II - ECONOMIE ET HISTOIRE : VERS DE NOUVELLES INTERSECTIONS ?


La chronique brièvement dressée des rapports heurtés de l'économie et de l'histoire a le mérite de manifester les chemins divergents pris par les deux territoires disciplinaires. Alors que la science économique, à l'origine discipline historique, tendait à adopter le profil des sciences dures, l'histoire économique restait dominée par l'approche narrative.

Pendant longtemps, théorie et histoire économiques se sont développées séparément jusqu'à ce que l'écart se réduise entre elles par l'utilisation en histoire économique des méthodes de la théorie économique moderne.

La théorie économique nous est apparue fortement "impérialiste" par sa tendance à déborder de son champ d'application initial et à se considérer comme la seule science sociale unitaire. Toutefois, l' économie standard est-elle réellement bien adaptée pour saisir les successions de situations différentes, bref, le changement lui-même, et théoriser le mouvement même de l'histoire? Comparativement, les grandes fresques ou analyses historicistes de
Roscher, Marx, Veblen, Sombart , Weber , Schumpeter paraissent mieux à même de livrer certaines clés d'interprétation de situations historiques spécifiques. Mais, ces "dynamiques grandioses ", pour reprendre la fameuse expression de W. Baumol, ne sont plus au goût du jour. Des théories plus limitées ont pris le relais des mégathéories d'autrefois. Il s'agit, aujourd'hui, en n'oubliant pas l'histoire, de faire de l'économie d'une autre manière, suivant des modalités plus respectueuses des conditions de temps et d'espace et, parfois, sans oublier l'épaisseur du social. C'est, sous des formes variées, que ces théories recourent à l'histoire ; de plus, elles n'ont pas le même degré de rupture par rapport au modèle dominant.

Cette exploration sera menée selon deux axes : selon un premier, la théorie économique est utilisée comme instrument d'élaboration et d'interprétation des faits historiques; dans un second axe, ce sont des efforts d'historicisation de l'économie qui sont entrepris selon des logiques différentes .

A- De la théorie économique à l'histoire : la Nouvelle Histoire Economique.

La Nouvelle Histoire Economique se distingue de l'histoire narrative traditionnelle par le recours explicite à la théorie économique, la quantification et l'analyse économétrique. Des auteurs comme
Robert W. Fogel et Douglass C. North sont aussi les premiers historiens de l'économie à se voir attribuer en 1993 le prix Nobel d'économie pour leurs travaux. Ils recourent au corpus théorique néoclassique à des fins de systématisation et de reconstruction des analyses historiques traditionnelles.

1. La méthode contrefactuelle , base de l'histoire " scientifique ".

Fogel a ainsi étudié le rôle du réseau ferroviaire dans la croissance économique américaine aussi bien que l'esclavage en tant que système économique en se livrant à une théorisation explicite des faits. C'est dire que doivent être identifiées de façon rigoureuse les hypothèses fondatrices et les relations qui sont au cÏur des phénomènes historiques étudiés afin que les propositions théoriques puissent être testées. L'utilisation des méthodes et des techniques de la théorie économique moderne a pour finalité d'ordonner les questions posées à l'historien en vue d'une meilleure structuration de l'analyse historique .

C'est dans Railroads and American Economic Growth ( 1964 ) que la démarche de
Fogel apparaît le plus clairement. Quelle est la contribution des chemins de fer à la croissance des Etats-Unis? De combien le PNB aurait été modifié s'il n'y avait pas eu de réseau ferroviaire, dans la mesure où d'autres modes de transport auraient pu être plus largement utilisés? A la suite d'un calcul coûts-avantages les conséquences sur la formation des prix et la répartition de la production selon les régions ont été estimées. Fogel n'entend pas discuter l'efficacité de ce mode de transport, mais critique le caractère indispensable à la croissance des Etats-Unis qui lui est généralement associé. Finalement, l'auteur parvient à la conclusion que le gain social dû au chemin de fer était particulièrement faible: le P.N.B. de 1890 n'aurait été inférieur que de 5 %. Cet exemple montre bien la nature de l'analyse contrefactuelle de Fogel. Elle cherche à estimer l'influence d'un événement sur une évolution par l'écart entre cette évolution réellement enregistrée et celle, hypothétique, qui aurait été atteinte si l'évènement étudié ne s'était pas produit.

Dans le même esprit,
Fogel et Engerman combattent la thèse couramment admise de l'inefficacité économique de l'esclavage aux Etats-Unis avant la guerre de Sécession. Avant Fogel les historiens mettaient en avant l'irrationalité du propriétaire d'esclaves; Fogel et Engerman insistent sur la rationalité des maîtres qui, en tant qu'entrepreneurs, cherchaient à maximiser leur profit. Pour ce faire, ils devaient, d'une part, fournir à leurs esclaves un logement et une alimentation corrects; d'autre part, ils devaient favoriser le maintien de familles d'esclaves stables, donc productives en limitant les ventes d'esclaves. Time on the Cross ( 1974 ) montre ainsi qu'entre 1840 et 1860 le revenu du travail d'une famille d'esclaves était supérieur de 15 % au travail d'une famille équivalente libre ( B. Eichengreen , 1994 , p. 4 , note ).

Au-delà de ce qui pourrait présenter une connotation apologétique de l'esclavage en tant qu'institution sociale, l'ouvrage se veut une application des règles scientifiques aux problèmes d'histoire économique. L'historien étudie la seule rationalité économique supposée de l'esclavage, le jeu des modifications de taux de profit au lieu de prendre en compte, comme dans les démarches narratives traditionnelles, les aspects sociaux et politiques de ce problème clé de l'histoire américaine.

En bref, dans ces deux cas, on passe d'une problématique d'ensemble de nature historique à une analyse de type plus spécifiquement économique. Il y a un rétrécissement du champ d'observation qui est opéré.

A la suite de ce nouveau type d'analyses, une fracture s'est produite au sein des historiens économiques. Alors qu'en France l'histoire reste aux mains des historiens attachés à une vision globale de leur domaine, la Nouvelle Histoire Economique s'est imposée dans les pays anglo-saxons. La cliométrie n'est plus entre les mains des chercheurs de formation littéraire traditionnelle, mais entre celles des économistes de formation néoclassique. Comparativement à la théorie économique pure, qui s'en tient à l'abstraction, et à l'histoire traditionnelle, qui se limite à apporter des éclairages singuliers, la Nouvelle Histoire Economique présenterait l'avantage de réconcilier la théorie et les faits en débouchant sur des interprétations plus systématiques que les études traditionnelles. Malgré son succès et son intérêt, la pratique de la Nouvelle Histoire Economique n'est pas sans poser un certain nombre d'interrogations. En transposant la problématique de la rationalité microéconomique indépendamment de la diversité des institutions et de la culture cette nouvelle histoire est-elle encore pleinement de l'histoire? Les acquis théoriques contemporains étant utilisés afin d'éclairer des épisodes historiques, à l'instar de leur emploi sur la période contemporaine , on peut dire avec
Robert Boyer que " passé et présent, histoire et théorie économiques s'inscrivent exactement sur le même plan" (Cepremap , 1989, p. 27 ) .

Finalement, le recours à l'analyse contrefactuelle, c'est-à-dire à l'examen de ce qui se serait produit si tel événement ne s'était pas passé, ne doit-il pas être mené avec circonspection6 ? L'universalité de ces nouvelles modalités d'histoire économique peut être dénoncée. Une fois encore, les approches traditionnelle et " scientifique " de l'histoire peuvent être perçues dans une optique de complémentarité plus que d'opposition absolue, chacune possédant ses avantages comparatifs selon les domaines de recherche.

 
2. Une théorie des institutions au centre de l'étude de la croissance économique : l'approche de Douglass C. North.

Comme certains économistes avaient appliqué le modèle néoclassique courant à la famille, au crime ou à la politique, d'autres chercheurs ont appliqué cette grille de lecture à l'histoire. C'est dans cette perspective que s'inscrit la tentative d'explication des événements historiques entreprise par
Douglass C. North. Ainsi, la question pivotale de l'histoire et du développement économiques est " de rendre compte de l'évolution des institutions politiques et économiques qui créent un environnement économique induisant un accroissement de la productivité " ( 1991 ).

Chez cet économiste-historien, le modèle walrasien constitue la référence théorique explicite quitte à devoir lui apporter un certain nombre d'aménagements pour expliquer la diversité des situations historiques et institutionnelles rencontrées dans le monde sensible. Dans l'univers walrasien, sans imperfections, le système est efficient puisque les échanges s'effectueraient sans frais. Les coûts de transaction constituent la différence majeure entre le modèle de concurrence parfaite qualifié de walrasien et l'objet d'étude des historiens de l'économie. Par coûts de transaction il convient d'entendre le coût des mesures à prendre dans " les contrats qui sous-tendent l'échange " ( coûts liés à la recherche des cocontractants, aux frais d'étude du marché à la négociation et à l'exécution des marchés, aux aléas de tous ordres, ... ). Dans le cas des droits de propriété, sur lequel
North va insister ( Myrman , Weinsgat 1994 , p. 9 ), il faut entendre le coût de la définition et du respect légal des droits des vendeurs et des acheteurs dans les règlements éventuels d'opérations ( en bref, le transfert et la garantie des droits de propriété ).

Dans leur ouvrage de 1971 North et son coauteur
Lance Davis donnent une explication nouvelle de la croissance de l'économie américaine, en soulignant la façon dont les unités économiques ont recherché les possibilités de profit en apportant des modifications aux règles du jeu économique. Les gains retirés de l'échange n'ont été obtenus qu'après changements des droits de propriété et émergence de nouvelles institutions ou formes d'organisation économique.

Les canaux, par exemple, ont joué un rôle clé dans la croissance de l'économie américaine du fait de la modification des coûts de transports, ainsi qu'en raison de l'extension et de la diversification des marchés rendues possible . L'investissement dans les canaux au début du 19 ème siècle était trop lourd pour être financé par les seuls agents privés; des organismes publics créés par les Etats durent intervenir, au moins initialement. La croissance américaine ne résulte pas de la seule accumulation des facteurs, mais s'explique aussi par le jeu des transformations de la vie publique et du droit qui permettent l'apparition d'institutions génératrices de la croissance.

De même , dans
The Rise of the Western World : A New Economic History ( 1973 ), écrit en collaboration avec Robert Thomas, North expose une problématique fondée sur la théorie des droits de propriété. Il soutient que l'essor du monde occidental réside dans l'apparition progressive d'une organisation efficace. Les facteurs traditionnels de la croissance - accumulation du capital, évolution technologique et économies d'échelle - ne sont pas tant la cause de la croissance que des manifestations du processus de croissance lui-même ( Myrman ,Weinsgat , 1994 , p. 11 ). Le facteur décisif de la croissance est plutôt à rechercher dans les incitations à promouvoir une organisation efficace et dans la capacité de la société à susciter des institutions par le jeu desquelles le rendement privé serait égal au rendement social .

North et Thomas mettent ainsi en avant l'organisation efficace que constituait le servage dans son contexte historique. Au lieu de voir dans le servage de l'époque féodale l'expression d'une asymétrie entre groupes sociaux, la relation entre le seigneur et les serfs peut être assimilée à un contrat régi par la coutume, " en l'absence d'une économie de marché" ( 1980 , p. 49 ). Protection personnelle et familiale ainsi que justice sont des biens collectifs dus par le seigneur à ses serfs. En échange, ceux-ci devaient fournir une certaine quantité de travail ( corvées ) pour l'autorité seigneuriale; cela évite des comportements de type passager clandestin de la part de certains agents qui ne paieraient pas leur part du coût de l'institution. L'occultation de la situation conflictuelle traduit, pour le moins, une approche très spécifique des phénomènes historiques.

En bref, North entend produire un nouveau cadre d'interprétation des réussites et des échecs des différentes sociétés tout au long de leur histoire. La diversité des taux de croissance nationaux ne provient pas seulement d'une différence de productivité des facteurs; il faut saisir l'importance du jeu des institutions qui favorisent cette expansion. Il n'y a développement économique que lorsque sont présentes, dans la société considérée, des incitations décisives que la structure institutionnelle rend ou non possibles. L'incitation positive par excellence serait trouvée dans les droits de propriété qui permettraient l'adéquation des coûts et avantages privés et sociaux. Finalement, ce sont les individus qui provoqueraient le changement historique en cherchant à tirer avantage de l'échange dans une perspective à court terme , soit au sein d'une structure institutionnelle efficiente, soit en tentant d'imiter une structure institutionnelle plus performante .

Le fait d'attirer l'attention des économistes sur le rôle des institutions est sans doute à porter aujourd'hui à l'actif de North. Après la chute du mur de Berlin, la transformation d'une économie centralement planifiée en économie de marché ne peut être analysée sans faire référence aux institutions. Ce qui est moins incontestable ce sont les implications idéologiques qu'il en tire. La réussite de certaines économies peut servir de modèle aux autres. Comme le note
Guerrien ( 1990, p. 97 ), reprenant North ( 1985 ), cette réussite provient de ce que les droits de propriété y sont " ancrés dans une structure légale de nature à exclure toute configuration ou modification arbitraire " et de " la part relativement mineure des transactions assumées par l' Etat " les inévitables coûts de transaction ayant pu être " absorbés" de façon croissante par les entreprises, d'où le gain en " efficience ". Si l'on part de l'idée que le système de marchés, en l'absence d'imperfections, est efficient, il doit servir de modèle et, par la mise en œuvre d'institutions appropriées, il faut chercher à s'en rapprocher .

Paradoxalement, l'instrument d'analyse employé par les historiens, le modèle néoclassique standard comme son extension, la théorie des droits de propriété, est une théorie qui manifeste l'éviction de l'histoire. Lorsque les chercheurs recourent à un modèle qui se positionne comme universel et se servent de ce corpus théorique pour des sociétés extrêmement différentes n'ayant aucun trait commun avec les hypothèses de base, leur démarche est pour le moins critiquable; il semble difficile de ne pas tenir compte de la singularité de l'individu comme être social historique. Cette nouvelle analyse ne peut être acceptée qu'en tant que moyen de porter un éclairage nouveau sur certaines questions, mais il paraît difficile d'en faire une démarche unique, généralisée. Il doit exister d'autres modalités d'instauration de liens entre l'histoire et l'économie. En d'autres termes, lorsque le courant dominant ne néglige pas l'histoire économique c'est pour en proposer une interprétation sélective au moyen d'un schéma explicatif préétabli .

 
B- Les tendances nouvelles de l'historicisation de l'économie : explorations.

Des efforts multiples d'élaboration théorique visant à appréhender le monde réel dans sa dimension historique ont été réalisés ces dernières décennies. Dans cette constellation de travaux se situent aussi bien les analyses du sous-développement ( études de régions ou de pays en les rattachant à des questions de mutations ou de domination ) que celles portant sur les firmes transnationales , la structuration de l'économie mondiale , l'internationalisation du capital ; bref , des analyses de longue période s'intéressant aux transformations des systèmes économiques de l'ouest, de l'est et du sud et leur devenir à long terme. On trouve aussi bien les recherches portant sur les crises, les mouvements de longue durée que les travaux des économistes radicaux américains avec leur catégorie de" structure sociale d'accumulation " et ceux des régulationnistes français avec leur notion de régime d'accumulation. C'est dire qu'il existe toute une " mouvance de l'économie historique " (
M. Beaud et G. Dostaler , 1993 , p. 199 ) qui dirige ses efforts vers une analyse de la réalité économique appréhendée dans sa dimension historique. Certains travaux prospectent de nouvelles voies d'articulation entre théorie et histoire en prenant en compte les processus de " dépendance du parcours " et les phénomènes d'irréversibilité tandis que d'autres s'intéressent au jeu des innovations et des conflits dans l'évolution des sociétés .

L'énoncé de ces orientations de recherches, non exhaustives, manifeste une diversité des champs d'études et laisse entrevoir la pluralité méthodologique des démarches qui leur sont associées.

Les unes entendent livrer une analyse du fonctionnement d'un système économique lors d'une phase historique et pour une société donnée . Il s'agit de construire un système de relations caractérisant une phase donnée du capitalisme en présentant l'articulation des diverses instances techniques, économiques, juridiques et politiques. Les réflexions des théoriciens des mouvements de longue durée comme les analyses des économistes régulationnistes ont le mérite de souligner la nécessité d'une démarche historique.

Les autres, qui se veulent évolutives, essaient d'incorporer une mesure plus ou moins grande d'histoire dans l'économie par la prise en considération d'évolutions, se déployant au plan macro-social ou au niveau microéconomique, et qui portent la marque de l'irréversibilité du temps. C'est selon ce découpage que seront posés les quelques repères suivants.

 

1 . Une tentative de périodisation théorique et historique de la dynamique générale du capitalisme : l'école parisienne de la régulation.


Dans la vaste constellation de l'économie historique, un essai de construction théorique systématique a été tenté par les tenants du courant de la régulation.

Contre la prétention universaliste de la pensée économique dominante, les régulationnistes ont le souci de souligner le caractère relatif et évolutif des comportements et des lois économiques en précisant l'influence des " formes institutionnelles ". Il s'agit, en articulant histoire et économie, d'abandonner la perspective néoclassique de l'autorégulation du marché. La théorie de la régulation s'est constituée pour cerner la variabilité dans le temps et dans l'espace des formes de capitalisme. Robert Boyer le précise bien : " autant les économistes n'ont cessé de travailler à des théories du capitalisme, autant ils ont négligé l'analyse de l'origine de la variété des capitalismes " ( in
Crouch et Streek , 1996 , p. 97 ). Le capitalisme doit être perçu, non comme un système parfaitement homogène, mais comme un ensemble de configurations, qui ne sont pas équivalentes, ayant leurs propres caractéristiques. A l'époque actuelle, où le capitalisme semble avoir détrôné le système socialiste qui était supposé le supplanter, la question se pose, notamment dans les pays de l'Europe de l'Est, des différentes formes d'organisation qu'il conviendrait d'adapter aux situations héritées de la décomposition des régimes antérieurs.

Dans la perspective régulationniste, les capitalismes se définissent par la variété de leur mode de régulation. Deux principes d'organisation économique sont à la base du capitalisme (
R. Boyer , 1996 , p. 102 ). D'une part, un rapport marchand organise les relations d'échanges entre agents économiques; d'autre part, le rapport capital / travail codifie une soumission des travailleurs à une logique d'entreprise.

Une certaine diversité d'aménagement de ces deux rapports fondamentaux peut être trouvée historiquement et géographiquement. D'abord, les échanges marchands connaissent une plus ou moins grande extension ( marchés des biens et services, du travail, du capital ... ) et la concurrence elle-même peut être plus ou moins forte. Une seconde source de différenciation des capitalismes concerne les formes du rapport capital / travail selon la nature des principes de division du travail ( par exemple, division taylorienne des tâches ) et les modalités de rémunération des travailleurs ( fixation sur des marchés locaux ou au terme de négociations collectives de branches ou nationales , nature de la couverture sociale ). En raison de cette double différenciation divers capitalismes peuvent coexister ou se succéder au cours du temps. L'existence possible de capitalismes nationaux et de leur évolution historique se trouve ainsi théoriquement justifiée. Toutefois, l'institutionnalisation d'un type de rapport marchand et d'une forme du rapport salarial ne provient pas d'une pure sélection selon des critères d'efficience économique. Dans chaque formation sociale, le processus d'institutionnalisation est aussi marqué par les luttes sociales et politiques propres à chaque pays. La lecture régulationniste rappelle aussi qu'un régime économique ne se reproduit pas à l'identique en très longue période. Un ensemble de formes institutionnelles peut d'abord générer un mode de régulation initialement viable que des sources de déstabilisation diverses peuvent, ensuite, perturber ( déséquilibres et cycles économiques, conflits sociaux). Une crise structurelle peut apparaître: les ajustements économiques impulsés par le mode de régulation viennent déstabiliser les formes institutionnelles qui en sont la base. Contrairement à la nouvelle économie institutionnelle, pour la théorie de la régulation les institutions ne résultent pas des seules insuffisances du marché. Comme le montre
C. Ramaux ( 1997 , p. 98 ) les thèses de la régulation intègrent trois dimensions. La première est relative aux contraintes. Les institutions, au-delà du minimum d'adhésion et de légitimité qu'elles révèlent, comportent un pouvoir d'imposition qui contraint les agents. En second lieu, les institutions sont le produit de conflits entre agents et groupes sociaux aux intérêts divergents, ce qui amène Boyer à les qualifier " d'intermèdes de forces " ( 1995 , p. 25 ). Enfin, ces agents ont un pouvoir différencié; ils entretiennent des relations asymétriques ( notamment , la relation salariale ).

Cette brève évocation des principes méthodologiques régulationnistes permet de saisir la diversité statique des formes du capitalisme en même temps que leurs transformations historiques.

Ce programme de recherche s'appuie sur des hypothèses et des concepts explicités par les travaux initiaux sur les capitalismes américain et français, puis, approfondis et consolidés: modes de développement, régimes d'accumulation ( intensif ou extensif ), modes de régulation ( systèmes de règles du jeu ), formes institutionnelles ( configurations du rapport social, formes de la concurrence, contrainte monétaire, modalités d'adhésion au système international ). Ce cadre analytique a permis de conduire un ensemble d'analyses caractérisées par une volonté d'inscription dans l'espace et le temps, prenant appui sur la " fécondation réciproque" de l'économie et des sciences de la société. Mais, c'est surtout à l'histoire économique et à l'histoire de certaines institutions ( par exemple, les transformations des conventions salariales d' Henry Ford au fordisme ) que ce sont intéressés les régulationnistes. C'est donc le souci de substituer à une approche axiomatisée l'historisation des processus économiques par l'emploi d'un ensemble hiérarchisé de " concepts intermédiaires " qui est la marque de la pensée régulationniste.

Les approches en termes de régulation ont été critiquées pour ne produire, en définitive, qu'une analyse de type historico-empirique de l'émergence, des Trente glorieuses et de la crise du système taylaro-fordien (
J. Cartelier et M. de Vroey, 1989 ). Il est vrai que les régulationnistes essaient de fournir une interprétation d'évolutions économiques et sociales constatées. A ce titre, leur démarche fait partie des "méthodes post factum", c'est-à-dire des modes d'explication d'évènements réalisés ( C. Mouchot , 1996 ). En bref, il s'agit de reconstructions a posteriori des causes ( la structure ) qui permet de mieux saisir l'apparition des effets ( les crises ). Il peut être alors reproché à la démarche régulationniste, comme à toutes les méthodes post factum, un manque d'opérationnalité, c'est-à-dire une inadaptation à la prévision. Est-ce à dire, pour autant, qu'éclairant le passé elle ne permettrait pas de donner un éclairage de l'avenir? Se situer dans une évolution, c'est d'abord savoir d'où l'on vient. L'éclairage du passé et du présent fourni par les théories de la régulation est justement de situer l'action engagée. Cependant, la critique peut être poussée plus loin. Ainsi, Serge Latouche souligne que malgré leur prétention à historiciser l'économie, les approches en termes de régulation n' y réussissent pas vraiment . " L'échec du projet de fusion de l'économie et de l'histoire tient à ce que sur la scène de l'histoire on a jugé indispensable de faire venir l'économie sous la forme de la machine économique ." Or , il y a " autonomisation nécessaire et inéluctable ( du champ économique ), une fois postulé son fonctionnement automatique " ( 1994 , p. 7 ) .

L'ambition initiale des approches en termes de régulation est de produire une alternative à la théorie de l'équilibre général; or, ces dernières années , on peut se demander si une alliance n'est pas en train de s'ébaucher entre régulationnistes et conventionnalistes à travers l'attention commune portée aux institutions. De nombreux points d'achoppement apparaissent dans cette tentative de rapprochement entre économie des conventions et école de la régulation.

La théorie de la régulation, fille de trois héritages - marxiste, keynésien et institutionnaliste -, prenait originairement pour point de départ théorique l' organisation de la production associée à la logique d'accumulation capitaliste. En rattachant la catégorie d'institution aux développements de la nouvelle économie institutionnelle (
R. Coase, 0. Williamson, D.C. North ) n'abandonnent-ils pas leur filiation marxiste, dans laquelle les institutions étaient largement perçues à travers le prisme de la production, au profit de l'adoption d'une référence théorique au marché et à ses échecs? Au lieu de concevoir les formes institutionnelles comme codification de rapports sociaux contradictoires, la lecture nouvelle des institutions effectuée par Robert Boyer ne tend-elle pas à transformer le conflit en convention à l'instar des auteurs conventionnalistes? Or, comme le rappelle Guy Caire ( 1997 , p. 232 ) , " les conventionnalistes refusent l'histoire et la genèse des institutions est déduite du comportement des micro-agents " alors que " l'histoire, avec les contradictions qui la caractérisent, est au cÏur de la pensée régulationniste". Finalement, le rapprochement esquissé des deux écoles présente une limite de nature méthodologique. L'adhésion de l'économie des conventions à l'individualisme méthodologique se heurte au holisme originel du courant de la régulation, lequel avait l'ambition de rendre compte des dimensions collectives des sociétés marchandes. En effaçant partiellement son passé la théorie de la régulation " participe du processus d'autojustification des intérêts d'une société dans laquelle le conflit est contourné et le débat critique stérilisé, et de légitimation du marché et de l'entreprise en tant que modes prédominants de socialisation " ( T. Pouch , 1997 , p.43 ) 7 .

Le courant de la régulation peut être considéré comme un des plus inventifs dans sa tentative de ne pas " oublier que l'économie s'inscrit dans l'histoire " (
R. Boyer , 1990 ); toutefois les limites évoquées manifestent, en même temps, la réelle difficulté d'établir des liens étroits entre les deux domaines du savoir .

2. Une historicité retrouvée de l'analyse économique à travers des redéploiements analytiques évolutionnistes.

De nouvelles analyses essaient d'établir le lien entre certains éléments historiques et l'économie par des travaux autour des concepts d'innovation et de changement technologique ou par la mise en évidence de dynamiques de l'irréversible en prenant appui sur la propriété de "dépendance du chemin " . Ce faisant la science économique abandonne les modèles purement mécaniques pour adopter des approches évolutionnistes. L'évolutionnisme contemporain8 considère l'économie comme étant " perpétuellement en devenir. Un devenir aléatoire puisqu'il dépend des découvertes des individus ou des entreprises " (
J. Lesourne , 1991, pp. 11-12 ).

a) Les processus de dépendance du passé et les modèles de compétition entre technologies.

L'appréhension et l'étude d'une catégorie de processus dynamiques en économie supposant une certaine prise en compte de l'histoire diffèrent de la pratique courante de la dynamique économique. A la base de ce type de redéploiement analytique est l'idée simple qu'hier conditionne aujourd'hui, ou en termes plus théoriques qu'il existe des "processus dépendants du passé ". L' unité théorique des structures micro-économiques donnant au système l'attribut de dépendance du parcours est la suivante (
Foray , 1991 , p. 305 ) :

- le choix entre les options ( compétition entre technologies, concurrence entre sites géographiques ou entre spécialisations commerciales) subit l'influence de la distribution des choix antérieurement opérés entre celles-ci;

- le choix d'une option en t0 accroît la probabilité que la même option soit retenue en t1 ; il existe un processus d'auto- renforcement localisé ;

- par suite, sous certaines conditions, on parvient à une situation de domination dite " irréversible " d'une des options et à la faible probabilité qu'une autre soit retenue.

Une sorte de graduation dans l'historicité des processus dynamiques peut être opérée. Les processus à degré modéré d'historicité peuvent être distingués de ceux " essentiellement historiques " ayant comme particularité le fait que le caractère aléatoire du chemin se réduit au fur et à mesure des choix effectués (
Paul David , 1988 ). Ainsi, le cas du système technologique nucléaire, étudié par R. Cowan ( 1990 ), est particulièrement remarquable. La technologie dite américaine fondée sur les secteurs à eau pressurisée est sans doute " inférieure " à certaines autres. Pourtant sa prévalence s'explique par un " accident historique ": une commande militaire à des fins de construction d'un réacteur pour la propulsion sous-marine. Quand il s'est agi de développer des applications civiles c'est la technologie déjà expérimentée qui a été retenue. Les effets d'apprentissage constituent les agents de la dépendance en générant l'existence de rétroactions positives localisées liées à l'alternative retenue. Même de " petits événements historiques " ( subventions étatiques, effet de mode ) peuvent déboucher sur un effet d'apprentissage dans le mesure où plus une technologie est utilisée, plus les savoir-faire sont accrus, plus les rendements sont croissants et plus les coûts sont réduits. Plus cette technologie est diffusée moins les technologies alternatives peuvent se propager.

Les propriétés majeures d'une compétition technologique (
D. Foray ) peuvent alors être dégagées:

- imprédictibilité: sur la base des technologies en compétition initialement celle qui l'emportera ne peut être prévue ;

- irréversibilité: il arrive un moment où la technologie dominante n'est plus susceptible d'être remise en cause; il y a " lock-in " : verrouillage par accident historique;

- inefficacité potentielle: la technologie qui l'emporte n'est pas forcément la meilleure.

Le rapport à l'histoire des problèmes analysables dans dans cette perspective théorique apparaît donc différent puiqu'il dépend du degré d'historicité du processus dynamique considéré .

Au terme de cette brève présentation, la reconnaissance des phénomènes " dépendants du chemin " permet de rappeler la nécessité d'une prise en compte de l'histoire afin d'éclairer une réalité actuelle. Les conditions initiales et la succession des événements font qu'un équilibre réalisé sur un marché " dépend du sentier "; ainsi, peuvent se comprendre que telle option ( technique, mais aussi institutionnelle ou territoriale ) s'impose aux dépens de toutes les autres possibles.

b ) Innovations, paradigmes techno-économiques, conflits.

Dans cette perspective, l'articulation entre l'histoire et l'économie s'opère par des analyses associées au thème de l'innovation. Il s'agit d'approches historiques des systèmes économiques reposant sur l'importance accordée aux processus de sélection à l'Ïuvre dans le développement de la science et de la technologie. Le point de départ de l'approche évolutionniste, qui constitue une rupture par rapport à la démarche néoclassique, est l'hétérogénéité des agents au niveau de leurs caractéristiques et de leurs performances. En outre, les unités économiques sont souvent mal informées et prennent leurs décisions dans un contexte d'incertitude. Les comportements des firmes sont déterminés par un ensemble de capacités et de règles ( techniques, cognitives, décisionnelles ) qui se transmettent et sont sanctionnées par le marché (
J. Gayon, 1999,p. 46). Cette hétérogénéité fondamentale des entreprises en concurrence débouche sur l'absence de compatibilité a priori des décisions individuelles. La concurrence est ainsi saisie comme un processus dynamique de heurts de différences. Par la mise en Ïuvre de comportements adaptatifs de la part des entreprises et par la réalisation d'innovations, la diversité microéconomique provoque une dynamique indéfinie du système. Le mécanisme de la sélection naturelle à l'Ïuvre au sein de l'industrie aboutit à une évolution présentant un caractère historique irréversible. Par quels processus certaines innovations techniques et organisationnelles survivent-elles et prospèrent-elles alors que d'autres connaissent l'échec et disparaissent? Une sélection s'effectue d'ailleurs à différents niveaux: recherche-développement, innovations au sein de la firme, entre les entreprises, selon les branches industrielles ou les régions, entre les nations. Dans cette perspective évolutionniste un rôle majeur est reconnu aux firmes dans l'élaboration des technologies puisque les entreprises en concurrence sur un marché donné présentent une hétérogénéité fondamentale. Cette non-homogénéité des firmes conduit à des trajectoires technologiques spécifiques. L'exploration des potentialités de développement technologique obéit à une logique socialement déterminée. Une problématique possible se fonde sur le concept de paradigmes techno-économiques successifs ( Carlota Perez ).

On sait que
J.A. Schumpeter, déjà, estimait que la bureaucratisation de la recherche-développement et la concentration de l'industrie aboutiraient au "crépuscule de la fonction d'entrepreneur", à la perte du dynamisme technique et, enfin, à la disparition du capitalisme et à l'avènement du socialisme. S'il est permis de penser aujourd'hui que les dynamismes techniques du capitalisme avaient été sous-estimés par Schumpeter, on peut, en revanche, lui reconnaître l'importance accordée à la capacité d'innovation d'un système social pour sa survie en longue période et sa croissance.

Les néo-schumpeteriens -
Carlota Perez, Christopher Freeman - caractérisent une étape historique dans un espace déterminé par la domination d'un certain " style " technologique et économique. L'expression de paradigme " socio-économique " souligne la dimension interactive des changements techniques aussi bien qu'organisationnels. Il s'agit en quelque sorte d'un mode prévalent de conception de la production au sein d'un espace géographiquement et historiquement situé. Cette conceptualisation permet de distinguer les innovations normales au sein du paradigme et les innovations majeures, de rupture, qui font apparaître unnouveau paradigme et entraînent le basculement de la logique productive et organisationnelle d'ensemble suscitant une modification de " trajectoire technologique " ( G. Dosi ). L'évolution des sociétés serait alors déterminée par des innovations radicales entraînant des modifications profondes du système social. Comme le remarque P. Moati ( 1993 p. 410 ), si le fondement d'un paradigme techno-économique réside dans la technologie, non seulement il oriente l'activité innovatrice des entreprises, mais surtout il comporte un effet structurant sur l'ensemble du champ économique et social ( organisation des entreprises, modes de vie, institutions, principes de la division internationale du travail ... ). La relation entre la technologie et la société n'est pas à sens unique; le jeu des institutions intervient sur les orientations de son développement 9.

Des auteurs comme
Dockès et Rosier ( 1990 , p. 150 ) insistent sur la prise en compte du vouloir humain, individuel et collectif, donc des conflits. Les innovations interviennent dans un tissu social; elles sont marquées par les conflits économiques, sociaux et politiques qui s'y produisent. Les innovations datées et situées ne sont jamais prédictibles tant dans leur contingence que dans leur contenu. Dockès est alors amené à dire " qu'entre conflits et innovations se noue une relation dialectique " ( 1991 , p. 198 et 1998 p. 94 ).

En résumé, le courant néo-schumpeterien, s'appuyant sur la notion de paradigme techno-économique, aboutit à l'idée de possibilité de "saut" qualitatif lors d'une modification de paradigme.
Dockès, pour sa part, met en avant le rôle des conflits dans la détermination des changements. La prise en considération des processus de " dépendance du parcours " aboutit à l'idée que les alternatives les plus efficientes ne sont pas forcément sélectionnées .

Dockès propose de regrouper ces diverses avancées théoriques ( irréversibilité, changement technologique, innovations ) sous le vocable de théories de l'évolution historique ( 1998 , pp. 84 et 92 ). Leurs caractéristiques, bien que rarement toutes réunies dans une même thèse , peuvent être résumées ainsi qu'il suit:

- absence de loi d'évolution; il existe seulement des tendances temporaires pouvant se retourner et laisser la place à d'autres,

- non-prédictibilité,

- absence de sélection des plus aptes,

-l'évolution peut être incrémentale, mais aussi marquée par des innovations majeures et des modifications de paradigmes productifs.

Finalement, le courant de l'évolutionnisme contemporain regroupe des thèses privilégiant une approche dynamique du changement technique. Une attention particulière est accordée aux phénomènes d'apprentissage et aux paradigmes qui jouent un double rôle de limitation et d'orientation à la fois des trajectoires d'évolution. Le courant n'est pas analytiquement unifié; c'est avant tout thématiquement qu'il est unitaire. Ce que partagent ces différentes analyses évolutionnistes du changement " c'est le rôle qu'elles reconnaissent à l'histoire, aux irréversibilités et le refus de se poser a priori l'existence de formes statiques intemporelles en termes d'équilibre " (
B. Paulré , 1998 , p. 1 ). C'est en cela que l'approche évolutionniste entend se poser comme paradigme alternatif à la théorie néoclassique .

Conclusion

Il existe tout un éventail de théories qui vont d'aménagements du modèle néoclassique ordinaire à une rupture complète. Alors que le modèle walrasien exclue l'histoire, certaines approches récentes tentent de faire une place à des considérations historiques, sous des formes multiples et à des degrés divers .

Des conceptions de
North du changement institutionnel permettant de préserver l'essentiel des conclusions néoclassiques (néo-évolutionnisme orthodoxe dans la hiérarchisation de Dockès, 1998 ) jusqu'aux approches critiques en termes de régulation en passant par les théories de l'évolution historique, les contours d'une prise en compte de l'histoire dans la théorisation économique s'effectuent selon des modalités bien différentes .

REMARQUES FINALES

La part prise par les controverses méthodologiques sur le thème de l'histoire dans l'édification des savoirs économiques a révélé des moments où l'histoire des sciences paraît hésiter, incertaine, laissant ouvertes les possibilités de bifurcation vers une voie étroite ou élargie. Si l'histoire a tranché en faveur de la démarche néoclassique, l'économie peut-elle, pour autant, poursuivre son expansion de manière totalement autonome? Au contraire, doit-elle recourir à l'histoire ainsi, d'ailleurs , qu'aux autres sciences de l'homme et de la société?

Ce bref examen laisse à penser, pour le moins, que la ligne de démarcation entre économie et histoire n'est ni entièrement fixée ni tout à fait étanche; pourtant, la théorie économique reste généralement ferme sur ses frontières. Bien sûr, certaines recherches appartenant à des sous-disciplines ( telles les économies régionale, du travail, du développement ou néo-marxiste ainsi que les analyses portant sur le passé et l'état contemporain du capitalisme mondial,... ) peuvent bien recourir à l'histoire ou à la sociologie; cependant, ces études paraissent relativement marginales par rapport à la pensée dominante dérivée de la théorie de l'équilibre général. Pour le noyau dur de la discipline, il ne s'agit pas vraiment de " vraie économie "; ces travaux sont le produit d'économistes "impurs". Certes, la discipline, par les profondes évolutions qu'elle connaît, s'est éloignée du modèle walrasien. Les décennies 1970 et 1980 ont été marquées par un redéploiement considérable du territoire de la science économique caractérisé aujourd'hui par un champ d'étude extrêmement large, capable de faire naître en son sein des analyses à prétention hétérodoxe 10. Les recherches effectuées ont pour objet d'augmenter le pouvoir explicatif et la pertinence du cadre analytique néoclassique en relâchant les hypothèses fondamentales du modèle walrasien. Ce faisant ces théories apparaissent critiques par rapport au modèle de base et contribuent à l'édification de ce que
Cahuc appelle la nouvelle microéconomie ( 1993 ) ou Favereau la théorie standard étendue ( 1989 ). La nouvelle microéconomie a reconnu l'incapacité du marché à rendre compte de l'ensemble du phénomène de socialisation. L'importance du jeu des institutions dans le fonctionnement des économies décentralisées reste, toutefois, dans une configuration néoclassique en faisant découler les institutions du choix rationnel des acteurs. Dans ce cas, l' hétérodoxie " agit comme aiguillon de la pensée néoclassique; elle la contraint à prendre en compte le réel et donc elle approfondit les interrogations qui sont à l'origine de la nouvelle microéconomie "( D. Broussole , 1996,p.102 ). Cette hétérodoxie modérée a une place originale à occuper dans le courant néoclassique. Puisque seules " les critiques du grain de sable "sont admises ( G. Duménil et D. Lévy , 1991 , p. 184 ) l'influence des institutions dans la régulation des économies décentralisées a été mise en avant sans toutefois que soient vraiment expliqués ni leur genèse, ni les rapports de force qui les sous-tendent. En bref, "l'introduction des institutions se fait dans un sens faible dans la mesure où elles se limitent à l'internalisation des imperfections du marché" ( H. Ben Hammouda, 1996, p. 91 ).

Ces modalités plus souples du néoclassicisme (nouvelle économie institutionnelle, théorie des jeux ) intègrent certaines caractéristiques de la réalité économique sans que l'économiste rompe radicalement avec les représentations et formalisations qui lui sont familières. La divergence par rapport au courant dominant standard est un problème de champ de recherche et d'ouverture à de nouvelles questions. Autrement dit , " des éléments étrangers n'ont été, en fin de compte, introduits qu'à dose homéopathique dans des analyses classiques, sans modifier réellement le type de démarche entreprise. Ce n'est que très formellement qu'on est sorti du champ d'une économie fidèle à sa clôture disciplinaire. Et il n'a pas été besoin de se mettre réellement à l'école d'autres sciences sociales " (
Ph. d' Iribarne, 1992 , p.65 ).

Cependant, l'écart entre le monde de la théorie pure transhistorique et la réalité concrète insérée dans le temps historique ne pousse-t-il pas à la prise en compte de l'historicité? L'ouverture de l'économie sur l'histoire et la réalité sociale est inévitable .

Le coeur de la science économique refoule l'histoire de son organisation interne et les tentatives de rapprochement se sont largement soldées par des échecs. Dans cette perspective, il n'est pas étonnant que, par rapport au courant dominant et à ses évolutions, l'édifice de l'économie historique soit toujours à rebâtir. Des théories, de niveaux différents de généralité et de champs d'étude, essaient de redonner à l'économie sa dimension historique, mais aussi, pour certaines du moins, ses dimensions sociologiques voire politiques. Selon ce dernier point de vue, celui d'une hétérodoxie plus radicale, plus structurale, l'économie n'est pas réduite à une pure axiomatique car la clôture qui l'enfermait dans le marché est rejetée. A défaut d'être toujours séduisantes par leur sophistication formelle, c'estpar leur capacité d'attraction liée à leur aptitude à rendre compte des changements et des transformations économiques et sociales du monde contemporain qu'elles doivent être considérées.

Finalement, trois propositions peuvent être avancées.

1° La rencontre de l'économie et de l'histoire est inéluctable puisque l'objet sur lequel travaille l'économiste est constamment changeant; pour ne se référer qu'à
Hicks, les faits que l'économiste étudie " ne sont pas permanents et ne se répètent pas comme les faits des sciences naturelles; ils changent continuellement et changent sans se répéter " ( 1981, p. 232 ).

2° L'union totale de l'histoire et du noyau dur de la théorie économique est impossible du fait de la façon dont celle-ci assure sa clôture.

3° Si tous les phénomènes économiques ne sont pas aussi dépendants les uns que les autres de l'histoire, l'économie au moins pour une part - ou certaines de ses branches latérales - doit nouer des rapports de collaboration avec les autres sciences sociales et, notamment l'histoire, dans son effort de connaissance de la réalité sociale globale et de ses transformations. L'inévitable prise en compte de l'historicité dans le discours économique étant reconnue, les efforts, même ambigus, de construction d'une économie historique justifient l'impossibilité d'une rupture complète entre les deux domaines du savoir.

 

NOTES

1 - Pour Ricardo , si l'étape décisive de l'explication économique est l'étape déductive, cette dernière doit malgré tout être encadrée par deux étapes inductives , l'une pour fonder les prémisses , l'autre pour vérifier des théories ainsi que pour déterminer leur domaine de validité . C'est la nature même de l'objet économique qui impose cette complémentarité des méthodes . Voir M. Zouboulakis , 1993 , p. 87 et suivantes .

2 - Au cours des deux décennies suivantes l'école historique anglaise de Leslie, Toynbee , Ashley et Cunningham a longtemps fait figure de courant dominant avant que l'économie d'Alfred Marshall ne vienne se substituer au modèle classique . On peut montrer la responsabilité de Marshall dans la disparition du programme ricardo-millien pour avoir introduit des innovations théoriques similaires à celles de William Stanley Jevons tout en se réclamant de la tradition classique et en adoptant une position conciliante face aux historicistes . Ainsi , Michel Zouboulakis ( 1993 ) écrit: "En voulant défendre leur programme de recherche contre les attaques historicistes , les ricardiens ont petit à petit renoncé à l'innovation théorique et concentré leur attention sur des questions relatives au contexte de justification . Ils ont de cette façon doublement miné les fondements de leur propre programme de recherche : d'un côté , ils ont un peu trop relativisé historiquement la validité des hypothèses fondatrices et des lois économiques qui en sont déduites ; de l'autre , ayant concentré leur attention sur les thèmes indiqués par l'école historique , ils se sont trompés d'adversaire. L'adversaire véritable était Jevons qui ...établit les fondements mathématiques de la théorie de l'échange ".

3 - Comme le rappelle la comparaison entre les paradigmes classique et néo-classique .Voir M. De Vroey , (1975 ) et J. Jalladeau ( 1978 ) .

4 - Kenneth J. Arrow rappelle que " le point de départ du paradigme individualiste est le simple fait que toutes les interactions sociales peuvent se résumer à desinteractions entre des individus . L'individu dans l 'économie ou la société est semblable à l'atome en chimie ; tout ce qui arrive peut , en dernière analyse , être intégralement rapporté à l'échelle des individus concernés . " ( 1994 ) .

5 - Il faudra attendre plusieurs décennies pour prendre conscience des limites de cette conception et pour mesurer toutes les implications de l'existence des coûts de transaction mise en avant par Ronald Coase .

6 - Comme le remarquent eux-mêmes certains tenants de la Nouvelle Histoire économique , " la fantaisie ne saurait remplacer l'analyse historique . Celle-ci semble plutôt être desservie par des suppositions du type : que se serait-il passé si Gengis Khan avait été converti aux idéaux de Mère Thérésa ? Napoléon au pacifisme ? " ( S. Glynn et A. Booth , cités par J. Brasseul , 1998 , p. 12 ) .

7 - Initialement , l'approche en termes de régulation se voulait une tentative critique d'introduction renouvelée de l'historicité dans l'économie . " Version édulcorée de l'hétérodoxie , le " conventionnalo-régulationnalime " s'adapte aux exigences de la théorie micro-économique dominante dotée d'une redoutable force d'attraction et d'une singulière capacité à intégrer des variables jusque-là exogènes " ( T. Pouch , 1997 , p.43 ; voir aussi , P. Duharcourt , 1997 ) .

8 - B. Paulré distingue ainsi trois courants au sein de l'évolutionnisme : un courant " sélectionniste " initié principalement par R. Nelson et S. Winter ; un courant structuraliste , initié par G. Dosi à travers son analyse en termes de paradigme , et un courant de la rétroaction positive représenté par W. Arthur et P. David (1998 ).

9 -P. Moati conclut son article en disant que : " le rapprochement de la théorie évolutionniste et de la théorie de la régulation parait constituer une voie prometteuse. L' approche en termes de régulation est probablement éclairante sue les conditions de compatibilité des différents sous-systèmes et sur la caractérisation des principes de fonctionnement du système global .La théorie évolutionniste ( au sens large ) aide à comprendre les moteurs de la dynamique de chacun des sous-systèmes et éclaire certaines de leurs interactions " ( 1993 p. 420 ) .

10 - Nombre des grilles de lecture récentes se démarquent par rapport au main stream et , par suite , proclament leur hétérodoxie à tel point que des débats académiques se sont emparés de la question : les Journées d'études consacrées à l'hétérodoxie en économie politique , organisées par l'Atelier de recherches théoriques ( ISMEA ) , Université de Marne-la-Vallée , 16-17 novembre 1995 . Cf Economies et sociétés , Série Débats , n° 9 , 1996.

 

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