Le premier maître de Silos

Celui qu'on a appelé Le premier maître de Silos a sculpté 36 chapiteaux doubles et 6 grands reliefs sur les piliers d'angles du cloître.

Thèmes des chapiteaux du premier maître

  • Les oiseaux fabuleux sont les éléments les plus remarquables. Certains ont une tête de gazelle avec de longues cornes, d'autres une tête de lion. Ils peuvent se tenir droit, mais souvent le cou très long se recourbe jusqu'à poser la tête sur le sol contre les pattes.
  • Des griffons, des harpies.
  • Des animaux superposés ou se combattant.
  • Un chapiteau représente deux hommes se combattant à la hache, à cheval sur des quadrupèdes ailés qui, eux, se tournent le dos.
  • Des végétaux, des entrelacs.
  • Un chapiteau pris dans un réseau de mailles, comme enveloppé dans de l'osier tressé.
  • Le premier maître n'a sculpté qu'un seul chapiteau historié. Situé dans la galerie Nord, il représente les vingt-quatre Anciens de l'Apocalypse avec leurs instruments de musique.
  • Silos 1700 A 008


Style et execution des chapiteaux du premier maître
L'artiste excelle dans l'utilisation des stries et hachures plus ou moins profondes, destinées à évoquer le pelage, les plumes, mais aussi les différences de plans.

Il est très soucieux de symétrie, au niveau de l'ensemble du chapiteau double comme au niveau de chacune de ses composantes. Toutefois, de subtiles différences de corpulence, de légers décalages dans la position des cous, des écarts à peine perceptibles dans le dessin des rinceaux, font que jamais tel élément n'est l'image en miroir de tel autre. L'art, comme la vie, ne s'élabore qu'au détriment des facilités d'une symétrie sommaire.

Les chapiteaux du premier maître semblent être de parfaites illustration de la
loi du cadre chère à Focillon. L'épannelage du chapiteau dicte la structure anatomique et la disposition des membres des êtres qui vont l'habiter. Les oiseaux-gazelles en sont un remarquable exemple: les pattes et les cous se rejoignent à la base, tandis que les corps s'épaississent pour atteindre leur plein volume dans la partie supérieure de la corbeille, et, couronnant le tout, les ailes, avec leur forme et leur placement tout à fait irréalistes, comme des paumes de mains tournées vers le ciel, ressemblent à des bras d'atlantes soutenant le tailloir.

Le relief est peu marqué. Soigneusement ordonnées, les stries disposent l'esprit à penser un modelé que ne révèleraient pas de simples mesures stéréométriques. Le chef d'oeuvre nous emporte au-delà: il nous conduit à voir autre chose que son immédiate réalité. A Silos, génial ciseleur, le premier maître nous emporte dans des rêves de modelés sur ses chapiteaux, en effleurant délicatement la pierre, nous donnant le sentiment qu'il ne sculpte pas des plumages mais qu'il caresse tendrement ses grands oiseaux étranges.

Les scènes des piliers d'angles
  • Pilier Sud-Est:
    • Sud: Ascension
    • Est: Pentecôte
  • Pilier Nord-Est:
    • Est: Mise au Tombeau. Saintes Femmes et soldats
    • Nord: Descente de Croix / Enlèvement des clous
  • Pilier Nord-Ouest:
    • Nord: Les disciples d'Emmaüs
    • Ouest: Le doute de saint Thomas

Style et exécution des reliefs des piliers d'angles
Dans Castille romane, dom Luis-Maria Lojendio évoque avec justesse l'art de l'ivoirerie à propos des chapiteaux et de ce qu'il nomme les six grandes "stations". Toutefois il s'en tient aux analogies concernant les éléments (décor, feuillages) et la stylisation. Sans doute faut-il étendre la comparaison à la disposition des personnages dans les scènes du Doute de saint Thomas, de l'Ascension et de la Pentecôte. La profondeur sur un plan vertical dont on ne souhaite pas accentuer le relief, est suggérée par un étagement des plans sans réduction de la taille des personnages.

Le premier maître a-t-il observé les plaquettes d'ivoire, mais aussi les plaques de chancel et d'ambon, ainsi que les anaglyphes des tombeaux paléo-chrétiens? C'est possible mais il faut pourtant se garder de parler d'"influences". Leur recherche systématique conduit le critique bavard à nier la liberté créatrice d'"imprévivible nouveauté" dont parle Bergson. Manet, Degas, Lautrec ont connu et aimé les estampes japonaises. Van Gogh en possédait plus de quatre cents. Ont-ils subi leur "influence"? Ils ont repris, du point de vue de leur génie personnel, des manières de voir la nature propres à certains maîtres japonais, ils ont intégré avec lucidité certaines solutions mais l'on ne peut pas parler de
subir une influence: ils ont créé des oeuvres nouvelles en utilisant des formes et des procédés qui, jusque là, avaient permis à d'autres oeuvres d'éclore dans un contexte radicalement différent. On ne crée pas à partir de rien, et, bien entendu, il faut tenir compte des années de formation. Le jeune Giotto a pu être influencé par Cimabue, et il devient peu à peu le maître Giotto, non pas en tournant le dos aux oeuvres du passé, mais comprenant comment il peut reprendre à son compte les solutions de Cimabue et les travailler pour résoudre ses propres problèmes. Laissons les improductifs vociférer "Du passé, faisons table rase". Partir de rien est le plus sûr moyen d'arriver nulle part. Ce que nous refusons, c'est l'idée d'influence qui laisse penser que le génie n'est pas tout à fait conscient de ce qu'il reprend à ses maîtres. On peut tout savoir des oeuvres qui ont été, pour le futur artiste, autant de manières de visiter le monde que lui proposèrent ses maîtres, - jamais on ne pourra en déduire l'usage qu'il en fera pour, à son tour, tracer ses propres chemins dans le monde. Chaque oeuvre est une imprévisible nouveauté qui ne se réduit à des jeux d'influences que pour le critique atteint de myopie esthétique.
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Intégration et dépassement de tous les bas-reliefs qui l'ont précédé, le Doute de saint Thomas se dresse, comme un grand commentaire de pierre à l'angle Nord-Ouest du cloître. Ce n'est pas une illustration, mais une pensée de l'Evangile selon saint Jean. Tout se joue dans les regards. Thomas fixe la blessure, il veut s'assurer et comprendre. Il est encore de ce monde et dans ce monde. Les autres ne lui en veulent pas, la scène ne les intéresse même pas. Ils ont tous ces regards que nous révèlent les Beatus mozarabes: hallucinés par le monde réel, le monde que la Résurrection vient de leur dévoiler. Ils redescendront sur terre, il connaîtront des conflits, certains subiront le martyre, mais pour le moment leurs yeux montrent qu'ils ne sont pas présents au monde dans lequel Thomas approche craintivement sa main d'une blessure mortelle. Le Christ se prête au geste de Thomas et il tend même le bras pour lui faciliter les choses. Mais par cette disposition, le bras et le corps du Christ séparent le monde du doute, le monde sensible, du monde de la vérité. Une certaine impatience se manifesterait-elle sur le visage de Jésus? Il attend, simplement. Il sait que pour certains le chemin est plus malaisé que pour d'autres. Et puis il se souvient que lorsque les autres avaient peur de l'accompagner en Judée auprès de Lazare, Thomas leur avait dit "Allons, nous aussi, pour mourir avec lui!" Il est possible, alors, que ce bras tendu au dessus de celui qui n'a pas la chance d'avoir la même foi que les autres soit un geste de protection: "Ne jugez pas Thomas". Les onze apôtres ne pensent même pas à leur compagnon: leurs grands yeux sont ouverts sur un ailleurs stupéfiant. D'un mouvement impératif, le Christ impose silence à ceux qui pourraient se flatter d'être meilleurs croyants que Thomas.

"Chasseur de vérité et guetteur de vie", tel se disait Rodin. Et à son ami qui lui faisait observer que le moulage d'un corps serait bien différent d'une oeuvre de l'artiste, il répondit: "C'est juste! Mais c'est que le moulage est moins
vrai que ma sculpture. (...) Le moulage ne reproduit que l'extérieur; moi je reproduis en outre l'esprit, qui certes fait bien aussi partie de la Nature. Je vois toute la vérité et non pas seulement celle de la surface."

"Chasseur de vie, guetteur de vérité", tel est aussi le premier maître de Silos. Dans la
Descente de Croix et surtout dans la Mise au Tombeau, le visage du Christ est serein, comme un signe laissé en ce monde qu'une âme accomplit en un lieu inconnu une tâche incompréhensible.

Ajoutons au crédit du premier maître le remarquable sens de la synthèse qui se manifeste dans la
Mise au Tombeau. Au milieu, deux disciples, Nicodème et Joseph d'Arimathie, couchent le corps du Christ sur la dalle de pierre. Au-dessus, la Vierge Marie, Marie de Magdala et Marie Salomé arrivent avec des parfums pour embaumer le corps, mais elles trouvent le Tombeau vide. Un ange assis sur la dalle leur annonce la résurrection (Marc, XVI 1-8). Au registre inférieur, l'ange a frappé de frayeur les soldats qui montent la garde devant le Tombeau au point qu'ils restent sur place, comme morts (Matthieu, XVIII 2-4).

Les Evangiles ne sont pas seuls présents dans ces chefs d'oeuvre. Le Moyen Age faisait une large place à d'autres récits. Ainsi, dans
La caverne des trésors, apocryphe syriaque du Ve ou VIe siècle, on trouve la légende selon laquelle Sem et Melchisédech (les deux sont parfois confondus chez certains commentateurs de la Torah) auraient enseveli le corps d'Adam sur le Golgotha, nommé ainsi en mémoire du crâne du patriarche. Cette histoire est reprise dans le Livre du coq, apocryphe éthiopien considéré aujourd'hui encore comme presque canonique en Ethiopie. On y lit: "Ils le conduisirent au Golgotha, au lieu dit du Crâne, où se trouve le tombeau d'Adam" (VIII, 37). Et, dans L'enlèvement des clous / Descente de Croix de Silos, l'on voit, au pied de la Croix, Adam qui soulève la pierre de sa tombe.

La partie haute de ce relief est également très intéressante. Le soleil et la lune portant chacun un linge devant eux, comme pour se masquer, sont séparés par trois anges thuriféraires. Cette association du soleil et de la lune à la destinée du Christ était fréquente au Moyen Age. On trouve une représentation du soleil et de la lune de part et d'autre de l'arc triomphal de l'église wisigothique de Quintanilla de las Viñas. Peut-être est-ce une référence aux Evangiles synoptiques, où le Christ annonce que lorsqu'il reviendra, le soleil et la lune s'obscurciront (Matthieu XXIV 29; Marc XIII 24; Luc XXI 25).

Selon saint Ambroise de Milan (vers 340-397), le Christ est "Soleil de justice", et la lune, qui projette la lumière qu'elle reçoit du soleil, est symbole de l'Eglise, qui éclaire le monde plongé dans les ténèbres, grâce aux vérités qu'elle reçoit du Christ. Ambroise est bien loin d'être le seul à user de cette image.

Dans des apocryphes chrétiens très anciens, comme les
Questions de Barthélemy (IV 5), sans doute du VIIe siècle, qui reprennent des thèmes encore plus anciens, le soleil est associé à Adam et la lune à Eve.

Nous n'avons pas à choisir entre ces explications. Comme les images de nos rêves, les images des grands rêves de pierre romans sont bien souvent "surdéterminées" et véhiculent des sens multiples, tous à la fois constitutifs de la pensée des XIe et XIIe siècles.

Très dynamique, le relief d'
Emmaüs ne nous montre pas le repas, comme si souvent, mais le moments où s'exprime le désarroi de deux disciples. Ils apostrophent le voyageur, lui reprochent de ne pas être au courant des événements et vont lui demander de passer la soirée avec eux. Le Christ s'apprête à leur faire comprendre, à la lumière des Ecritures, ce qui venait d'avoir lieu. Sa très haute taille, ses riches vêtements et son attitude ne trahissant aucune intimité, montrent qu'il n'est plus le compagnon qui a vécu avec eux.

Il faudrait aussi parler de tous ces visages d'apôtres et de disciples, mais arrêtons-nous sur celui de Marie. Dans l'
Ascension elle est au même niveau que les apôtres du second plan. Dans la Pentecôte, elle est au-dessus d'eux, c'est-à-dire à la fois en retrait des Douze et plus près de l'Esprit Saint. Les deux sculptures nous montrent une jeune femme bien plus tendue vers le Ciel que les autres personnages. Intelligence et sensibilité du premier maître. Si le Christ a été pleinement homme, alors Marie a été tout à fait mère. Comme les apôtres, elle voit le Christ-Roi s'élever dans les Cieux. Mais Marie, en ce moment où l'espérance laisse place à la certitude, voit que l'enfant de la crèche est vivant. Tendue vers lui à s'en rompre le cou, elle est alors "telle qu'en elle-même l'éternité la change": une belle jeune femme qui vient tout juste de mettre au monde son fils.

Sur le relief de la
Pentecôte, les douze apôtres reçoivent le Saint-Esprit et le don de se faire comprendre dans une quinzaine de langues. Si Marie est présente, ce n'est pas pour devenir polyglotte et interprète, c'est pour recevoir un ultime message d'amour et l'annonce d'une mission. Cette femme que le premier maître nous montre dans toute sa noblesse et sa simplicité est bien l'Avocate que célèbre le Salve Regina d'Hermann de Reichenau au XIe siècle.

Devant les grandes "stations" de Silos, j'ai le sentiment que ce que le premier maître a sculpté, avec une vérité qui n'est égalée que sur le tympan de Moissac, ce sont des regards. "On a la volonté de sculpter un vivant, mais dans le vivant, il n'y a pas de doute, ce qui le fait vivant, c'est son regard", disait Giacometti..

A Silos, les corps sont des supports de regards. Les grands rythmes de pierre sont ordonnés par les exigences des regards, - jusqu'à ce regard aux yeux fermés du Christ qu'on décloue, et plus encore du Christ que l'on met au Tombeau. Les yeux clos, ce visage est celui d'un voyageur tendu vers ce monde dont Lazare ne nous a rien dit parce que les mots sont faits pour nous aider à vivre "ici-bas". Les yeux clos expriment ce silence devant l'indicible. Le premier maître a raison contre tous ceux qui ont représenté un cadavre. Bien plus grand théologien que les adeptes d'une représentation du Christ triomphant, du Christ résigné (
Christus patiens) et surtout que ne le seront les franciscains avec leur théorie du Christus dolens (Christ souffrant) qui nous a valu tant de complaisance dans des scènes de boucherie, le premier maître nous montre des âmes et des regards, qui sont les gestes de l'âme.

Marie, dont tout l'être est regard vers Jésus, s'élance véritablement vers son Fils, et cet élan prodigieux s'accomplit avec mesure, avec humilité. Dans cette
Pentecôte de Silos, laissant les Douze à leurs problèmes linguistiques, elle n'est plus que ce regard qui contemple la Vie en laquelle s'abolissent la souffrance et la mort.

Pourtant, n'oublions pas qu'un jour, Rodin dit à Paul Gsell en riant: "Il est certains admirateurs qui prêtent aux artistes des intentions tout à fait inattendues". Il est donc temps de s'ébrouer pour sortir de rêveries qu'on pourra juger trop aventureuses, et d'aller contempler l'oeuvre du second maître de Silos.