènes et en rendre analytiquement compte. Afin de dépasser les simples généralisations descriptives, la complexité et la solidarité des phénomènes sociaux impliquent une nécessaire spécialisation des savoirs et donc une délimitation du champ économique. Cependant, le recours à l'analogie mécanique n'aboutit pas à omettre toute influence extra-économique. L'abstraction et l'isolement d'une catégorie de phénomènes ainsi que d'une force spécifique sont indispensables au raisonnement économique; toutefois, pour les auteurs de la tradition ricardo-millienne, l'ensemble sociétal est non seulement susceptible de décomposition, mais encore ne peut être convenablement appréhendé que comme un agrégat de phénomènes sociaux spécifiques subordonné " immédiatement et en premier ressort à des causes différentes " ( Mill , vol 2 , p. 495 ). C'est dire que des recherches spécialisées portant sur des domaines séparés sont seules possibles. Si divers mobiles ont une action simultanée sur chaque dimension du social, certains ont une incidence plus forte sur certaines dimensions. Le mobile du désir de richesse est posé comme cause principale d'une classe de phénomènes qui sont à la base du champ économique; des causes secondaires ( aversion pour le travail, par exemple) ou extra-économiques ( la coutume, notamment, ou des motifs non-économiques ) pouvant perturber, quant à elles, le jeu de la cause majeure. L'explication économique repose ainsi sur un fondement bien défini, afin d'ériger, au moyen de la clause toutes choses égales par ailleurs, des lois tendancielles ( au sens d'une tendance qui ne se réalise qu'en l'absence de causes perturbatrices) . Le phénomène social ainsi expliqué après avoir été décomposé ne peut être pleinement appréhendé qu'après avoir été recomposé. Ce processus de déconstruction-reconstruction manifeste le rapport d'un élément à la totalité qu'entretient l'économie avec la science sociale; en même temps, ce rapport témoigne du caractère provisoire de l'explication strictement économique. L'étude des phénomènes économiques ne sera complète que lorsqu'il aura été tenu compte de considérations sociologiques ou psychologiques afin de prendre en considération les causes perturbatrices. On peut dire que le recours à une double analogie manifeste entièrement ses effets. En reprenant la pertinente notation de Michel Zouboulakis ( 1993 , p. 60 ), d'une part, l'analogie mécanique permet à la tradition ricardo - millienne de prendre ses distances vis-à-vis de la position comtienne en se donnant la possibilité d'instaurer un champ économique distinct de l'ensemble sociétal. D'autre part, l'analogie physiologique lui donne la possibilité de déborder l'abstraction universalisante de la mécanique et de ne pas ignorer une possible dimension historique .

Le programme ricardo-millien, pour partie coupé du monde concret, fait entrer le discours économique dans la voie analytique pure. Toutefois, cette économie politique classique reconnaissait encore la complexité et l'enchevêtrement des phénomènes sociaux. De ce fait, elle était encore dépendante de deux modèles analogiques - l'organicisme et le mécanicisme - qui servent de balises aux jeunes savoirs en construction; c'est pourquoi l'objet économique qu'elle avait forgé rendait encore possible la communication avec les autres sciences sociales .

Parallèlement, il a paru assez intéressant, avec
Malthus, Sismondi et Comte, de rappeler ce moment où l'histoire du savoir économique paraît balancer et ou son cheminement semble encore ouvert, pouvant pencher d'un côté ou d'un autre .

B -Une coupure croissante de l'économie pure par rapport à l'histoire .


A la fin du XIX ème siècle, des auteurs comme
Jevons et Walras renouvelleront la science économique, en s'appuyant sur l'outil mathématique et critiqueront le noyau dur classique en se référant, de façon constante et unique, à la mécanique rationnelle. C'est à cette époque que prit place la fameuse " querelle des méthodes ". Le contenu contemporain du programme de recherche néoclassique ne laisse plus de place à l'histoire du fait du caractère réductionniste de son approche; en effet, la formulation des hypothèses fondatrices ne suppose plus aucun recours à l'observation des faits. Tels seront les deux axes des prochains développements .

1°- La mutation d'une discipline : l'autonomie totale du champ économique.


Les années 1870 furent marquées par l'émergence du paradigme marginaliste avec les travaux de
William Stanley Jevons ( 1835 - 1882), Carl Menger (1840- 1921 ) et Léon Walras (1834- 1910 ). Les classiques ont fini par penser que les soubassements théoriques de leur système d'interprétation étaient pour l'essentiel établis et que seuls des raffinements devaient être apportés aux thèmes de recherche concernant la valeur, la production, la distribution, la croissance et le commerce international 2 . Il suffit, pour s'en convaincre, de rappeler le fameux propos de John Stuart Mill: " heureusement, dans les lois de la valeur il n'y a plus rien à découvrir ". Or, les marginalistes- Jevons, Menger, Walras - mirent en avant la notion d'utilité marginale comme élément explicatif unique de la valeur d'échange, même si ce groupe d'auteurs doit être différencié sur certaines questions de méthode et notamment quant à l'opportunité de l'emploi des mathématiques.

L'économique néoclassique diffère sur de nombreux points décisifs de l'économie politique ricardo-millienne; elle donnait notamment moins de poids aux influences institutionnelles et se centrait sur les questions d'échange et de prix3. L'adoption du comportement maximisateur comme hypothèse fondatrice du système théorique qui se met en place ainsi que le recours au théorème d'égalisation des rapports des utilités marginales avec le rapport des prix du marché doivent être associés au recadrage du champ économique sur une base purement mécaniciste. En effet, on a vu que la représentation que les chercheurs se font de l'univers économique détermine largement le type d'explication qu'ils fournissent des phénomènes économiques.

Jevons et Walras, en faisant de la mécanique rationnelle leur référence permanente et en faisant de l'emploi des mathématiques une voie obligée de la scientifisation de l'économie, vont renforcer la caractéristique abstraite de la théorie, en mettant en évidence sa portée universelle. L'économie politique pure, science physico-mathématique, est la théorie de la valeur d'échange et de l'échange. Laissons parler Walras: si elle est, à l'égal de la mécanique et de l'hydraulique " une science physico-mathématique, elle ne doit pas craindre d'employer la méthode et le langage des mathématiques " ( Léon Walras , 1938 , p. 39 ). Le recours à des idéaux-types - réduction des objets réels à des objets abstraits quantifiables - constitue un moyen d'isoler des grandeurs analogues à cellesdes sciences physiques, et par suite, justifie le recours aux mathématiques. En d'autres termes, les types-idéaux permettent de spécifier des concepts scientifiques . La formalisation va donner rigueur et précision à la discipline économique, mais en contrepartie son noyau dur va se restreindre: tout ce qui ne va pas être formalisable va se trouver exclu de son champ. Les classiques, eux, se sont défendus de faire dépendre entièrement l'économie politique des contraintes de la représentation formelle. Pour eux, il ne s'agissait pas seulement d'expliquer la formation des prix et la répartition des revenus, il s'agissait aussi d'explorer la dynamique générale du capitalisme. Rappelons que, pour les pères fondateurs, la construction de l'objet économique se fonde sur une autonomisation relative de l'économique par rapport à l'environnement social et s'appuie sur une double analogie mécanique et physiologique. Ainsi, Stuart Mill écrit-il: "la précision mathématique ne s'obtient généralement qu'aux dépens de la réalité de la recherche"(1889, vol 2, p. 160). L'objet économique, dans l'optique classique, est sous l'influence de causes multiples agissant ensemble et dont les incidences sont fortement enchevêtrées. La méthodologie ricardo-millienne permet, alors, si nécessaire, de prendre en compte des causes perturbatrices additionnelles et de rectifier les résultats théoriques initiaux.

Chez les auteurs marginalistes, c'est un nouveau découpage du champ social qui s'opère au moyen de la seule analogie mécanique. L'entière autonomie du champ économique, ainsi construit, entraîne la mise à l'écart de toute référence historique et sociale au niveau des hypothèses de base. La science économique examine alors les relations logiques qui résultent d'un objet théorique privé de plusieurs dimensions telles les tendances relatives de la population ou les influences historiques et sociologiques qui s'exercent sur l'accumulation du capital et la distribution. En réduisant le champ d'étude à la seule mécanique de l'utilité et de l'intérêt personnel, les marginalistes ramènent le problème économique à la question de l'affectation des ressources rares via le marché. Dans cette perspective, les comportements de maximisation suffisent à eux seuls à rendre compte des questions de production et de répartition, sans faire appel à des prémisses relatives aux conditions de production et aux conditions institutionnelles de la distribution. ( On sait que les classiques raisonnaient en termes d'individus insérés dans des classes sociales qui déterminaient leurs comportements ). Les comportements de maximisation qui rendent possible l'affectation desproduits et des services entre les consommateurs par le jeu du marché vont décider aussi de l'affectation efficace des facteurs de production ainsi que de leur rémunération.

Des auteurs comme
Jevons et Walras ont pu révolutionner l'économique en faisant jouer un rôle décisif à la représentation mécaniciste et en faisant de la mathématisation une condition de la scientificité. Ayant permis le nouveau découpage du champ économique, la conception mécaniciste est au point de départ de la prépondérance accordée à l'échange; elle est, de même, à l'origine du renforcement de la méthode hypothético-déductive et de la formalisation qui seules sont appropriées aux exigences de la mathématisation. Les néoclassiques, empruntant à la physique ses figures, ses représentations et en recourant résolument à l'emploi des mathématiques, transforment en profondeur l'économie jusqu'alors classée dans les sciences morales et politiques. Le projet d'une physique sociale définit le coeur de la science économique. Lorsqu'on a posé que le marché est auto-régulateur et que les agents fonctionnent comme des unités élémentaires calculantes, l'économique devient autonome et peut ignorer le caractère hétérogène du temps et de l'espace. L'histoire humaine est refoulée au nom de la scientificité; la dimension historique se trouve réservée, au départ, aux économistes se réclamant d'approches hétérodoxes .

 
L'irréalisme simplificateur de cette vision mécaniste de l'analyse néoclassique a fait l'objet depuis un siècle d'abondantes critiques de la part de différents courants hétérodoxes: le caractère réductionniste de la démarche contrarierait la connaissance du monde réel dans toutes ses dimensions sociales et historiques .

La science économique connut, parallèlement à la révolution marginaliste, une autre évolution importante. Ainsi, depuis le milieu du 19 ème siècle se développait l'école historique, autour d'auteurs comme
Roscher ( 1817 - 1894), Knies ( 1827 - 1898 ), Hildebrand ( 1812 - 1878 ). Cette approche, centrée sur l'analyse d'épisodes historiques particuliers de la vie économique, était en pleine opposition aux marginalistes. Cela donna lieu, au cours des années 1880, à un débat entre Menger et Schmoller ( 1838 - 1917 ) connu sous le nom de " querelle des méthodes " ( déduction / induction ). Schmoller critiquait notamment le fait que l'approche marginaliste ignore les " relations organiques " unissant les phénomènes économiques et sociaux. Au tournant du 20 ème siècle, Sombart ( 1863 - 1941 ) et Max Weber ( 1854 - 1920 ) étaient confrontés à la question : comment intégrer des données historiques significatives dans l'analyse de l'économie capitaliste moderne? Leurs recherches portaient ainsi sur l'apparition et le développement du capitalisme. Max Weber notamment a montré que la nature d'un régime économique est déterminée par les structures qui le constituent; c'est ainsi qu'il associe l'éthique du protestantisme au développement du capitalisme (1903 ).

De son côté, le projet de
Karl Marx (1818 - 1883) consistait à " dévoiler la loi économique du développement de la société moderne "; la référence à l'histoire joue un rôle majeur dans sa problématique. L'économie politique est perçue comme la science de la société dans son devenir historique. Comme on le sait, Marx entend démontrer scientifiquement l'historicité du mode de production capitaliste et , en conséquence , son caractère nécessairement transitoire.

Selon un raisonnement tout à fait différent
J. A. Schumpeter (1883 - 1950) parviendra au 20 ème siècle à la même conclusion que Marx de la disparition du capitalisme, non pas en raison de son insuccès économique,mais pour des raisons socio-politiques avec la disparition des " couches sociales protectrices" .

Enfin, aux Etats-Unis les institutionnalistes, autour de
Thorstein Veblen ( 1857- 1929 ) et de J.R. Commons ( 1862-1945 ), entendent promouvoir l'étude des institutions et de l'histoire dans le champ de l'économie politique. Veblen a, ainsi, tenté de montrer que les comportements et les systèmes économiques sont le produit des institutions. Il recherche le moteur de l'évolution économique dans les conflits entre les institutions fondamentales de la société ; son analyse débouche sur un possibilisme institutionnel ( socialisme / fascisme) .

Cependant, l'économie pure a-historique, allait s'imposer et les thèses dissidentes resteront largement en marge. Ce bref regard historique montre qu'abandonner le domaine étroit de la discipline pour s'ouvrir à des recherches transdisciplinaires, c'est courir le risque d'un rejet aux confins de la discipline. Qui n'est pas économiste à part entière court le risque d'être écarté du sérail et marginalisé; l'oubli ou l'indifférence, à l' égard de l'institutionnalisme américain ou de
Max Weber ( H. Bruhns , 1998 ), en sont des exemples . N'est considéré comme économiste que celui qui l'est entièrement, c'est-à-dire qui travaille sur " l'économie " et ne se compromet pas aux frontières de la discipline.

Evincée au nom de la scientificité, la dimension historique sera ainsi longtemps le monopole des hétérodoxies. Toutefois, la science économique allait prendre définitivement un chemin différent: celui du renforcement de l'axiomatisation de la discipline.

2° Un savoir économique axiomatisé: la théorie néoclassique standard contemporaine.

D'une manière qui peut sembler paradoxale, des économistes contemporains ont développé au plus haut point ce caractère réductionniste de la théorie néoclassique en l'étendant à l'analyse de tous les problèmes sociaux, de sorte qu' à la limite, des disciplines comme la sociologie, l'histoire ou la science politique pourraient apparaître superflues.

Une des ambitions majeures du noyau dur de la théorie néoclassique, la théorie de l'équilibre général, est d'étudier le fonctionnement d'une économie décentralisée et d'en dégager les propriétés fondamentales. Il s'agit de la théorisation d'une société bien spécifique, celle de la société économique, puisqu'elle entend montrer comment se déterminent les relations quantitatives issues de l'échange entre les agents. La focalisation exclusive sur le processus d'échange et l'absence de prise en compte de toute structure macro-sociale entraînent ainsi une " conception minimaliste " de la société économique (
de Villé , 1990 ). Une série d'hypothèses fondatrices constituent l'armature de la théorie néoclassique.

En prenant appui sur une vision mécanique et sur des unités individuelles indépendantes calculantes et sur une nomenclature de biens à partir de laquelle se définit l'espace des échanges possibles entre sujets, elle se donne comme critère l'équilibre. Les agents obéissent au postulat de rationalité employant au mieux les ressources disponibles limitées ( ressources productives, produits, informations ) compte tenu des contraintes subies ( cognitives autant que matérielles ). L'étude du mécanisme des prix, à la base du modèle d'équilibre général de
Walras, a été affinée par des auteurs comme Hicks, Arrow, Debreu, Hahn. La théorie pure a , au départ , disjoint les prix des autres modalités de coordination des relations humaines ( comme les règles , les institutions , les actes collectifs ). Ces autres éléments - les " restes " ( A. Berthoud , 1989 ) - sont devenus le domaine des autres disciplines ( sociologie , droit , science politique , ... ). La grande différence entre la théorie de l'équilibre général contemporaine et celle du siècle passé " est que maintenant les conditions de l'existence des prix d'équilibre général sont connues " ( C. Bénédetti , 1996 , p. 132) .

Le principe de rationalité du comportement de l'agent constitue la clef de voûte de l'axiomatique du comportement individuel. Il ne s'agit pas de savoir si les unités élémentaires sont dans la réalité rationnelles, mais il s'agit de mettre en évidence les implications logiques et empiriquement testables de cette hypothèse de maximisation de l'utilité sous contrainte.

En bref , la démarche néoclassique postule un individualisme méthodologique4, la stabilité des préférences (l'agent ordonnant ses préférences entre les diverses options qui s'offrent à lui ), un comportement de maximisation de la fonction d'utilité sous les différentes contraintes que l'agent connaît ou prévoit 5.

Le postulat de la rationalité individuelle fonde la méthode d'analyse. Les élargissements de spécialisation à l'économie du crime, du mariage ou du divorce illustrent parfaitement l'extension du champ d'étude sur la base de la rationalité postulée de l'agent. Chaque fois, il s'agit d'opérer, pour chaque type de comportement humain considéré, un calcul rationnel, dans lequel des avantages sont comparés avec des coûts. Jusqu'ici il s'agissait de saisir les choix de l'agent individuel dans la sphère privée de sa vie; cependant, la voie est ouverte pour appliquer cette démarche à l'étude économique de la vie politique. La théorie des choix publics recourt aux outils microéconomiques pour analyser les comportements des citoyens et décideurs ainsi que les finances publiques. Des unités ou des groupes se rencontrent sur un marché politique en essayant de maximiser leurs intérêts privés par des moyens légaux. Le cas de la science politique retient, toutefois, spécialement l'attention dans la mesure où cette nouvelle approche analytique a été adoptée par un groupe de politistes anglo-saxons. Et c'est
Jean-Dominique Lafay qui nous paraît poser le mieux les termes du problème de l'application du modèle néoclassique au domaine politique. Aussi, sa présentation mérite t-elle d' être intégralement rapportée. " Deux voies étaient a priori possibles, l'une pluridisciplinaire au sens ordinaire, l'autre impérialiste. Dans le premier cas, on tente de juxtaposer tant bien que mal les méthodes et les théories de l'économie et de la science politique. L'analyse est apparemment plus riche, plus respectueuse des acquis de chaque discipline. En revanche, elle oblige à supposer une certaine schizophrénie des agents ( leur comportement obéit à une logique intrinsèquement différente selon le domaine d'action considéré ). Cette hypothèse est non seulement gênante: elle pose aussi des problèmes de cohérence dans tous les domaines communs aux deux disciplines, dans la mesure où il est impossible de savoir si c'est la logique " économique " ou la logique " politique " qui doit alors l'emporter. Dans le second cas, au contraire, celui de " l'impérialisme ", on explique les comportements conformément à une théorie unique, par extension du champ de la microéconomie des comportements individuels. Il est évident que l'analyse économique de la politique doit une large partie de son succès au choix délibéré de cette seconde voie " ( J.D. Lafay , 1997 , p. 232 ).

En somme, cette approche économique, poussée à l'extrême, a tendance à devenir une théorie générale des comportements humains et des décisions qui leur sont associées, au motif que la science économique entrerait dans un nouvel âge. C'est sur ce registre que se situe
Gary Becker lorsqu'il écrit: " ce qui définit l'économie, ce n'est pas le caractère marchand ou matériel du problème à traiter, mais la nature même de ce problème : toute question qui pose un problème d'allocation de ressources et de choix dans le cadre d'une situation de rareté caractérisée par l'affrontement de finalités concurrentes relève de l'économie et peut être traitée par l'analyse économique " ( 1976 ). La séparation entre le noyau dur économique et les résidus du tissu social se trouve gommée. On peut s'interroger sur ce qu'il reste du domaine d'investigation des autres sciences humaines, lesquelles apparaissent ravalées au niveau de simples champs d'application de la théorie et de la démarche économiques. N'y aurait-il plus qu'une science sociale unique dont la science économique constituerait " la grammaire universelle " ? Et J. Hirschleifer, à qui nous empruntons cette forte expression, justifie ainsi cet aboutissement impérialiste de la science économique par " le fait que nos catégories analytiques - rareté, coût, préférence, opportunité- sont véritablement d'application universelle" ( 1985 , p. 53 ). Sous cet éclairage, le cas de la science politique, mis en avant précédemment, peut être considéré, du moins par ses défenseurs, avec l'analyse économique de la politique, comme un " premier champ d'expérimentation large d'une science sociale unifiée " ( J.D. Lafay , 1977 , p. 241 ). Une question peut alors être abordée : sauf à s'arc-bouter sur de strictes barrières disciplinaire, les autres disciplines doivent-elles s'indigner des irruptions des économistes sur des espaces qui n'étaient pas initialement les leurs? A moins de concevoir les terrains de prospection de chaque discipline comme implicitement bornés par une division scientifique du travail intangible, les investigations étendues de certains économistes n'ont rien qui, au premier abord, doivent contrarier les disciplines d'accueil; encore faut-il savoir s'il s'agit de prospection sur les frontières ou d'une sorte d'impérialisme disciplinaire, s'il existe des possibilités de croisements féconds et d'enrichissement réciproque. Economie et sciences humaines apparaissent, à certains égards, en situation conflictuelle, l'enjeu étant l'intelligibilité desphénomènes sociaux; mais c'est une situation dont il est important de discerner si elle est de type coopératif ou non coopératif. Devant de telles interrogations, les affrontements théoriques entre chercheurs ne sont pas près d'être apaisés; la science économique généralisée va- t -elle continuer à connaître un mouvement d'expansion impérialiste de type éphémère ou fulgurant? Les espaces disciplinaires conquis continueront-ils à connaître un processus de fascination puissant ou renoueront-ils avec leurs logiques d'intelligibilité respectives? Les débats théoriques et méthodologiques ont encore de beaux jours devant eux. De nouvelles pistes, spécifiques ou par emprunt, s'offrent incontestablement aux aventures de l'esprit. On peut penser que l'unification paradigmatique n'est pas à rechercher, mais qu'il convient plutôt de pencher pour des approches multiples d'intelligibilité des phénomènes habituellement appréhendés par les sciences sociales.

Conclusion.

L'histoire disciplinaire, esquissée ici à grands traits, souligne à nouveau le rétrécissement du champ économique opéré par ce qui est aujourd'hui le courant dominant. A l'économie politique des classiques a succédé l'économique des néoclassiques; le changement d'expression n'est pas anodin. Il témoigne du passage d'une science morale et politique à une discipline toujours plus technique. Ce mouvement vers une " connaissance outillée", pour reprendre la fameuse expression schumpeterienne, a conduit à une coupure toujours plus importante de l'économie et de l'histoire. L' économique, définie comme la science du marché et de la rationalité, est devenue une discipline toujours plus abstraite, hypothético-déductive, axiomatique, et, finalement, mathématique; évolution qui la fait se rapprocher des sciences dures (
J. Cartelier , d'Autume 1995 ). Sa force repose sur ses axiomes simplificateurs, lesquels expliquent tout à la fois son " irréalisme " et sa prétention à l'universalisme. Autrement dit, la science économique, sous sa forme néoclassique standard, n'a en aucun cas besoin de recourir à l'histoire pour construire son corpus théorique. L'histoire, par la prolifération de ses singularités, viendrait même miner la robustesse des lois économiques.

Mises en perspective les relations de l'économie et de l'histoire ont d'emblée pris l'allure d'une confictualité de rapports tendant en général à annexer, fondre ou marginaliser les branches des sciences sociales au nom de la constitution d'un savoir social unifié..Cette tendance intégratrice s'est manifestée historiquement depuis le programme comtien d'ériger la sociologie en science sociale unique jusqu'à l'ambition contemporaine de certains économistes de proposer leur discipline comme approche généralisée d' une science sociale unifiée à mesure que les développements de la praxéologie néoclassique s'affirmeront. En reprenant les termes initiaux de notre questionnement, c'est plutôt la séparation et la compétition qui ont prévalu. Et pourtant la recherche de nouveaux liens n'est-elle pas indispensable pour mieux répondre aux problèmes du temps? C'est pourquoi de nouveaux dialogues entre économie et histoire semblent se nouer, mais différents des premières rencontres .