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Consommation et modes de vie
Consommation et modes de vie
  • © Décembre 2022 joël jalladeau Courriel 0

Consommation et modes de vie


LE MODELE DE L' HYPERCONSOMMATION

LA CONSOMMATION COMME PANOPLIE DE SERVICES POUR L'INDIVIDU

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Crédit photo :Les cartoons de Steve Cutts
https://www.geek-art.net/portfolio-steve-cutts/

     
Gilles Lipovetsky a forgé l'expression de " société d'hyperconsommation " ( 2007, p. 10 ) pour désigner les formes de consommation émergentes à l'issue des Trente glorieuses vers la fin des années 1970. Les économies développées seraient entrées dans une nouvelle configuration sociale historique marquée par un modèle de consommation toujours plus individualiste et une marchandisation accrue des besoins. C'est parce que les modalités d'organisation économique post-fordienne tout comme les comportements sociaux et l'imaginaire sociétal sont si axés sur la consommation que la société qui voit le jour peut être qualifiée de consumériste. Dans cette société l'escalade des besoins dépend de l'enchevêtrement d'une double logique. La première se rapporte à l'atmosphère individualiste extrême dominante au tournant du siècle et à la prétention au bonheur généralement revendiquée par les acteurs sociaux. La consommation tient une place de plus en plus hégémonique dans la vie de nos contemporains. L'acte de consommer est au centre même de l'existence quotidienne et c'est de plus en plus jeune que chacun participe au jeu consommatoire. A tel point que pour les analystes du tournant du siècle les rapports à la consommation apparaissent bien différents de ceux des décennies suivant l'immédiat après-guerre. Dans le même temps que la production s'accroissait de nouveaux comportements s'instauraient marqués du sceau du toujours plus. Diversification de l'offre et segmentation de la demande s'épaulent mutuellement. A l'époque de la société consommative avancée la marchandisation accrue des besoins est animée par une logique individualiste subjective. Dans cette société, dont l'avènement est inséparable de l'individualisme contemporain, le projet personnel est de nature fortement égocentrée. * Au-delà de la logique de différenciation sociale mise en avant par les théoriciens de la société de consommation c'est un programme de réalisation de soi qui orchestre avant tout la dynamique consumériste au tournant du siècle. La société consommatoire ne serait plus celle de la comparaison provocante, de la course à l'estime pour reprendre les fameuses expressions vebleniennes ; la société consommatoire serait avant tout celle du " projet moi " ( R. Rochefort, 2007, p. 11 ). Par les produits qu'il acquiert le chaland entend se faire plaisir et retirer une image positive de soi pour soi. Cet impératif d'image se lit très nettement dans certaines campagnes publicitaires menées par des firmes telles que Garnier avec son slogan " prends soin de toi " ou que l'Oréal vantant auprès des femmes les produits de sa marque par le désormais fameux " l'avenir de votre peau est entre vos mains, vous le valez bien ".
A une époque où les valeurs structurantes collectives traditionnelles tendent à être de plus en plus méconnues par le plus grand nombre, où l'individu est de plus en plus tourné vers lui seul, libre de ses comportements, la consommation est appelée à être davantage productrice d'identité. Gilles Lipovetsky peut ainsi écrire que " la civilisation de l'hypermarchandise a moins créé l'aliénation aux choses qu'elle n'a accentué les désirs d'être soi, la division de soi à soi et de soi à l'autre, la difficulté d'exister comme être sujet "( p. 156 ). Dans cette optique, l'acte de consommation n'est plus tant un moyen de communication, un système de signifiants sociaux qu'un moyen de réalisation de soi. La consommation "pour"soi a supplanté la consommation" pour l'autre" 39. * L'acte de consommation ne serait pas davantage une forme de dérivation, de consolation face aux difficultés du travail et de l'existence comme le soutenait un théoricien comme André Gorz dans les années soixante. C'est au-delà de la fonction compensatrice de la consommation que Gilles Lipovetsky entend nous conduire. Pour cet auteur, consommer ce n'est pas seulement un moyen de se consoler, de compenser sa frustration, de chercher à oublier. La course aux satisfactions marchandisées ne saurait être considérée seulement comme un dérivatif face à la mal-vie ; ce qui ne saurait être oubliée c'est la dimension hédonistique de la consommation.
Dans cette perspective analytique c'est comme " agent d'expériences émotionnelles valant pour elles-mêmes " qu'elle devrait être perçue afin de rendre compte de l'escalade des besoins contemporains ( p. 55 ). L'hyperconsommateur rechercherait moins la possession des produits pour eux-mêmes que des stimulations sensorielles nouvelles obtenues en multipliant et diversifiant les expériences. A côté des achats ordinaires, courants, obligés de type corvée ce sont les achats de type plaisir, les activités récréatives qui caractériseraient le mieux l'individu de la " société d'hyperconsommation". " S'éclater ", " faire la fête " sont les mots clés de l'époque. Il s'agit de mener une vie intense afin de repousser les limites du Moi, de jouir au présent en faisant de ce temps un temps ludique et récréatif.
l'heure est à l'attractivité sensible et émotionnelle que Lipo appelle " consommation émotionnelle " qui va bien au-delà des effets d'une tendance marketing pour désigner la forme générale que prend la consommation lorsque l'essentiel se joue entre soi et soi 42 ie axée sur la recherche des sensations et du mieux-être subjectif. C'est de cette façon que Gilles Lipovetsky entend rouvrir le dossier de l'homo consumans du tournant du siècle : " c'est comme un processus d'intensification hédoniste du présent par le renouvellement perpétuel " des choses " qu'il faut penser la consommation " en tant que panoplie de services pour l'individu dans cette phase actuelle du capitalisme, écrit l'auteur ( p. 62 ).
Et ce
schéma consumériste de type émotionnel/individualiste vaut avec des caractéristiques propres pour tous les groupes d'âges. Ainsi, libérés de la contrainte du travail, les retraités eux-mêmes sortent, voyagent, en un mot " vivent " tant que leur état de santé le leur permet. Il n'est plus aucune classe d'âge qui ne prenne part à l'ordre consumériste, chacune étant ciblée par les stratégies de segmentation du marketing. Bien sûr de fortes disparités dans les pratiques de consommation peuvent toujours être relevées aux différences de revenus alors que les aspirations consuméristes se rapprochent, le système référentiel est identique. Lorsque le pouvoir d'achat stagne alors que les dépenses contraintes augmentent, les normes et les valeurs consuméristes étant largement intériorisées, les plus mal lotis qui ne participent pas à la "fête"consumériste ont le sentiment de mener une "sous-existence." Les jeunes " tenant les murs " des grandes cités de banlieue ne se sentent pas seulement pauvres parce qu'ils sous-consomment des biens et des loisirs, mais aussi parce qu'ils sur-consomment les images du bonheur marchand.
On l'a compris, dans la société d'hyperconsommation la préoccupation de soi devient primordiale. Mais aux sollicitations hédonistiques variées de l'époque se juxtaposent les flots d'informations sur la santé, d'ailleurs tant sur les facteurs de risques que sur les conseils et mesures de protection pour la conserver. Le souci grandissant du corps et de la santé conduit tendanciellement à la médicalisation accrue de la vie, à l'explosion des demandes de soin. A une époque où les référentiels traditionnels - religieux, politiques, moraux, familiaux - sont globalement moins producteurs d'identité les actes d'achat revêtent de plus en plus une nouvelle fonction identitaire. La médicalisation de la consommation et des modes de vie est devenue une des grandes tendances de la société d’hyperconsommation. Désormais l’individualisme ne peut plus se penser en dehors de l’obsession de la santé et de la longévité ; les dépenses médicales croissent fortement : consultations, examens, visites de dépistages. La conséquence c’est que, peu à peu, le référentiel de la santé colonise tous les domaines de l’offre marchande lesquels sont plus ou moins influencés par les préoccupations sanitaires : l’alimentation, les loisirs, le sport, le logement, la cosmétique…
A en juger par le niveau de consommation de psychotropes, les niveaux de stress, d’anxiété, de dépression, les tentatives de suicide, le bonheur n’a pas cru dans les mêmes proportions que les biens disponibles. Au plus profond, cela tient à la dynamique d’individualisation entraînée par les médias de masse et la spirale consumériste ainsi qu'à la sécularisation du monde. La société hyperindividualiste se déploie dans un univers où tout ce qui tendait à organiser l’ordre social « du dehors » - grandes idéologies politiques et référentiels religieux - et donnait des réponses à l'interrogation relative au sens de la vie ne le règle plus.

Sphère de la vie sociale et sphère de la vie individuelle tendent à se restructurer toujours davantage selon les principes de l'ordre consumériste. Ainsi, dans l'univers consommatoire contemporain les biens et services marchands sont perçus comme des instruments de l'autonomie de l'individu. A la limite la société consommationniste tend largement à faire dépendre la quête du bonheur et le remède à de nombreux maux sociaux des seules considérations techniques et produits chimiques. Dans la dernière phase du capitalisme qui s'est mise en place le mieux-vivre prend le pas globalement sur la consommation statutaire ou thérapeutique. Le type nouveau d'homo consumericus, fortement libéré des anciennes considérations sociales de classe et de standing, recherche bien-être, santé et expériences émotionnelles. * De la consommation centrée sur la famille à la consommation axée sur l'individu. Durant les trois décennies de l'après-guerre qui ont vu l'édification de la société d'opulence " les comportements de consommation demeuraient encore largement de type semi-collectif. Autrement dit prévalait toujours une logique de consommation dominée avant tout par l'équipement du ménage considéré globalement. Le nouveau capitalisme de consommation, dans lequel nous serions entrés depuis la fin des de la décennie soixante dix, semble s'être dégagé de cette logique semi-collective prévalante. La diffusion des biens marchands, les taux croissants d'équipement en produits durables ont conduit les firmes, dans un but de stimulation de la demande, à orienter les membres des ménages vers des pratiques de consommation plus. La marche vers le pluri-équipement des ménages allait s'amorcer permettant des activités désynchronisées des individus composant le ménage, des pratiques de consommation individualisées, des usages personnalisés de l’espace, du temps et des objets.
Comme l'air du temps était à la moindre emprise des encadrements collectifs sur les comportements individuels l'individualisation accrue des biens allait s'intensifier. C'est avec la " société consommatoire " que s'affirme le passage d'un type de consommation orchestrée par le foyer et les habitudes de classes à un type de consommation ordonnée par l'hédonisme individuel et la distanciation des agents vis-à-vis des normes et référents collectifs jusque-là structurants dans un temps où les traditions, la religion, la politique sont moins productrices d'identité centrale.
Sphère de la vie sociale et sphère de la vie individuelle tendent à se restructurer toujours davantage selon les principes de l'ordre consumériste. Ainsi, dans l'univers consommatoire contemporain les biens et services marchands sont perçus comme des instruments de l'autonomie de l'individu.
Pour stimuler la consommation les acteurs de l'offre cherchent même à
allonger l'organisation temporelle de la consommation. Alors qu'associations et syndicats luttent pour le maintien de certains encadrements législatifs/réglementaires ( jours et heures d'ouverture des centres commerciaux ), d'autres forces économiques et sociales prônent l'élargissement de ces mêmes réglementations spatio-temporelles. C'est ainsi que certains entendent parfois livrer le temps de la nuit à l'ordre du marché.
Dans son dernier ouvrage Gilles Lipovetsky (2021, p. 18 ) précise que " l'univers de l'hypermodernité se caractérise par l'extension de l'éthique de l'authenticité à la sphère des biens marchands ". C'est dire que l'idéal d'authenticité caractéristique de l'époque en cours, au départ intrapersonnel, a atteint l'entreprise et l'offre marchande : les gens désirent du vrai, du naturel, du terroir.

A cette configuration du capitalisme - l'hyperconsommation - les biens marchands apparaissent de mieux en mieux comme des services à la personne soutient l'essayiste ( 2006, p.38 ). Ce qui est vendu ce n'est pas seulement un produit mais un style de vie associé à la marque.
L' imaginaire de la marque que l'on observe s'alimente du désir narcissique de jouir du sentiment intime d'être une personne de qualité, sans doute d'être autre que la masse sans que soient mobilisées pour autant la course à l'estime et le désir de provoquer l'envie de ses semblables.*
Naturellement les satisfactions sociales différentielles demeurent mais elles ne sont plus guère qu'une motivation entre beaucoup d'autres.

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* Frédéric Lenoir vient de publier un essai stimulant sur " Le désir une philosophie ", Flammarion Novembre 2022.
Comment cultiver la force du désir sans tomber dans le piège de l'insatisfaction permanente ou du mimétisme social ?