2/ L'ECONOMIE, UNE SCIENCE PARTICULIERE.



Ce petit ouvrage pris dans sa globalité est, ose-t-on espérer, plus grand que la somme de ses chapitres. De même qu'il y a un besoin de travaux faisant le point des développements multiples d'une discipline sûre de ses méthodes comme de son avenir, on a la faiblesse de penser qu'il existe aussi un besoin de livres aidant à mettre en perspective une science que ses avancées dans des directions variées rendent de plus en plus délicate à transmettre. Le développement de l'économie contemporaine avec ses caractéristiques formelles et mathématiques si marquées pourrait entraîner le risque, si l'on n'y prenait garde, de faire de ceux qui reçoivent cette formation des esprits sachant manier des outils sans le recul indispensable que donne l'histoire. C'est la raison de cet ouvrage qui, à partir d'un point de vue historique, entend contribuer, par un mouvement de distanciation, à mieux souligner certains aspects du développement actuel de la science économique. Si nombre d'économistes affichent à l'égard de leur discipline une solide assurance, ce tour d'horizon, pour hétérogène et incomplet qu'il soit, entend présenter les premiers éléments d'une culture économique et poser des repères sur des questions largement débattues au sein de la profession.

L'économie en tant que science de l'homme et de la société peut-elle être considérée comme d'une autre nature que les disciplines ayant d'autres objets? Le débat est ancien; il reste ouvert et vigoureux.

 
I- Les implications du refoulement de l'histoire sur la discipline.

Exclure l'histoire est le dessein des théoriciens, définissant l'économie comme la science de la rationalité et du marché, qui ont pour ambition de faire de leur discipline une science dure à l'image de la physique.

Depuis sa naissance l'économie politique a toujours recherché en dehors de son champ des analogies structurantes. Si, à des fins analytiques, l'économie est calquée sur la mécanique, une partie de l'ensemble social complexe est coupée du cadre environnemental extérieur, à l'exception des influences posées comme essentielles. Les phénomènes économiques sont appréhendés comme un réseau de forces; la notion d'équilibre est une catégorie clé. Dans la représentation organiciste de l'univers économique, tous les éléments du système social et leurs interrelations réciproques sont pris en compte. La recherche de lois de développement est le but de l'analyse sociale. L'économie est perçue comme un organe dans l'organisme qu'est la totalité sociale complexe. Toute séparation de l'organe- l'économie- de la société dans son ensemble conduit à un défaut de fonctionnement du fait de la rupture des liens avec les autres sous-systèmes. Ces deux types d'analogies structurantes, on le voit, conditionnent fortement l'activité scientifique: recherche de l'équilibre ou de lois d'évolution. La mise en perspective historique réalisée a clairement montré l'importance de ces archétypes épistémiques dans l'activité de théorisation. La nature des schémas interprétatifs proposés par les théoriciens dépend fortement du point de vue avec lequel ils abordent le monde économique. L'état actuel de la discipline montre ainsi que le projet de physique sociale l'a emporté sur les rêves d'organicisme social.

Cette idée de physique sociale justifie le rapprochement entre les sciences physico-mathématiques et les parties mathématisables de l'économie. D'hier, avec
Cournot, Jevons et Walras à aujourd'hui, avec Arrow, Debreu, la définition de l'objet de l'économie n'est pas indépendante des outils utilisés. Le recours aux mathématiques - gage de scientificité - a débouché sur un système théorique tendant à déduire les implications mathématiques d'un nombre limité d'axiomes. L'utilité des techniques mathématiques comme celles de l'optimisation, de la topologie différentielle, de la théorie des jeux et de la théorie du chaos, des méthodes stochastiques, des processus aléatoires ne saurait être mise en doute; mais si les mathématiques ont une fonction précieuse pour l'économiste, leur emploi exclusif risque de se transformer, si l'on n'y veille, en un pur fétichisme . La théorie économique gagne en rigueur à mesure qu'elle prend ses distances du réel; en contrepartie, et dans le même mouvement, elle tend à devenir un système de nature strictement spéculative. " L'attraction formaliste", selon l'expression de J.Y. Caro, conduit à l'élaboration de modèles formels possédant leur finalité en soi, la forme mathématique l'emportant sur le fond économique ( 1996, p. 12 ). C'est donc moins la mathématique en économie qui est en question qu'un certain emploi qui en est fait , dans la mesure où, à la limite, elle fabrique ses propres problèmes. La formalisation, portée à l'extrême, finit par cacher le peu d'épaisseur des propositions économiques sous-jacentes. Toutefois, la mathématisation du domaine disciplinaire connaîtra, à n'en pas douter, de nouvelles avancées avec la quête toujours recommencée d'outils appropriés à certains faits économiques nouveaux dont le traitement exige des méthodes plus complexes. C'est le bon usage des mathématiques qui est à rechercher.

Par ailleurs, on peut se demander si l'histoire, refoulée au niveau théorique, ne réapparaît pas partiellement au niveau de la confrontation empirique? Les problèmes de validation empirique auxquels l'économie est confrontée sont incontestablement un aspect important de la particularité d'une discipline encore jeune qui n'a pas encore atteint le degré d'accomplissement scientifique que ceux qui donnent le ton à la discipline voudraient lui donner.T
homas Meyer critiquant, pour sa part, la tentative de mainmise excessive de la démarche formalisée sur l'ensemble de l'économie, plaide en faveur de la démarche empirique et d'une économie plus appliquée. Le souci d'une pertinence accrue doit guider le chercheur.

La mathématisation de l'économie doit-elle, pour autant, devenir la voie obligée et exclure tout autre mode de savoir? Le conformisme intellectuel prévalent tend à imposer l'idée qu'il n'y a d'économie véritable que celle qui se coule dans le seul moule de la mathématisation et qui recourt aux observations statistiques et aux tests économétriques. Les mérites de l'économie mathématique interdisent-ils tout recours à d'autres approches visant à rendre compte du monde vivant réel?

 
II- Orthodoxie, hétérodoxies et scientificité.

Un lien entre histoire et économie peut il encore exister?

On peut d'abord rappeler que les relations entre les deux territoires s'inscrivent dans l'histoire longue de la discipline. Des auteurs comme
Marx, Veblen et Schumpeter soulevaient la difficile question des rapports économie et société, des temps longs, de l'évolution économique et sociale. En bref, c'est la possibilité d'une théorisation de l'histoire qui était au centre de leurs préoccupations. Les catégories conceptuelles auxquelles ont recours Marx avec ses contradictions, Veblen avec sa dichotomie monde de l'industrie/monde des affaires, Schumpeter avec l'innovation sont fortement étrangères à la méthode hypothético-déductive. Aujourd'hui, les méga-analyses n'ont plus la faveur qu'elles ont pu avoir. Kenneth Arrow remarque ainsi qu'une perspective individualiste est un garde-fou contre le déterminisme social et historique précisant que " les tendances nouvelles de l'analyse historique sont davantage intéressées par ce qui est contingent que par ce qui est déterminé, et les contingences naissent de la souplesse et de la liberté des hommes dans leurs décisions individuelles" (1995, p. 10).

Manifester de l'intérêt pour les dimensions sociologiques et historiques des phénomènes économiques est sans doute un signe d'hétérodoxie. Toutefois, la prise en compte de l'organisation, des conventions et plus généralement des institutions ne suffit plus à traduire une position radicalement hétérodoxe. N'est-ce pas plutôt la nature ou le degré de l'hétérodoxie qu'il conviendrait, à l'heure actuelle, de préciser? Par essence l'hétérodoxie est multiple; les façons de critiquer, de dénoncer et de s'opposer sont plurielles. La force d'une pensée hétérodoxe dépend, notamment, de la nature et de la radicalité de la critique sur laquelle elle s'érige; en bref, toutes les hétérodoxies ne présentent pas la même force de rupture par rapport au corpus théorique principal. Elles commencent au sein de la nouvelle microéconomie où se formulent les seules critiques qui soient acceptables par le mainstream en passant par les thèses évolutionnistes jusqu'aux composantes les plus critiques de l'économie historique.

L'économie walrasienne évolue depuis un quart de siècle sous l'influence de critiques internes plus que sous celle des contestations extérieures au paradigme. Certaines recherches nouvelles, des décennies 1980 et 1990, en réintroduisant une certaine forme d'historicité, ont en partie renouvelé le territoire de la discipline économique. Par là même, le rapport des économistes aux phénomènes observés et à l'histoire s'en trouve déjà quelque peu modifié. Ce faisant la théorie dominante est parvenue à rester fondamentalement une théorie de l'équilibre d'unités rationnelles calculantes agissant sur la base de contrats.

Face à la théorie néoclassique renouvelée différentes perspectives théoriques tentent d'adopter une autre approche. La distinction entre les hétérodoxies s'opère selon les représentations adoptées de l'histoire et du social.

Dans la perspective évolutionniste, prendre en compte l'histoire dans la théorisation économique c'est refuser de restreindre l'analyse économique à un ensemble d'unités élémentaires calculatrices effectuant des choix purs, c'est-à-dire entièrement libres, indépendamment d'un environnement contextuel qui est lui même le résultat de décisions prises dans le passé. Il s'agit de saisir la complexité historique des choix compte tenu des phénomènes de "dépendance du chemin" afin d'éclairer les projets possibles parmi les configurations existantes. En d'autres termes, on est en présence d'un effet d'analyse tendant à reconnaître aux acteurs individuels la place qui leur revient dans le jeu économique tout en la situant dans le contexte dans lequel ils opèrent. Le corpus théorique de type évolutionniste considère ainsi l'entreprise en tant que regroupement de compétences inscrites dans des "routines" (techniques de production, stratégies d'investissement, opérations de diversification...) régulièrement transmises et modifiées au cours de l'histoire de la firme et qui concourent à son succès. En bref, les analyses évolutionnistes, prenant appui sur l'évolution des espèces ou sur la dynamique des systèmes physiques non -linéaires essaient de se substituer aux analyses fondées sur l'analogie mécanique traditionnelle. Sur la base d'une nouvelle vision de la discipline l'économie évolutionniste se tourne vers la sélection naturelle comme modèle de scientificité. L'importance des archétypes épistémiques sur la construction théorique est une nouvelle fois perceptible.

Mais, au-delà des seules remises en cause tolérées au sein de l'économie conventionnelle, il s'agit aussi de ne pas ignorer l'étude du capitalisme mondial, de son histoire et de ses transformations. En effet, le monde change et les questions estimées urgentes se modifient avec le temps. Certes, les conceptions de l'économie intégrant la réalité des rapports sociaux fondamentaux du mode de production capitaliste ( analyses marxistes) et la dénonciation comme non pertinente de l'économie en tant que marché pur, indépendamment des institutions, par l'ancien institutionnalisme américain, ne font plus l'objet de la même considération aujourd'hui. Toutefois, d'autres contributions hétérodoxes s'efforcent d'apporter de nouveaux éclairages en s'appuyant sur des représentations du social et de l'histoire, structurant le monde de façon différente. A suivre
Guy Caire, les auteurs à la base d'une hétérodoxie structurale" considèrent que les institutions sont des clés de la vie économique et qu'elles sont un cadre plus que la résultante d'un contrat; de ce fait même la rationalité change de nature ou, plus précisément, se diffracte en différentes formes, permettant notamment d'opposer la rationalité dans le système et la rationalité des systèmes . Enfin , last but not least , ils considèrent que le pouvoir et les conflits sont au coeur de l'économie , que des rapports asymétriques et des inégalités caractérisent les agents et qu'il convient donc de scruter la place que chacun occupe au sein du champ social " ( 1996 , p. 227 ) . Toutes ces analyses, portant sur des territoires que la théorie standard communément acceptée n'appréhendera pas, seront effectuées par diverses hétérodoxies avec leur propre système conceptuel et selon leur propre point d'observation: recherche de cycles longs, étude des configurations successives de régulation, analyses des tendances historiques dans une perspective marxiste plus ou moins renouvelée... Ainsi, avec leur projet d'étudier le changement des institutions fondatrices d'un ordre social et d'un dynamisme économique, les approches en termes de régulation s'opposent aux prétentions universalisantes et intemporelles de la théorie néoclassique. Malgré l'intérêt des analyses produites dans leur champ d'investigation elles ne réussissent pas, pour autant, à tenir leur pari d'alternative radicale à la théorie traditionnelle dans la mesure où leur objet principal n'est pas le même. A l'image des travaux sur les mutations des économies industrialisées, la réflexion sur le sous-développement a connu également un profond renouvellement depuis la fin des années 1980. Les théories du développement, dites du post-ajustement structurel, réunissent de nouvelles approches reconnaissant les imperfections du marché et les limites des politiques de stabilisation orthodoxes. Pour intéressantes qu'elles soient ces analyses restent limitées car elles ne prennent pas en compte les structures productives. Aussi, faudrait-il élaborer des grilles théoriques s'inscrivant dans la période longue, permettant de comprendre les transformations et les dynamiques des institutions que connaissent des économies du Tiers monde.

C'est donc par des approches plus qualitatives en quête d'explications plus compréhensives que se caractérisent les hétérodoxies majeures. Ces travaux d'économie historique visent à rendre à l'économie politique ses caractéristiques socio-économiques et historiques. Ne possédant pas l'attraction formelle de l'économie pure, elles doivent retenir l'attention par leurs potentialités d'appréhension et d'interprétation des mutations des économies nationales et du capitalisme mondial.

En dernière analyse, il existe deux manières de prétendre à l'hétérodoxie en économie. Pour les uns, il s'agit d'apporter à l'aide de nouveaux concepts analytiques de nouvelles réponses à des questions anciennes posées par l'orthodoxie. L'hétérodoxie est qualifiée d'interne parce qu'elle s'élabore sur la base d'une critique interne de l'orthodoxie, en restant au sein même du champ d'investigation des économistes. Pour d'autres, c'est la dénonciation de la clôture conventionnellement opérée de la science économique qui est effectuée. Il s'agit d'hétérodoxie externe dans la mesure où est suggéré un champ d'investigation disciplinaire moins restreint, prenant en compte l'histoire et la sociologie, afin d'inclure dans l'objet d'étude ce qui est ordinairement rejeté dans l'exogène (
Deleplace G. et Maurisson P., 1985, p. 7 ). Cette autre catégorie d'hétérodoxies n'adopte pas un point de vue fondamentalement microéconomique faisant intervenir des unités élémentaires dans leurs opérations économiques. Elle s'appuie sur des représentations selon lesquelles l'histoire est avant tout un phénomène social et collectif et les institutions sont considérées comme le fruit des rapports sociaux ou de compromis entre forces sociales ( existence de classes sociales chez Marx, compromis institutionnalisés chez les régulationnistes,...). Ces hétérodoxies tentent de faire apparaître des trajectoires majeures ou, du moins, essaient de dégager des régularités permettant de mieux saisir et caractériser les sociétés étudiées.

Au total, les courants de recherche qui accordent de l'importance à l'histoire dans la théorisation économique ne le font pas de la même manière. Pour les uns, - tels les économistes marxistes, radicaux, régulationnistes,...- il s'agit d'appréhender la complexité du social historiquement situé dans lequel les phénomènes économiques s'insèrent. Pour d'autres, tels les évolutionnistes, c'est moins cette appréhension somme toute classique de l'histoire qui est retenue que sa dimension d'assujettissement et d'enchaînement temporels qui est privilégiée. Ces deux perspectives adoptent une attitude critique vis-à-vis de la théorie économique dominante. Pour les économistes de la mouvance historique comme pour les évolutionnistes, l'histoire compte, mais c'est selon une acception bien différente. Une fois encore, c'est au pluriel que la catégorie d'hétérodoxies doit être employée.

 
III- Une science composite avec des paradigmes pluriels et rivaux.


Parler en termes généraux de science économique n'est probablement pas l'expression la mieux adaptée à ce domaine disciplinaire. La connaissance économique apparaît fragmentée et ses segments ont du mal à s'ajuster entre eux surtout lorsqu'il s'agit d'appréhender le monde sensible et d'y préconiser une action. Aussi, peut-on penser que le recours au pluriel - sciences économiques ou savoirs économiques- serait préférable à l'emploi du singulier pour rendre compte de la diversité des travaux qui sont au cÏur du domaine d'investigation des économistes: analyses statistiques, modélisation économétrique, formulation théorique sophistiquée, approches résolument littéraires.

En cette époque où prédomine la pensée unique, celle d'un libéralisme qui se diffuse tant au plan le plus abstrait de la théorie qu'aux niveaux les plus pratiques, la stimulation qu'apporte l'hétérodoxie doit être reconnue. Mais, comme c'est généralement le cas, les facteurs qui manifestent sa légitimité sont aussi ceux qui rendent évidents ses limites. Pour qu'un système de pensée hétérodoxe puisse entrer en concurrence avec la tradition néoclassique il ne doit pas en rester au stade de la critique mais doit construire un système théorique alternatif. Il se trouve alors devant un dilemme délicat. Il peut adopter une formulation prenant en compte toute la complexité du champ d'investigation retenu avec ses dimensions économiques, mais aussi sociales et historiques, avec ses aspects tant mesurables que qualitatifs. Dans ce cas, il ne parviendra pas au niveau de formalisation et au degré de sophistication atteint par l'orthodoxie dominante. S'il tente de construire une théorie, de produire des analyses et de donner des explications en suivant les canons méthodologiques prévalents, alors, dans son effort pour parvenir à une formalisation poussée, il n'échappera pas au risque réductionniste qu'il dénonçait lui-même antérieurement. Ce constat manifeste la difficulté de toute approche hétérodoxe majeure écartelée entre l'aspiration à la rupture et la recherche de légitimité. En outre, l'existence de couples de rappel pèsera lourd, à n'en pas douter, pour freiner toute modification éventuelle du mode d'analyse dominant, lequel bénéficie de l'absence d'une grille théorique réellement alternative. A cet égard,
J.Y. Caro rappelle que la production des connaissances économiques est la résultante d'équilibres socio-économiques complexes. La théorie pure et l'attraction formaliste sont privilégiées aux dépens de l'économie appliquée en raison d'une " surréaction aux valeurs de l'économie pure" (1996 ), la valeur professionnelle étant largement appréciée en référence à l'habileté à manier des langages formels.

 
Quoi qu'il en soit, le regard historique porté sur la discipline révèle, malgré tout, que le triomphe de la voie étroite de l'économie n'a jamais été total. Les pensées hétérodoxes, dans leur version faible ou structurale, ont une position originale à tenir dans notre discipline puisqu'aucune approche ne saurait rendre compte de l'univers économique dans sa totalité. Du fait de la variabilité historique de l'objet de l'économie et de la pluralité des points d'observation possibles, un pluralisme théorique est exigé. Il faut convenir qu'une grille d'analyse sera plus adaptée qu'une autre à l'étude d'un problème considéré. Les chercheurs délimitent leurs champs théoriques, c'est-à-dire qu'ils circonscrivent le type d'investigations possibles dans les limites et avec les méthodes en congruence avec leur programme de recherche. En effet, tout système théorique, parce qu'il ne peut appréhender l'ensemble des dimensions du monde sensible, est contraint d'examiner certains types de questions plus que d'autres et de privilégier concomitamment certains éléments d'explications. On est donc en présence de programmes de recherche privilégiant l'étude de problèmes différents sur la base de positionnements méthodologiques pluriels. De ce fait, un corpus théorique peut se heurter à des questions dont il a du mal à se saisir et qui peuvent faire l'objet de recherche d'un autre. La complémentarité de grilles de lecture incomplètes peut-elle alors être retenue? En allant plus loin, l'autonomie de deux corps théoriques peut-elle être surmontée? La complémentarité est-elle souhaitable dans la mesure où elle s'explique par les limites qui atteignent les deux systèmes d' interprétation dans le cadre de leur propre croissance? De leur association analytique une fécondité nouvelle peut-elle en résulter à condition, bien sûr, qu'elles reposent sur des hypothèses fondatrices pas trop éloignées? C'est dans cette perspective que se situe
Eric Brousseau lorsqu'il s'interroge sur la nécessité et la possibilité d'une fécondation mutuelle entre la nouvelle économie institutionnelle et l'évolutionnisme ( 1999 ). Pour en revenir au rapprochement et à l'hybridation analytique réciproque entre l'histoire et l'économie, comme avec la sociologie d'ailleurs, la question n'est pas nouvelle, même si c'est au cours des dernières décennies qu'elle a revêtu la forme de débats organisés. Tout effort de connaissance propre à chaque branche du savoir suppose un objet défini et circonscrit; tenter d'articuler des territoires disciplinaires est une tâche redoutable. Les questionnements posés par les rencontres entre l'histoire et l'économie donnent à penser, pour le moins, que les frontières entre les deux domaines ont sans doute plus d'épaisseur qu'il n'est d'usage de le reconnaître.

Dans leur recherche inquiète de scientificité, les économistes se séparent par la place qu'ils reconnaissent aux comportements individuels dans l'analyse économique. Pour les uns, les investigations des chercheurs doivent se faire sur la base des choix individuels rationnels. La théorie de l'équilibre général constitue le pivot de l'analyse économique moderne. Le modèle néoclassique a montré ses capacités à l'autodépassement par la prise en compte des critiques qui lui étaient adressées. A la suite de cet effort de consolidation et de renouvellement, il a conquis des secteurs de l'économie de plus en plus nombreux. Toutefois, la démarche économique doit-elle avoir la primauté sur les autres approches sociales? Dans la vision de
Jack Hirchsleifer, et de ceux qui la partagent, l'analyse économique constitue la grammaire universelle des sciences de la société en raison de l'applicabilité généralisée de ses catégories conceptuelles ( 1985 ). Le point de vue opposé est soutenu par Heilbroner et Milberg pour qui l'analyse économique ne peut être enseignée ou utilisée sans parler du capitalisme en raison de l'étroite imbrication de la vision et de l'analyse (1998, p.147). La première perspective ne retient aucune spécificité historique. La seconde souligne avec force l'ordre social sous-jacent l'analyse économique; la vision sociale et l'analyse technique étant l'une et l'autre situées dans l'histoire. De tels points de vue opposés sont bien évidemment irréconciliables. D'autres, ayant pour objectif d'interpréter le monde dans la complexité de ses déterminations sociales, préconisent une approche au plus près des phénomènes économiques et de l'histoire, des effets de structure, des temps longs, des groupes sociaux situés dans leurs espaces d'action et caractérisés par leurs dispositions économiques essentielles (propensions , besoins, préférences ). Selon ce point de vue, des énoncés non formalisés tirés de l'étude de l'histoire économique devraient être valorisés et reconnus. Certaines composantes de l'économie historique s'inscrivent dans cette logique de lutte contre l'oubli de l'histoire.

Ces critères peuvent définir un axe méthodologique dont l
'individualisme méthodologique ( IM ) et le holisme méthodologique ( HM ) constituent les deux pôles.

A titre d'illustration, l'institutionnalisme américain de l'entre-deux guerres repose par construction sur le HM alors que la théorie standard walrasienne se fonde sur l'IM. L'économie des conventions, quant à elle, postule que l'accord interindividuel ne peut exister indépendamment d'une convention connue. Ce courant de pensée présente l'originalité de travailler sur un modèle de la coordination des activités par les conventions tout en restant attaché aux préceptes de l'IM.

Une fois encore, pour trancher dans ce conflit de représentations, les seuls critères objectifs sont-ils déterminants? Comme le remarque
Mark Blaug, il serait bien commode que tous les "programmes de recherche alternatifs étudient le même ensemble de questions qui préoccupent le PRS ( programme de recherche scientifique) néoclassique, car nous pourrions alors choisir parmi eux seulement, ou du moins en grande partie, sur la base de l'évidence empirique. Hélas, c'est un trait caractéristique de nombreux PRS rivaux de se poser des questions sur le monde réel différentes de celles que pose le PRS néoclassique, de telle sorte que le choix entre eux suppose de difficiles jugements relatifs à la fécondité, c'est-à-dire aux promesses d'évidence empirique survenant dans le futur" (1994, p. 256). Pour leur part, Heilbroner et Milberg rappellent que " les économistes recourent à des arguments autres que ceux qui reposent sur la logique et les énoncés empiriques. Les considérations relatives à la vision prennent une importance cruciale, non pour résoudre les problèmes auxquels la théorie économique accorde son attention, mais pour déterminer quels doivent être les critères d'évaluation de la théorie elle-même" ( 1998, p. 76). A suivre ces auteurs, c'est non seulement dans les termes de sa cohérence interne qu'un système théorique devrait être évalué; c'est aussi dans les termes de ses potentialités de conceptualisation externe. En d'autres termes, chaque schéma général d'interprétation envisage les faits économiques d'une certaine façon et, à partir de sa vision du système économique, privilégie certains phénomènes dans son élaboration théorique. Catégories économiques retenues et questions à résoudre sont étroitement associées ( ainsi, le problème du niveau de l'emploi et le principe de la demande effective chez Keynes, le problème de l'affectation des ressources rares entre des emplois alternatifs chez les néoclassiques ). En outre, chacun des cadres théoriques de référence constitue aussi une représentation, à tout le moins implicite, de la société globalement considérée (F. Duboeuf, 1999,p. 5). Au-delà de l'autonomie postulée de la discipline et du débat économique, le problème de la coordination sociale la plus adaptée et du choix de société se trouve aussi posé par les grands modèles directeurs de la réflexion économique ( régulation par le seul marché ou interventionnisme plus ou moins poussé de l'Etat ). On le voit , une fois encore, le débat sur la scientificité de l'économie, qui n'a jamais cessé d'être au cÏur de la discipline, est loin d'être épuisé (Lantner, Lordon , Malinvaud ). L'ampleur de l'amputation qu'il a fallu opérer pour que l'ancienne économie politique acquiert la qualification de science le rappelle.

En bref, parce qu'il fournit un plan directeur en même temps que les principes fondamentaux de l'élaboration du plan tout paradigme exerce un rôle régulateur et cognitif. C'est dire que chacun, considéré en lui-même, possède sa propre légitimité; mais tout chercheur se trouve devant des choix délicats car nombre de ces cadres de référence théoriques sont peu compatibles entre eux. Au total, afin d'appréhender, de manière directe ou indirecte, la réalité économique phénoménale, l'économie contemporaine apparaît bien éclatée entre des systèmes théoriques pluriels et conflictuels.

 

Références bibliographiques

 
ANDREFF W. - Hétérodoxie ou critique en économie ? , Cahiers de l'I.S.M.E.A. , série Débats D , n°2 , septembre 1996 , pp.239-252.

BEAUD M. - Contre des moulins à vent ? Réflexions sur, les limites de la démarche hétérodoxe dans la pensée économique contemporaine , Cahiers de l'I.M.E.A. , série Débats D , n°2 , septembre 1996 , pp.253-262 .

BIENAYME A. -" Les mathématiques dans l'économie: l'enjeu méthodologique" , Les Cahiers du CERESA, n°10, 1993.

BLAUG M. - La méthodologie économique, Paris, Economica,1982; 2 ème édition, 1994,p. 256.

BROUSSEAU E. - Néo- institutionnalisme et évolutionnisme: quelles convergences?, Cahiers de l'I.S.M.E.A. , tome XXXIII, n° 1, janvier 1999, HS , n° 35,pp. 189-215.

CARO J.Y. - Réflexions sur quelques caractéristiques de la production en sciences économiques, Revue économique , n° 1, janvier 1996, pp.5-32.

COMBEMALE P. - L'hétérodoxie: une stratégie vouée à l'échec? in LATOUCHE S. ( dirigé par ) - L'économie dévoilée , Autrement , n° 159 , novembre 1995 pp. 163-167.

DELEPLACE G. et MAURISSON P. -L'hétérodoxie dans la pensée économique, Paris, éditions Anthropos, 1985.

Di RUZZA R.. - Pluralisme et hétérodoxie en économie politique ,Cahiers de l'I.S.M.E.A. , série Débats D, n°2 , septembre 1996 , pp. 203-212.

DUBOEUF. - Introduction aux théories économiques, Paris , La Découverte, 1999.

FEYERABEND P. - Contre la méthode, Paris, Le Seuil, 1979.

HEILBRONER R. et MILBERG W. - La pensée économique en crise !, Paris, Economica, 1998.

HIRSCHLEIFER J. - The Expanding Domain of Economics , American Economic Review, vol. 75 , 1985 .

LANTNER R.. - A propos du pluralisme scientifique: un essai de comparaison entre l'économie et la physique théorique in AUTUME A ( d' ) , CARTELIER J. - L'économie devient-elle une science dure ? , Paris, Economica , 1995, pp. 55-75.

LEROUX A. et MARCIANO A. - Traité de philosophie économique, Paris, Bruxelles, De Boeck Université, 1999.

LORDON F. - Le désir de " faire science ", Actes de la recherche en sciences sociales n° 119 , septembre 1997, pp. 27-35 .

MALINVAUD E. - Pourquoi les économistes ne font pas de découvertes , Problèmes économiques , n° 2515 , 9 avril 1997.

MALINVAUD E. - L'économie s'est rapprochée des sciences dures mouvement irréversible mais achevé in AUTUME A ( d' ) , CARTELIER J. - L'économie devient-elle une science dure ? , Paris , Economica , 1995, pp. 55-75.

MEYER T. - Truth versus Precision in Economics, Aldershot, Edward Elgar, 1993.

UGHETTO P. - Institutions et histoire, fondements communs des hétérodoxies ?,Cahiers de l'I.S.M.E.A. , tome XXXIII, n° 1, janvier 1999, HS , n° 35,pp. 151-166.

WALLISER B. - L'intelligence de l'économie , Paris , Odile Jacob , 1994 .