ORDRE DU MONDE ET FUITE DU TEMPS
AVENTURE DE L'ÊTRE ET ORDRE DES CHOSES
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Pèlerin. Cathédrale Saint-Lazare, Autun, Saône-et-Loire.

" Nous vivons peu d'années. Quelques dizaines au plus. Et nous serons tous morts pour toujours. Il m'a toujours paru surprenant que nous nous occupions autant de notre vie si brève et si peu de notre mort éternelle. Peut-être par paresse - car il n'y a rien à savoir et donc rien à apprendre -, j'ai beaucoup rêvé à la mort et à notre sortie hors du temps. On peut en dire n'importe quoi puisqu'on ne peut rien en dire. C'est pourquoi j'avance avec lenteur et prudence, avec crainte et tremblement. Je ne sais rien. Je n'affirme rien. Mais cette histoire du temps n'en finit pas de me turlupiner."

Jean d'ORMESSON " Qu'ai-je donc fait ", Robert Laffont, Paris, 2008, p. 324.

De la fuite du temps !

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Le temps fuit dit-on couramment et il gouverne pourtant toujours nos existences. Chaque être humain doit bien vivre et aller de l'avant, tourmenté par la lancinante question du sens de l'existence ou évitant de s'interroger sur le sens de son parcours terrestre. Toutefois, selon les époques, ces représentations et comportements relatifs au temps diffèrent quelque peu. A cet égard l'homme médiéval et l'homme contemporain vivent dans des horizons bien différents.
L'homme des temps romans ne manque pas d'occasions de souligner le caractère cyclique de l'annus, l'anneau, l'année. Le personnage de l'Année, souvent identifié par une inscription, Annus, est une composante de l'iconographie traditionnelle du calendrier antique. L'art roman s’en est emparé et souvent représenté. Il en est ainsi, à la cathédrale Saint-Lazare d'Autun, Saône-et-Loire, où le personnage accroupi ci-dessous représente l’année et le temps qui passe...

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La vie de l'être humain c'est avant tout le temps qui passe inexorablement, c'est-à-dire des années qui succèdent aux années, obscurcies par la brume de la routine quotidienne, pimentées par les percées lumineuses que sont les rares moments de bonheur. La vie, c'est cela : des gens qui attendent quelque chose de l'existence, d'autres qui se heurtent frontalement à un mur qui bouche, sans espoir d'éclaircie, l'horizon, enserrés dans les mailles d'une existence trop précaire, l'idée même d'attendre quelque chose de l'existence est tout à fait étrangère. Ce monde est peu de chose et pourtant il est beaucoup. Si le monde est manifestement dur pour beaucoup, il est également séducteur, envoûtant et dérisoire. Par ses attraits enchanteurs le monde conduit l'homme à s'étourdir par le divertissement. Dans la société contemporaine marquée par un individualisme exacerbé les réponses les plus variées sont ainsi apportées aux interrogations soulevées par l'existence selon la pondération que chacun accorde au matériel et au spirituel dans sa vie. La dynamique individuelle résulte de tensions entre, d'une part, l'immédiateté et l'urgence des affaires courantes et, de l'autre, les préoccupations d'ordre spirituel, plus discrètes et silencieuses, qui semblent bien souvent pouvoir être remises à plus tard.
La sortie hors du temps, hier et aujourd'hui
L'histoire des hommes est le fruit du jeu successif des vagues de générations qui traversent la vie, cette voyageuse fragile et fugace sur la scène du monde. L'homme, comme tous les êtres vivants, n'est que de passage sur la planète Terre. La vie démarre avec le sourire du nouveau-né, se poursuit avec les mimiques de l'ado, l'éclat de la jeunesse, la demi-teinte de l'âge mûr avec déjà ses illusions perdues, les affres de la vieillesse et les angoisses du grabataire. L'homme naît, est de son temps et subit les outrages du temps ; un jour le temps lui redemande sa vie, et il finit par passer un jour du temps. Ainsi, la vie mène tout droit à la mort. En bref, la vie c'est la mort programmée. Les êtres vivants disparaissent parce qu'ils vivent ; ils se reproduisent parce que à échéance plus ou moins lointaine, quoique certaine, ils vont devoir quitter le théâtre du monde. Que sont étroits les liens entre la vie, l'amour et la mort ! La victoire de la vie interfère continuellement avec la victoire de la mort. Ceux qui sont morts se trouvent soustraits au temps. Après avoir vécu tous les évènements de leur vie avec en toile de fond la menace de leur propre mortalité, ils quittent à jamais le présent pour entrer dans le passé. Ils ont vécu goûtant les joies simples de la vie et supportant ses aléas. Il en a été, certes, toujours ainsi ; cependant, l'air du temps, ici aussi, imprime sa marque..

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Extrait d'une sculpture ornant un tombeau d'archevêque.
Cathédrale gothique St Just et St Pasteur de
Narbonne ( Aude ).

Si on constate aujourd'hui une tendance sociale au refoulement de la mort dans les esprits, il n'en allait pas de même à l'époque médiévale où l'on vivait la mort au quotidien.

Autrefois familière, prise en compte de façon collective dans les pratiques sociales, la mort apparaît dorénavant d'ordre privé ; c'est une affaire réservée aux intimes. La délocalisation du mourir débouche sur un phénomène de désocialisation.

L'enfant naît en institution. Devenu jeune, adulte ou le plus souvent vieillard c'est en institution privée ou publique qu'il mourra. Depuis que le progrès des savoirs scientifiques et techniques a rendu possible une relative maîtrise des faits biologiques, la lutte contre la maladie a gagné en efficacité. Dès lors, le recul de l'échéance ultime a contribué au changement des mentalités. La perception que l'on pouvait avoir de la mort s'en est trouvée profondément modifiée. Jadis, revers naturel, le dernier acte de la vie est aujourd'hui perçu comme échec thérapeutique. La technique fait reculer l'emprise de la mort jusqu'à l'illusion d'éliminer l'issue fatale elle-même...

La mort brutale évite de se poser la question d'un " après ". La bonne mort d'hier n'est plus celle des temps actuels. Par rapport au monde moderne où la crainte de la mort se porte avant tout sur les souffrances potentielles de l'agonie, au haut Moyen Age l'angoisse des hommes s'alimentait au risque de mourir en état de péché si la mort survenait de manière subite. Ce qui est actuellement considéré comme la belle mort - le mourant ne se voyant pas mourir parce qu'il trépasse dans son sommeil - était la mort maudite, parce qu'inaperçue, du passé : patent changement de perspective dans le rapport que l'homme médiéval et l'homme contemporain entretiennent avec la mort ! Passer, le moment venu, le cap de la mort avec dignité, rapidement, sans souffrance, en ayant conservé jusqu'au bout ses facultés physiologiques et mentales, voilà ce que chaque être humain se souhaiterait volontiers aujourd'hui. " Mourir bellement de vieillesse, mourir rapidement d'une longue vieillesse, en bonne santé physique et mentale, dans la curiosité de l'esprit et la disponibilité du corps, mourir dans le sommeil sans plus se réveiller ", tel est l'éloge de la mort qu'un philosophe contemporain n'hésite pas à faire ( Jacques Schlanger, Apologie de mon âme basse suivi de Eloge de ma mort, Paris, Editions Métaillé, 2003, p. 109 ). Sans doute, la mort n'a-t-elle jamais été sereine, mais il semble que jadis on en parlait plus couramment et avec moins de détours qu'aujourd'hui.
Avec les baisses historiques des taux de mortalité infantile et maternelle l'espérance de vie doubla entre 1817 et 2005, passant de 40 à 80 ans en moyenne en France. De ce fait et compte-tenu de la modification de l'espace-temps des communautés - toujours moins rurales et davantage citadines - la venue au monde et le départ des individus se sont profondément transformés. A tel point que la mort, dans nos sociétés, est moins ressentie - dans les premières décennies de la vie - comme faisant partie de l'ordre des choses. L'homme moderne vit ainsi près de la moitié de son existence sans une forte conscience de la mort, estimant qu'il aurait bien le temps d'y penser. Il a tendance à escamoter, dans son comportement quotidien, ce qui lui rappelle l'acte ultime de la vie ; il n'en reste pas moins en tension continue avec la mort, sa propre mort. Il rêve même de se rendre immortel en allongeant toujours plus sa vie grâce aux progrès des bio-technologies, nanotechnologies et systèmes d'information. La traversée de l'existence, toujours incertaine et fragile, a des chances d'être de plus en plus longue pour un plus grand nombre. Sans envisager, comme certains, une future réanimation cryogénique, l'enjeu de la société contemporaine est moins de parvenir à l'immortalité que d'assurer une longévité accrue dans de meilleures conditions de vieillissement. Si, d'un point de vue impersonnel, la mort peut être saisie comme le terme inéluctable d'une trajectoire vitale, elle peut être envisagée aussi, d'une façon toute personnelle, comme un projet de vie incomplet, non entièrement atteint. En dernière analyse, ce qui fait la valeur d'une existence c'est sa tension permanente vers un à-venir, vers un en-avant dont elle reçoit son sens. Au fil du temps, les rapports des vivants avec les morts se sont profondément modifiés. Mais, si les réponses apportées sont différentes, les interrogations fondamentales sur le sens de l'existence demeurent.
Le temps passe et le monde se transforme !

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Les équilibres se rompent, de nouveaux équilibres s’instaurent qui à leur tour laisseront place à d’autres ? Ainsi, la phase actuelle du capitalisme peut être perçue comme le moment où toutes les sphères de la vie sociale et individuelle ont tendance à être réordonnées suivant les principes de l’ordre consumériste.
Les sirènes de la marchandise ont tendance à l’emporter fréquemment sur les considérations culturelles et idéologiques structurelles jusqu’ici prévalentes dans nos modes de vie. Même les territoires du sens n’en sortent pas indemnes. C’est dire que les rapports marchands touchent de nouvelles dimensions de la vie, de même qu’elles gagnent parallèlement de nouvelles régions du monde.

La société consumériste globalisée devient de plus en plus l’horizon de nos vies.

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On peut se demander si depuis plus d'un quart de siècle les économies développées ne seraient pas entrées dans un nouvel âge du capitalisme marqué par un modèle de consommation toujours plus individualiste et une marchandisation accrue des besoins.
Pour caractériser cette nouvelle phase du capitalisme
Robert Rochefort évoque l'avènement d'une " société consommatoire " ( 2007, p. 7 ) et Gilles Lipovetsky parle de " société d'hyperconsommation " ( 2007, p. 10 ). C'est parce que les modalités d'organisation économique post-fordienne tout comme les comportements sociaux et l'imaginaire sociétal sont si axés sur la consommation que la société qui voit le jour peut être qualifiée de consumériste.
La " civilisation du désir " s'est construite au cours de la seconde moitié du XXe siècle et avec elle une nouvelle modernité est apparue. A la fin des années 1970 la société de consommation de masse a fait place à une nouvelle phase de régulation des sociétés marchandes. Gilles Lipovetsky tente de fixer les contours et les enjeux de la société d'hyperconsommation contemporaine ordonnée sur une base notoirement individualiste et consumériste. Le nouveau capitalisme de consommation, dans lequel nous serions entrés depuis la fin des de la décennie soixante dix, semble s'être dégagé de cette logique semi-collective prévalente. La diffusion des biens marchands, les taux croissants d'équipement en produits durables ont conduit les firmes, dans un but de stimulation de la demande, à orienter les membres des ménages vers des pratiques de consommation plus individualisées. La marche vers le pluri-équipement des ménages allait s'amorcer.
Comme l'air du temps était à la moindre emprise des encadrements collectifs sur les comportements individuels l'individualisation accrue des biens allait s'intensifier. Bien sûr, il n'y a pas de césure nette entre une période et une autre ; l'individualisme de la société de consommation avancée ne surgit pas brusquement ; il était en germe à la période précédente. Il n'en demeure pas moins que c'est avec la " société consommatoire " que s'affirme le passage d'un type de consommation orchestrée par le foyer et les habitudes de classes à un type de consommation ordonnée par l'hédonisme individuel et la distanciation des agents vis-à-vis des normes et référents collectifs jusque-là structurants. La consommation tient une place de plus en plus hégémonique dans la vie de nos contemporains. L'acte de consommer est au centre même de l'existence quotidienne et c'est de plus en plus jeune que chacun participe au jeu consommatoire. A tel point que pour les analystes du tournant du siècle les rapports à la consommation apparaissent bien différents de ceux des décennies suivant l'immédiat après-guerre. Dans le même temps que la production s'accroissait de nouveaux comportements s'instauraient marqués du sceau du toujours plus. Diversification de l'offre et segmentation de la demande s'épaulent mutuellement. A l'époque de la société consommative avancée la marchandisation accrue des besoins est animée par une logique individualiste subjective. Dans cette société, dont l'avènement est inséparable de l'individualisme contemporain, le projet personnel est de nature fortement égocentrée.
" Plus les valeurs traditionnelles s'érodent plus nous sommes dans le manque et plus nous nous rassurons en consommant" écrira Luc Ferry.
* Au-delà de la logique de différenciation sociale mise en avant par les théoriciens de la société de consommation c'est un programme de réalisation de soi qui orchestre avant tout la dynamique consumériste au tournant du siècle. La société consommatoire ne serait plus celle de la comparaison provocante, de la course à l'estime pour reprendre les fameuses expressions vebleniennes ; la société consommatoire serait avant tout celle du " projet moi " ( R. Rochefort, 2007, p. 11 ). Par les produits qu'il acquiert le chaland entend se faire plaisir et retirer une image positive de soi pour soi. Cet impératif d'image se lit très nettement dans certaines campagnes publicitaires menées par des firmes telles que Garnier avec son slogan " prends soin de toi " ou que l'Oréal vantant auprès des femmes les produits de sa marque par le désormais fameux " l'avenir de votre peau est entre vos mains, vous le valez bien ".
A une époque où les valeurs structurantes collectives traditionnelles tendent à être de plus en plus méconnues par le plus grand nombre, où l'individu est de plus en plus tourné vers lui seul, libre de ses comportements, la consommation est appelée à être davantage productrice d'identité.
Gilles Lipovetsky peut ainsi écrire que " la civilisation de l'hypermarchandise a moins créé l'aliénation aux choses qu'elle n'a accentué les désirs d'être soi, la division de soi à soi et de soi à l'autre, la difficulté d'exister comme être sujet "( p. 156 ).
Dans cette optique, l'acte de consommation n'est plus tant un moyen de communication, un système de signifiants sociaux qu'un moyen de réalisation de soi. Consommer ce ne serait donc plus se distinguer/se différencier comme dans les thématiques institutionnaliste et baudrillardienne.
* L'acte de consommation ne serait pas davantage une forme de dérivation, de consolation face aux difficultés du travail et de l'existence comme le soutenait un théoricien comme André Gorz dans les années soixante. La course aux satifactions marchandisées ne saurait être considérée seulement comme un dérivatif face à la mal-vie ; ce qui ne saurait être oubliée c'est la dimension hédonistique de la consommation. Dans cette perspective analytique c'est comme " agent d'expériences émotionnelles valant pour elles-mêmes " qu'elle devrait être perçue afin de rendre compte de l'escalade des besoins contemporains ( p. 55 ). L'hyperconsommateur rechercherait moins la possession des produits pour eux-mêmes que des stimulations sensorielles nouvelles obtenues en multipliant et diversifiant les expériences. A côté des achats ordinaires, courants, obligés de type corvée ce sont les achats de type plaisir, les activités récréatives qui caractériseraient le mieux l'individu de la " société d'hyperconsommation". " S'éclater ", " faire la fête " sont les mots clés de l'époque. Il s'agit de mener une vie intense afin de repousser les limites du Moi, de jouir au présent en faisant de ce temps un temps ludique et récréatif. C'est de cette façon que Gilles Lipovetsky entend rouvrir le dossier de l'homo consumans du tournant du siècle : " c'est comme un processus d'intensification hédoniste du présent par le renouvellement perpétuel " des choses " qu'il faut penser la consommation " dans cette phase actuelle du capitalisme écrit l'auteur ( p. 62 ).
Et ce schéma consumériste de type émotionnel/individualiste vaut avec des caractéristiques propres pour tous les groupes d'âges. Ainsi, libérés de la contrainte du travail, les retraités eux-mêmes sortent, voyagent, en un mot " vivent " tant que leur état de santé le leur permet. Il n'est plus aucune classe d'âge qui ne prenne part à l'ordre consumériste, chacune étant ciblée par les stratégies de segmentation du marketing. On l'a compris, dans la société d'hyperconsommation la préoccupation de soi devient primordiale. Mais aux sollicitations hédonistiques variées de l'époque se juxtaposent les flots d'informations sur la santé, d'ailleurs tant sur les facteurs de risques que sur les conseils et mesures de protection pour la conserver. Le souci grandissant du corps et de la santé conduit tendanciellement à la médicalisation accrue de la vie, à l'explosion des demandes de soin. A la limite la société consommationniste tend largement à faire dépendre la quête du bonheur et le remède à de nombreux maux sociaux des seules considérations techniques et produits chimiques.
Dans la dernière phase du capitalisme qui s'est mise en place le mieux-vivre prend le pas globalement sur la consommation statutaire ou thérapeutique. Le type nouveau d'homo consumericus, fortement libéré des anciennes considérations sociales de classe et de standing, recherche bien-être, santé et expériences émotionnelles. Pour notre épanouissement personnel nous sommes invités à nous conformer à quantité de normes. Hier encore celles-ci étaient principalement édictées par des institutions surplombantes et oppressives ( Eglise, école, famille, Etat ). Elles pouvaient aussi résulter de l'appartenance à une culture, ouvrière ou paysanne, ou être transmises dans le cadre d'une tradition politique ou syndicale. Cette normativité venue de la transmission a vécu.
Dans nos sociétés fondées sur la liberté individuelle, la fixation des normes emprunte d'autres canaux. Elle résulte d'une pression médiatique et "sub-culturelle" plus diffuse mais pas moins prégnante. Elle vient des magazines spécialisés, des conseils colportés par la télévision, des forums de discussion sur l'Internet, des modes lancées à travers les nouveaux réseaux sociaux, etc. p.45-46
Derrière la connotation libertaire des slogans, la domination est à l'oeuvre. La "production de soi" revient même, pour chaque individu, à intérioriser la domination, jusqu'à devenir son propre geôlier. Quand on invite les consommateurs d'aujourd'hui à se construire, on oublie de leur dire qu'ils obéiront en général, à des désirs fabriqués et promus.
Jean-Claude Guillebaud
On pourrait cependant se demander avec
André Gorz, si on ne retrouve pas, malgré tout, dans le domaine de la consommation," le même asservissement de soi que nous constations dans le domaine du travail. L'incitation faite au consommateur à se produire selon l'image de lui-même que lui tend la publicité, et à changer son identité d'emprunt au gré des changements des goûts et de la mode, le prépare à se produire dans son travail conformément au modèle qui le rendra employable et vendable. Dans l'un et l'autre cas, l'activité de se produire est la clé qui donne accès au monde social " L'Immatériel. Connaissance, valeur et capital, Galilée, 2003, p. 68
Extrait de Gilles Lipovetsky " Le bonheur paradoxal. Essai sur la société de consommation", Paris, Gallimard, 2006.


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De nouveaux rapports au monde ...
Depuis la nuit des temps une question hante les hommes : qui sommes nous et où allons nous, en bref quel est le sens de la vie ? La société contemporaine ne traverse-t-elle pas une crise du sens ?
Profonde question que celle du sens. Faut-il chercher du sens dans l'art, dans la physique, dans la philosophie, dans la religion ? L'univers, l'art, l'homme lui-même ne sont-ils qu'un déploiement sans but, sans signification ? L'idée que tout ce à quoi l'individu à titre personnel s'accroche est destiné à ne plus être. Il y a de l'être, mais tôt ou tard il n'y aura plus rien, ou ce sera tout comme, puisqu'il n'y aura plus de conscience de ce qui est ....
Certes la plupart des gens prennent l’existence comme elle va ; en d’autres termes, leur modèle de vie leur permet de faire le plus souvent l’économie de l’interrogation existentielle. Notre époque est marquée par le manque de repères pour baliser le chemin de l’existence : reflux des grandes croyances collectives et la montée de l’individualisme. Après l’affaiblissement des religions révélées, après l’émergence et l’effacement du messianisme de statut terrestre qu’était le marxisme, et compte tenu des avancées de la technoscience, la vieille question du sens de l’existence ne trouve plus véritablement d’espace où s’exposer globalement. Les interrogations premières sur le sens des choses et sur les fins dernières sont de plus en plus réservées à l’intimité de la conscience individuelle.
Sur fond d’affaiblissement des capacités organisatrices des institutions religieuses, la tendance de fond est à l’individualisation du croire. Ce n’est pas tant le caractère de vérité absolue de la croyance religieuse traditionnellement considérée qui dans certaines sphères fait la valeur de la religion mais la vertu qui lui est reconnue de pouvoir favoriser le mieux-être personnel, l’harmonie intérieure.
Le «  retour »  d’une forme croissante du religieux se trouve marquée par certaines des caractéristiques mêmes de la société de consommation généralisée : fonctionnement de type libre-service, prévalence attribuée au mieux-être subjectif.
La fin du XXe siècle aura été marquée par le reflux des grandes grandes croyances collectives et la montée de l'individualisme. Les rapports au monde changent ; le champ religieux se transforme dans une société en mouvement. Sur une toile de fond d'indifférence, il arrive que les questions majeures de notre présence au monde - vie, mort - continuent à apparaître comme un appel de sens. Le christianisme, pour ne parler que de lui, se heurte à notre époque à deux tendances de sens opposés : d'une part, un mouvement fort de sécularisation de la société, de l'autre, une dérégulation des croyances et un foisonnement pluriel du religieux.

La sortie de la société dite de chrétienté ne signifie pas pour autant la fin du croire contemporain, mais nous assistons à l'affaiblissement de la fonction religieuse régulatrice et organisatrice de l'espace social. L'entrée dans le XXI e siècle signifie un nouvel âge marqué par le pluralisme religieux.
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** Bonnes feuilles **
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Parallèlement à la mondialisation des activites humaines se réalise un brassage des croyances. Fléchissante en Europe, la dynamique chrétienne a eu tendance à s'exporte en Afrique, Amérique Latine ou Asie.
Brouillages et recompositions géographiques du religieux. La religion connaît une mutation et change de nature; elle ne peut rester indemne des bouleversements qui remodèlent le monde. La façon dont la religion est quotidiennement vécue et pratiquée, les liens qui rattachaient chaque confession à une "civilisation" donnée, les modes d'expression de la croyance, et jusqu'au contenu de celle-ci, tout cela fait l'objet d'une métamorphose accélérée.
On assiste à des phénomènes de déterritorialisation, d'influences croisées, de dispersion diasporique en même temps que s'effectuent des replis identitaires, des enfermements agressifs, des retours craintifs vers un passé révolu.
Jean-Claude Guillebaud propose d'appeler " mondialisation du religieux" ce remuement qui agite les profondeurs de la conscience humaine. p. 251
Un retournement géopolitique est en train de s'opérer redistribution géographique des grandes spiritualités. ces dernières- qu'elles soient chrétienne, juive, bouddhiste ou musulmane-s'identifient de moins en moins à un espace géographique donné. Du fait du brouillage territorial des appartenances religieuses le religieux se mondialise lui aussi ; il devient hors sol peut écrire l'auteur.
GUILLEBAUD Jean-Claude - Le commencement d'un monde. Vers une modernité métisse. Paris, Les Editions du Seuil, 2010.
Dieu n'est pas mort, il a seulement changé d'adresse comme l'écrit joliment Odon Vallet, p.157. L'auteur ajoutant que "Le refus de transiger avec l'air du temps fréquents dans l'histoire des religions, surtout à l'époque moderne où les intégrismes renaissent un peu partout... nombreux sont ceux qui cherchent le salut dans un surcroît d'exigences et une enflure de prescriptions, n'ayant foi en leur dieu terrible que pour sa vertu de prohiber...Il est plus juste et fécond de cultiver la modération, de s'exercer au discernement, de fuir les extrêmes selon le constat du proverbe latin : " le courage est au milieu ".p.135
VALLET Odon - Dieu a changé d'adresse, Paris, Albin Michel, 2003.
Ces glissements souterrains, ces brouillages et ces recompositions géographiques du religieux ont et auront des effets sur la façon de croire. On peut penser que ces changements ne seront pas sans incidences sur l'organisation et le mode de fonctionnement des institutions religieuses.

Alors que la science et la technique rebattent toutes les cartes, une interrogation sur l'inconfortable situation des hommes sur terre sous le ciel. Jean d'ORMESSON.
" Par un formidable paradoxe, au moment où l'homme renonce à se considérer comme un enfant de Dieu pour descendre des primates, des vertébrés, des algues, des bactéries, l'orgueil s'empare de lui. Et une sorte de vertige. Il en sait de plus en plus - et il ne sait plus où il en est. La tête lui tourne. La fameuse ubris des Grecs le menace. Il est de plus en plus puissant et de plus en plus égaré. Conséquence ou hasard, en perdant Dieu, il perd sa place dans le monde. Il règne comme jamais sur l'univers qu'il a conquis, au moins par la pensée.Tout se brise et tout se brouille en lui et autour de lui. On n'en finit pas de le soigner et d'essayer de le guérir.
L'histoire devient une espèce de kaléidoscope en délire où ne cessent de se succéder, et de plus en plus vite, des images éblouissantes et dépourvues de sens. Les frontières éclatent. Les distinctions s'effacent. Chacun est lié aux autres par les ondes et la Toile. La campagne disparaît peu à peu. Les villes s'étendent et se rejoignent. Surgelées et contagieuses, les modes et les passions se transmettent à la vitesse de la lumière. Les supermarchés, les désirs, les idées se ressemblent. Les langues déclinent et meurent. L'orthographe se délite. Un sabir se répand. Les sexes se confondent. Les couleurs s'affadissent et perdent de leur éclat. Pour le meilleur et pour le pire, l'universel et l'unité sont au bout du chemin. L'entropie se déchaîne. Les hommes commencent à devenir que leur destin est de disparaître dans l'avenir comme ils ont apparu dans le passé. Et ils se demandent ce qu'ils font là ". p. 98-99.
Jean d'Ormesson - Un jour je m'en irai sans en avoir tout dit, Paris, Robert Laffont, 2013.

Marcel GAUCHET ou " la sortie de la religion ": basculement de l'offre de sens vers la demande de sens.
Dans son ouvrage sur " la religion dans la démocratie " l'auteur écrit " La sortie de la religion continue ", p. 20. On sait que Marcel Gauchet a proposé de parler de "sortie de la religion" pour caractériser le mouvement de la modernité qui a affecté l'ensemble des sociétes occidentales sous des formes diverses. Le retrait de la religion ne signifie pas sortie de la croyance religieuse, mais sortie d'un monde où la religion est structurante.
En d'autres termes, la sortie de la religion, c'est le passage dans un monde où les religions continuent d'exister, mais à l'intérieur d'une forme politique et d'un ordre collectif qu'elles ne déterminent plus. Dans la mesure où la structuration religieuse de l'établissement humain a cessé l'individu ne peut plus se concevoir, en tant que citoyen, régi par l'au-delà de ce monde.
" La légitimité a basculé de l'offre de sens vers la demande de sens. Mesurons la révolution que cela implique du point de vue de l'essence de la religion. Qui dit religion disait depuis toujours antécédence de ce qui fait sens, intrinsèque autorité de ce qui vient d'avant et de plus haut, donc donation - donation qui, dans le cas des trois monothéismes, est à la fois révélation et tradition -, donc soumission principielle à ce qui véhicule cette réception primordiale, le Livre, l'Ecriture, la Parole.
Ce qui vaut, c'est ce qui vous est offert, d'une offre qui précède toute recherche ou toute requête que vous pourriez formuler. Or ce qui détermine aujourd'hui les consciences à se tourner vers les religions le justifie, à l'opposé, au titre d'une légitime demande.
Il est entendu qu'il n'y a aucune signification préétablie dans laquelle vous devriez entrer ou à laquelle vous devriez vous plier ; mais vous avez personnellement, et pour vous poser en tant que personne, à vous enquérir du mystère du monde et des justifications de votre existence.
Ce qui fait désormais l'âme du comportement religieux, c'est la quête et non la réception, c'est le mouvement d'appropriation au lieu de la dévotion inconditionnelle. L'authenticité de l'inquiétude prend le pas sur la fermeté de la conviction comme forme exemplaire du croire, jusque dans les confessions établies."
Marcel Gauchet - La religion dans la démocratie, Gallimard, folio essais, 2012, p. 147-148.

** Une pluralité de cheminements, des voies multiples **
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Les hommes ignorent pourquoi ils sont apparus dans le temps. Pour vivre l'aventure de l'existence ils marchent sur une route incertaine, harcelés par le doute, un halo de mystère entourant leur destination finale et c’est difficilement soutenable.
** Ignorant ce qui leur adviendra après leur passage dans ce temps, les uns diront rien ne peut arriver puisque les hommes en mourant ne sont plus de ce temps et n'appartiennent plus au monde. En effet, l'homme est son corps emporté par le temps. C'est par lui que l'individu s'exprime et entre en relation avec les autres. Par la mort ce corps cessera de l'affecter ; il n'exprimera dorénavant plus rien. Dans cette optique une certaine idée de la spiritualité peut toutefois être proposée aux créatures d'ici-bas.
Certains font alors le pari, pour nos temps démocratiques, de formes de spiritualité s'enracinant non plus dans un dogmatique et lointain ailleurs mais se référant aux seules limites du monde.
** Mais pour d'autres, la question du sens demeure encore canalisée par référence à un au-delà des
apparences objectives de la réalité. Pour les croyants il n'est de transcendance véritable que de Dieu. Espérant que tout ne sera pas terminé après notre fin inévitable, ceux-ci ont foi en un au-delà de ce temps qui vient de plus loin et de plus haut qu'eux.


Dans les pages qui suivent nous voudrions à nouveau présenter d'autres parcours et d'autres paroles de vie sous forme de nouveaux morceaux choisis.
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