PELERINS de la vie
au seul horizon du monde

ou cheminer sans référence à un dogmatique Tout Autre
qui s'imposerait à l'homme.
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" L'histoire des hommes se confond avec leur révolte contre Dieu. Mais ils l'adoraient en même temps - sous une forme ou sous une autre. Longtemps, le monde a été plein de dieux qui renvoyaient à sa grandeur et à son éternité. Les hommes pensaient à autre chose qu'à leur propre existence. Aujourd'hui, ils le tourmentent toujours, et ils ne l'adorent plus. Ou ils ne l'adorent pas comme il faut. Ils ne croient plus qu'à eux-mêmes. "

Jean d'Ormesson- La Création du monde, Robert Laffont, 2006, p.53-54.

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Une évocation de la matérialité à l'âge roman : visage d'un singulier emmuré dans la pierre ;
les jambes apparaissent plus loin dans une autre fenêtre, le reste du corps demeurant dissimulé.
Eglise San Pantaleon de Losa, Espagne.


Alors que dire sur notre vie et celle des hommes pour dresser cet état de la société à l'entrée du XXIe siècle ? L'homme contemporain est écartelé entre ses lieux de vie et ses lieux de travail, entre ses passions et les nécessités laborieuses de l'existence, mais aussi inégalement partagé entre deux mondes, ce monde-ci et celui d'en haut.
Les tonalités les plus marquantes du siècle qui se clôt sont les ambivalences du monde moderne et les clairs-obscurs de la condition des hommes.
L'examen des différentes dimensions de l'aventure humaine à l'aube du XXIe siècle nous a permis dans un site précédent de dégager des canevas de compréhension de la société et de nos contemporains : - abandon des dogmes traditionnels et des arguments d'autorité, - mouvements d'émancipation et d'autonomisation des individus, chacun devenant son référent ultime.
Le changement radical dans le rapport au sens apparaît comme une question majeure en ce début du XXIe siècle.
L'aventure humaine tend, de plus en plus, à se dérouler dans le cadre du seul monde. C'est dire que des formes de spiritualité ancrée dans l'humain pourraient se substituer aux formes traditionnelles de spiritualité fondées sur un ailleurs extérieur surplombant l'homme.
Ces formes de spiritualité par référence au seul horizon du monde peuvent être vues ainsi à deux égards :
- en rappelant à fin de comparaison d'abord
deux expériences de marche vers Compostelle à des siècles de distance,
- puis en rapportant notamment quelques " bonnes feuilles " d'un philosophe contemporain exposant une certaine idée laïque de la spiritualité.
A- En marche vers Saint-Jacques de Compostelle, hier... et aujourd'hui.

Hier on marchait vers Compostelle en quête du Très-Haut, aujourd'hui les pèlerins qui s'élancent vers ce lieu sacré de Galice ne le font pas obligatoirement pour des motifs religieux ; loin de là. L'aventure, la dimension sportive, les aspects culturels, la recherche de soi l'emportent alors sur les actes de foi.

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La coquille, marque des jacquets en marche vers Compostelle, orne les points de passage et les lieux de séjour et de prière. Ainsi un bel exemple peut être vu sur la voie Turonensis : le blason à une croix et trois coquilles Saint-Jacques du linteau de la porte d'accès à la tourelle à vis de l’église de Saint-Romans-lès-Melle, Deux-Sèvres.

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Il en est de même pour ces trois coquilles décorant un arc de porte d'une impasse ouvrant rue de la Regratterie à Poitiers, Vienne.
Mis en place après la découverte du supposé tombeau de saint Jacques au début du IXe siècle, le pèlerinage de Compostelle devient à partir du XIe siècle un des trois grands pèlerinages de la Chrétienté médiévale avec ceux de Jérusalem et de Rome. Remarquons que le vocable " tombeau " n'est plus aujourd'hui employé ; le pape Benoît XVI dira plus simplement que la cathédrale de Compostelle « est liée à la mémoire de saint Jacques ».

Voies mythiques, les chemins de Compostelle ne cessent de faire rêver. Qui ne connaît quelqu’un qui a envisagé de se lancer dans cette aventure qui remonte au IXème siècle. De tout temps ont été trouvés courageux, ceux qui, chaussures de marche aux pieds et bâton de pélerin à la main, tentent ce périple. Nous pouvons en effet appeler aujourd'hui défi, la démarche de ces hommes et de ces femmes de tous âges et de toutes conditions engagés sur les routes. On pourrait même ajouter des personnes à mobilité réduite que des valides aident à cheminer dans les meilleures conditions, grâce aux joëlletes, ces fauteuils roulants tout-terrain.

Hier : cheminer avant tout en quête de Dieu.
A la période médiévale des milliers de pèlerins, de toutes conditions, marchaient sur de longues distances pour aller vénérer l'un des plus proches compagnons du Christ. Entre le XIe et le XIIIe  siècles des lieux de culte s’implantèrent comme autant de relais le long de la route de pèlerinage. Pour certains, marcher jusqu'à Compostelle pour aller vénérer un saint est un chemin d'évangélisation ; " marcher sur les chemins tout en regardant vers les cieux " est ici une formule tout à fait appropriée.

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Saint-Jacques couronne un pèlerin. Remarquer la main de Dieu au-dessus des têtes.
Vestiges du transept roman tardif ( vers 1200 ). Cathédrale Notre-Dame, Fribourg-en-Brisgau, Allemagne.

Les pèlerins placèrent leurs voyages sous le signe d'un symbole. Au début, les pèlerins se contentèrent de coquillages qu'ils trouvaient sur la plage et qu'ils ramenaient chez eux comme souvenir. Car depuis l'Antiquité on portait des coquillages pour se préserver de la sorcellerie, du mauvais sort et de toutes sortes de maladies. L'iconographie chrétienne de la coquille n'apparait qu'avec le culte de saint-Jacques. Les pèlerins, lors de leur voyage de retour, fixent ces coquillages à leurs capes en l’honneur de l’apôtre comme en son souvenir et les rapportent avec grande joie chez eux en signe de leur long périple.
" Les deux valves du coquillage représentent les deux préceptes de l’amour du prochain auxquels celui qui les porte doit conforter sa vie, à savoir aimer Dieu plus que tout et son prochain comme soi-même… les valves qui sont disposées à la façon des doigts désignent les bonnes oeuvres dans lesquelles celui qui les porte doit persévérer. Et les bonnes oeuvres sont joliment désignées par les doigts, parce que c’est par eux que nous opérons lorsque nous faisons quoi que ce soit. Ainsi, de même que le pèlerin porte la coquille tant qu’il est sur le chemin de l’apôtre, de même il doit se soumettre aux commandements du Seigneur». ( Extrait du Veneranda dies, sermon du Codex Calixtinus).
A côté de son interprétation symbolique, la coquille permettait de se distinguer des autres voyageurs, de boire dans les fontaines ou de demander l’aumône car à la vue de la coquille, la charité devient devoir.
Si les jacquets des temps médiévaux vénéraient les reliques et rendaient gloire à Dieu en marchant vers Saint-Jacques-de-Compostelle, quelles sont les préoccupations des voyageurs contemporains qui prennent les voies compostellanes?


Aujourd'hui : Cheminer avant tout en quête de soi.

" Le Chemin est une alchimie du temps sur l'âme."
Jean-Christophe RUFIN - Immortelle randonnée. Compostelle malgré moi,
éditions Guérin, Chamonix, 2013, p.
15.


Pour beaucoup d’autres, à notre époque, la marche vers ce lieu saint de Galice ne s’effectue plus pour des raisons d'ordre spécifiquement religieux.

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Les aspects sportifs et culturels l’emportent sur les actes de foi. Au gré de leur cheminement, les marcheurs auront la chance de ramener d'innombrables images, car ces routes mènent à des sites naturels et bâtis tout autant qu’à des rencontres.
Et, c'est un peu là aussi la récompense du marcheur qui quelque peu fatigué, trouvera toujours, lors des étapes, la joie de découvertes historiques ou légendaires
. En bref, le pèlerinage de Saint-Jacques est devenu un fameux appel du chemin où les passionnés de nature ou de randonnée rencontrent les amateurs d’art roman.

Au-delà des chemins et, quelle que soit la motivation initiale, la marche peut tout de même être considérée comme une quête personnelle qui demeure avant tout une belle preuve de force de caractère et de ténacité. Partir vers Saint-Jacques de Compostelle, quelles que soient les raisons du départ, conserve un certain parfum d’aventure.

Même si les pèlerinages médiévaux étaient sans doute plus durs et plus dangereux pour les cheminants, il s'agit de ne jamais perdre de vue que les routes vers la Galice sont avant tout des voies suivies par des marcheurs pour un long voyage semé d’épreuves et d’expériences diverses.
Chemins de spiritualité pour certains, chemins de découvertes naturelles et historiques pour d’autres, mais toujours chemins de vie pour tous puisque tous les marcheurs contemporains reconnaissent qu'ils se découvrent à eux-mêmes en cheminant. La route laisse des traces : hommes de toute condition, croyants, agnostiques ou athées reviennent du chemin transformés ayant appris lors de la marche à se délester du superflu, à prendre du recul par rapport à leurs préoccupations ordinaires, en un mot à mettre de l'ordre dans leur propre existence.

☞☞ Jean-Christophe RUFIN ou une certaine dimension spirituelle du Chemin et du Pèlerin.


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" Un pèlerin n'arrive jamais nulle part. Il passe voilà tout ".
Jean-Christophe RUFIN
Immortelle randonnée. Compostelle malgré moi, éditions Guérin, Chamonix, 2013, p
.45.


Vous avez dit pèlerin ?
C'est un être cheminant sur un sentier aux contours mal définis au milieu du vaste espace. En d'autres termes, c'est la place minuscule et éphémère que l'homme occupe dans l'ordre du monde.

"... Des individus dans mon genre, également éloignés de la ferveur monastique et des appétits brutaux, sont des créatures nées de l'effondrement de l'ordre chrétien. Pire, ils en sont en même temps la cause. En luttant contre la suprématie religieuse, ces consciences libres ont fait émerger un nouvel homme plein d'orgueil qui prétend s'affranchir de la foi, de ses mystères et de ses règles, d'une part, et de l'autre, des instincts primitifs des appétits brutaux et du règne de la force.
Cet homme moderne a proliféré à tel point qu'il a substitué à l'emprise de l'Eglise celui de ses propres instruments : la science, les médias, la finance. Il a fait disparaître l'ordre ancien." p.152-153.
............
C'est ainsi que les humains d'aujourd'hui, après le long détour des monothéismes en reviennent parfois à des éblouissements spirituels qui leur font incarner le divin dans les objets de la nature ... Le pèlerinage est un voyage qui soude ensemble toutes les étapes de la croyance humaine, de l'animisme le plus polythéiste jusqu'à l'incarnation du Verbe. Le chemin réenchante le monde. Libre à chacun, ensuite, dans cette réalité saturée de sacré, d'enfermer sa spiritualité dans telle religion, dans telle autre ou dans aucune. Reste que par le détour du corps et de la privation, l'esprit perd de sa sécheresse et oublie le désespoir où l'avait plongé l'absolue domination du matériel sur le spirituel, de la science sur la croyance, de la longévité du corps sur l'éternité de l'au-delà. Il est soudain irrigué par une énergie qui l'étonne lui-même et dont d'ailleurs il ne sait pas très bien que faire".p.194

Sur le Chemin, on prend conscience que l'attachement aux biens matériels est une manifestation de faiblesse. Le dépouillement et l'humilité qui lui est consubstantielle, dans lesquels on finit par être totalement immergé, produisent un sentiment presque vertigineux : celui de saisir qu'en réalité on n'a besoin de presque rien pour vivre sereinement. Le dessein est alors de s'affranchir le plus possible du monde afin de s'approcher au plus près de soi.
Cette évocation résume bien le mystère et l'envergure du Chemin. Le Chemin n'est pas celui de Damas, il "ne dit pas" sur Dieu, il ne livre pas de dogme et encore moins de liturgie ou de religion constituée : il prépare à une perception spirituelle qui grandit proportionnellement à la vulnérabilité et au dépouillement vers lesquels la progression de la marche entraîne. Et lorsqu'on se trouve en symbiose avec l'ensemble des éléments vivants - qu'ils soient humains, animaux, végétaux -, cette perception devient unique nous dit Jean-Christophe Rufin.
La révélation spirituelle du Chemin revêt chez l'académicien des allures bouddhistes : temps de questionnements, voire de remise en cause le Chemin conduirait moins à Dieu qu'à soi.
Sur les sentiers menant à Saint-Jacques cheminent des pèlerins, à Compostelle, à la limite, passent aussi les touristes. Qu'un lieu de pèlerinage soit devenu celui d'un tourisme de masse, ici comme ailleurs qu'un sanctuaire spirituel soit désormais la scène d'une vitrine consumériste est tout à fait déplorable.

Qu'il marche vers Compostelle ou vers d'autres lieux sacrés, qu'il suive une voie balisée ou emprunte un chemin à l'issue incertaine, qu'il mène une quotidienneté banale ou qu'il se lance dans des aventures risquées, l'homme passe emporté par le temps comme le pèlerin chemine sur les sentiers. Voilà tout.


B- LUC FERRY ou une nouvelle spiritualité laïque fondée sur la sacralisation de l'humain par l'amour-passion.
On sait que depuis l'enfance de l'humanité, dans toutes les sociétés traditionnelles, la religion envahit tout le champ social ; elle n'est pas séparée des pratiques sociales et de l'ensemble des rapports au monde. C'est dire que les hommes ont réglé leur existence sur des valeurs transcendantales verticales : un référent divin radical voire l'harmonie de la nature.
A défaut, pour donner un sens à l'existence, les hommes ont toujours éprouvé le besoin de sacraliser des idéaux comme la patrie ou de mettre leur espérance dans un messianisme de statut terrestre comme le marxisme.
La période historique que nous vivons dans nos pays occidentaux est peut-être la première où une religion ou une idéologie ne surplombent pas un ensemble social avec leur projet global d'avenir mobilisateur dans la mesure où, à tort ou à raison, il était porteur d'espérance, avec leur appareil de pouvoir et leurs arguments d'autorité en matière de pensée, de normes collectives et de moeurs.
Le mouvement de sécularisation constitue une tendance forte des sociétés occidentales entrées dans un processus de distanciation / différenciation par rapport au domaine religieux.
C'est moins d'un athéisme délibéré, pesé et militant auquel on assiste qu'un indifférentisme sociétal prévalent, foncier, global, fruit du phénomène de sécularisation et de la société de consommation. Dans cette perspective, toute éthique religieuse est largement laissée de côté dans la mesure où elle est censée porter atteinte à la liberté de l'individu. Dans une société reposant sur une base individualiste le sujet autonome devient à lui-même et pour lui-même sa propre mesure. L'individu entend vivre à sa manière, accorder ses actes avec ses désirs et son propre système de valeurs. Absorbés par leurs préoccupations quotidiennes, harcelés par la pression des besoins et la pulsion des désirs, les membres de nos sociétés occidentales ne se mettent plus en quête d'autre chose que des biens de ce monde. La vie de chacun court sur son erre, un point c'est tout, comme si cela faisait partie de l'ordre des choses.
Le comportement religieux finit même, pour beaucoup, par faire figure de comportement attardé, relevant d'un temps dépassé de l'évolution humaine. Et puis, quelle utilité retirer immédiatement d'une espérance mise en Dieu puisque l'on paraît vivre aussi bien - voire mieux puisque moins d'obligations sont à satisfaire - sans pratique religieuse ? L'évidence de la quotidienneté fait que la vie semble aller de soi sans lien vertical avec le monde d'en haut. L'existence n'est plus vécue en référence à un Appel venu d'au-delà de la personne. C'est donc sur ces bases qu'un vivre-ensemble doit s'établir.
Ceux qui proclament la " mort de Dieu " aujourd'hui entendent proposer une nouvelle manière de penser et de questionner. Il ne s'agit plus de mettre en évidence ce qui a pris la place de l'Eternel. Ce qui est contesté c'est l'idée même d'un nécessaire référent ordonnateur.
Dans cette optique, pour vivre l'aventure de l'existence, les hommes doivent, s'en tenir au seul horizon du monde mettant en avant une forme laïque de spiritualité non plus ancrée sur un dogmatique et lointain ailleurs mais fondée sur le seul humain.
Ainsi, à suivre le philosophe
Luc Ferry, il s'agirait de passer " d'une ' trancendance verticale ' ( des entités extérieures et supérieures aux individus, situées pour ainsi dire en amont de l'humain ) à une ' transcendance horizontale ' ( celle des autres hommes par rapport à moi ) ". L'ancrage dans le seul humain permettrait, dans ce système de pensée, de donner des versions de la " vie bonne " supérieures aux modèles religieux s'ancrant dans le divin.
Ce renversement complet de perspective signifierait au plan moral, la fin du théologico-éthique. Les valeurs-clés de cette " transcendance dans l'immanence " ne dépendraient plus d'un divin antérieur, extérieur et englobant, mais seraient pensées à partir de l'homme lui-même. Ce n'est plus dans la dépendance d’un référent radical en dehors de lui et plus imposant que lui que l'homme pourrait fonder les principes d'un vivre-ensemble contemporain, mais dans sa raison et dans sa liberté, lesquelles constituent sa dignité.
L’hypothèse interprétative de
Luc Ferry réside dans le jeu de deux processus modernes enracinés dans le XVIIIe siècle : d'une part, l’humanisation du divin en relation avec la montée de la laïcité et le refus des dogmes ; et, d'autre part, la divinisation de l’humain avec l’évocation des droits de l’homme ou les réflexions sur la bioéthique ou l’essor de l’humanitaire.
Un auteur comme
Marcel Gauchet remarque que " ce n'est pas à un rapprochement humanisant du divin que nous avons assisté, mais exactement à son opposé, à une extériorisation du divin par rapport au monde humain qui a vidé ce dernier de toute perspective de matérialisation d'un absolu ".
En note l'auteur précise sa pensée : " en clair, on ne peut se tromper davantage dans le diagnostic, à mon sens, que ne le fait
Luc Ferry en parlant "d'humanisation du divin" et de "divinisation de l'humain". Nous avons affaire, exactement à l'opposé, à une dynamique séparatrice qui "désanthropomorphise" le divin et ôte de l'humain tout ce qui pouvait encore subsister en lui d'une participation, même lointaine, au divin - humain rien qu'humain. Cela valorise l'homme, sans doute, mais dans la proportion où il se "dédivinise". Et cela n'"humanise"le divin que dans la mesure où il perd les traits d'un recteur implacable des conduites, directement intéressé à l'observance de ses commandements et au châtiment des coupables. Ce n'est pas l'effet d'un rapprochement convivial, mais d'un surcroît d'altérité" (note, p.87).
GAUCHET Marcel - La religion dans la démocratie, Paris, Gallimard, folio essais, 2012.
En 2010 Luc Ferry revient sur le sujet dans un nouvel ouvrage. Il soutient que la nouvelle puissance de l'amour révolutionne les principes fondateurs de la philosophie et de la politique car elle devrait changer le regard de l'homme sur le monde et sur sa capacité à le transformer...
Selon ce philosophe c'est
l'amour-passion qui, à l'époque contemporaine, donnerait tout son sens à nos existences.

Buessejouls 1_6 Modillon, Prieuré de Perse, Espalion, Aveyron.

Ainsi, "...l'amour n'est plus seulement cette expérience intime et bouleversante qu'il fut très certainement depuis l'aube des temps, mais pour la première fois peut-être dans l'histoire, il est devenu le principe fondateur d'une nouvelle vision du monde, le véritable foyer qui redonne sens et réorganise aujourd'hui les valeurs qui ont nourri la civilisation européenne moderne. De tout autres principes ont, par le passé, commandé l'éthique de nos ancêtres : le Cosmos des Grecs, le Dieu des juifs et des chrétiens, la Raison et les droits de l'humanisme moderne et républicain avec ses prolongements politiques, le patriotisme, le colonialisme ou l'idée révolutionnaire. Ils furent en leur temps des motifs de sacrifices collectifs autrement plus éminents et plus prégnants que ne l'étaient les exigences de la vie sentimentale. C'est seulement de manière tardive, dans l'Occident moderne, sous l'effet d'une histoire très singulière, celle de la famille moderne, de la naissance, puis de la généralisation du mariage librement choisi, que l'amour a remplacé peu à peu tous les autres principes pourvoyeurs de sens, toutes les autres sources de nos idéaux les plus puissants." p. 12
Et l'auteur précise que : " Nous vivons un moment de refondation à nul autre semblable...Une sorte de révolution copernicienne qui, à la place des principes fondateurs anciens - le
Cosmos des Grecs, le Dieu des grandes religions, le cogito, la raison et les droits de l'humanisme républicain-, fait de l'amour, de l'amitié et de la fraternité le nouveau socle de nos valeurs et le place au coeur de nos préoccupations ". p.16
Du fait de la montée en puissance de la logique du sentiment, de l'affectivité et de l'amour comme principe donateur de sens on assisterait à l'apparition d'un nouvel âge de l'humanisme. On serait en présence d'un nouveau visage du sacré qui bouleverserait progressivement mais radicalement l'existence des hommes.
Le sacré dîtes-vous ? L'auteur précise que le terme "sacré" doit être entendu, non au sens religieux, mais dans son acception étymologique et philosophique, non pas comme l'opposé du profane, mais plutôt comme " ce pourquoi on peut se sacrifier ", risquer sa vie, voire la donner.
On assisterait peu à peu à un basculement de l'univers ancien. L'émergence d'un nouveau visage du sacré entraînant avec lui la naissance d'un nouvel âge de l'humanisme.
Ce début de changement de perspective s'effectuerait non par un retour en arrière, sur une base divine et religieuse, mais dans une perspective nouvelle, humaine, laïque dans la vieille Europe.
En d'autres termes,
une conception de la vie bonne sans passer par un dieu ni par la foi, mais avec les moyens du bord, ceux d'un être humain qui se sait mortel, livré à lui-même et aux seules exigences de sa lucidité.
Seul l'humain, proche ou prochain, nous apparaît désormais comme sacré et non plus Dieu lui-même, encore moins la patrie ou la révolution. Qui voudrait encore, aujourd'hui, dans les jeunes générations, mourir pour Dieu, pour la patrie ou pour la Révolution ? Personne ou presque s'interroge le philosophe. p. 14-15

9_6 Sur le jambage de gauche du portail, sont figurés des " atlantes ", juchés sur les épaules les uns des autres. Il est possible de voir dans cette pyramide humaine l'importance du rôle joué par chaque élément ; si l'un fléchit le tout s'effondre. En d'autres termes, chacun a son importance quel que soit son rang. Eglise Saint Nicolas de Maillezais, Vendée.


En d'autres termes, le philosophe entend une transcendance non pas tombée des cieux mais née directement de la terre. p.267
C'est ainsi que l'idéal de l'amour va jouer sur le plan éthico-politique, le rôle d'un principe organisateur de valeurs. On est au coeur de l'humanité affective et charnelle, pas dans l'humanité juridico-rationnelle précise
Luc Ferry.p.434
L'auteur, certes envisage d'abord cette entité qu'est le couple, mais il n'omet pas d'autres formes d'amour, d'amitié ou de fraternité, qui elles aussi contribuent puissamment à donner du sens à nos vies tout en étant à bien des égards moins difficiles et plus durables. A commencer, bien sûr, par l'amour des enfants qui est peut-être bien le seul, ou en tout cas l'un des rares à nous accompagner tout au long de la vie amour des enfants à l'exemple de cette mère tenant son enfant au milieu des flots et proposant de le jeter dans les bras d'un sauveteur ( janvier 2014 ).

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En fait, Luc Ferry entend quelque type d'amour que ce soit : amour-passion, amour d'amitié, amour paternel ou maternel.
Cela se veut une tentative d'apporter une réponse laïque à la lancinante interrogation sur la vie bonne. Il s'agit d'une définition de la vie bonne qui ne passe ni par le salut accordé par un dieu, ni par la foi. Il s'agit de la réconciliation de l'humanité avec elle-même, mais pas de l'humanité considérée comme sujet de raison et de droit, mais aussi comme sujet de passions, d'amour et de fraternité, voire le cas échéant de haine et de conflit .p.298

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Personnages longuement vêtus d'une sévère dignité. Est-on en présence d'une scène de réconciliation délicate ( difficile parce que les personnages extérieurs semblent vouloir se retenir aux volutes ), comme cela a pu être proposé ? Eglise Notre-Dame de Champdeniers, Deux-Sèvres.

La condition de l'homme moderne marquée par une distanciation du religieux, par une émancipation à l'égard des structures anciennes, se trouve de ce fait à la fois moins protégé des souffrances du deuil et exposé plus que jamais à ses tourments. p. 323
Le principe de l'amour-passion est ainsi posé comme idéal de l'existence quotidienne.
Le but de l'existence humaine n'est nullement comme le prétendront les religions monothéistes, de gagner le salut éternel, de parvenir à l'immortalité, car, en vérité, une vie de mortel réussie est bien supérieure à une vie d'immortel ratée. Contrairement à ce que tendent à nous faire croire la plupart des religions, le but ultime de la vie n'est pas de gagner l'immortalité, pour survivre éternellement. Le but, c'est d'abord de vaincre, non la mort elle-même, ce qui est impossible, mais les tourments que la peur de la mort nous inflige, ce qui est tout différent et suppose au contraire que l'on accepte d'abord et avant tout...la condition de mortel. Le but, c'est aussi, une fois cette acceptation réellement intégrée dans sa conscience, de parvenir à la vie bonne sur cette terre, ici et maintenant pourrait-on dire, sans l'aide des dieux, mais par la lucidité de la raison, notre identité fondamentale d'être humain.

" Si l'amour est par excellence le lieu du sens du sens, de l'absolu au coeur du relatif, de la transcendance au coeur de l'immanence, alors celui qui perd un être aimé éprouve inévitablement le sentiment d'une véritable éclipse du sens, l'impression que la vie est absurde, que la mort n'a aucune signification... jusqu'à ce que d'autres amours obligent à rester, à revivre. Non qu'ils remplacent celui qu'on a perdu, comme un lot de consolation qui viendrait nous changer les idées. L'irremplaçable ne se remplace pas. Mais simplement, pour autant que l'amour renaisse, ou, plus simplement encore, qu'il subsiste ailleurs, avec d'autres êtres aimés, c'est aussi le sens qui revient ou qui demeure, et avec lui, c'est tout un, le goût de vivre. Là est, à mes yeux, le véritable " oui " à la vie : non pas l'aimer quand elle n'est pas aimable,... mais renoncer à chercher de fausses consolations, mais accepter l'irréparable, le regarder en face, sans se leurrer sur l'ampleur de la perte, sans renier pour autant ce que l'on a vécu, en continuant d'aimer la vie tant que l'amour habite encore ce monde. Celui qui veut vivre après un deuil, après une séparation qui semble irrémédiable doit savoir que d'autres amours sont possibles, s'ils ne sont déjà là, et qu'ils donnent du sens à l'existence, sans nullement remplacer ou annuler pour autant l'expérience qu'on a vécue. En cela, oui, il faut tout prendre dans le destin".p. 425
André Comte-Sponville, auteur qui se définit comme un philosophe " matérialiste, rationaliste et humaniste ", proche, à certains égards et notamment par son approche, de Luc Ferry, parvient à une conclusion similaire. Lui non plus ne succombe pas au désespoir de penser qu'il n'y a pas de survie après la mort ; il invite l'homme à apprendre à aimer la vie présente et à se réjouir de ce qui est.
Au total, dans ce type de spiritualité laïque, il ne s'agit pas tant de soutenir que la mort n'est rien pour l'homme mais que ce dernier doit jouer sur les seules variables sur lesquelles il peut peser et " ne pas rêver des autres". Dans cette ligne philosophique considérant qu' il n'y a pas d'éternité, il est suggéré de vivre réellement l'instant présent. Constamment emporté par la logique du désir dans une course en avant sans fin, dans une incessante recherche de consommation, l'être humain vit en permanence dans le projet qui abrite toutes les espérances. Or, dans cette perspective philosophique, seul le présent, vécu pour lui-même, sans être relativisé par le passé ou le futur, confinerait à l'éternité.
Au final, " il va de soi que, pour un non-croyant, l'existence entendue globalement, n'a pas de sens, si l'on entend par là qu'elle serait suspendue à un terme extérieur qui lui assignerait une direction et un objectif ultimes. Il n'en reste pas moins que
l'amour est cet absolu au sein du relatif, cette transcendance dans l'immanence, qui nous offre, ici et maintenant, un accès privilégié au sens du sens. C'est lui qui donne, sinon un sens à l'existence, du moins du sens dans l'existence. Et cela suffit à celui qui accepte...la condition de mortel ".p. 424

Extraits de Luc Ferry " La révolution de l'amour. Pour une spiritualité laïque ", Paris, Plon, 2010.
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Eglise Saint-Chartier, Javarzay, Deux-Sèvres.

En bref, dans cet essai d'apporter une réponse laïque à la question de la vie bonne, ce sont les êtres humains eux-mêmes qui vont dorénavant servir de fondement à l'éthique et non plus la divinité.
Dans cette perspective philosophique le genre humain serait libéré des chaînes d'un divin extérieur ; les hommes élaboreraient leurs propres règles en fonction des seuls impératifs de l'ici-bas, hors du carcan perçu comme étouffant de l'au-delà de ce monde.
Que des philosophes contemporains évoquent ainsi une certaine idée de la
spiritualité sans Dieu, alors que la foi révolutionnaire dans le salut terrestre n'a plus l'actualité qu'elle a pu avoir, l'intention apparaît fort louable et la démarche ne peut être que saluée en tant que telle. Si cette approche peut, comme toute thèse, être naturellement interrogée, il n'en reste pas moins vrai qu'elle reflète bien notre époque qui pour l'essentiel s'en tient au seul horizon du monde.
Elle n'empêchera pas, cependant, le croyant chrétien d'ancrer sa spiritualité dans la Bonne Nouvelle.
Une fois encore il appartient à chacune, à chacun d'interpréter comme il l'entend le mystère de la condition humaine en répondant à la vieille interrogation toujours d'actualité de
" la vie bonne ".

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