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EN MARCHE VERS LA TRANSFORMATION DES RAPPORTS HUMAINS AU MONDE


Il fut un temps où les emprises du cheval et de la voile configuraient les cartes terrestres et maritimes. Il fut un temps où la vapeur et les chemins de fer restructurèrent l'espace par le nouveau réseau de relations qu'ils tissèrent avec ses noeuds mais aussi avec ses espaces laissés libres. Puis ce fut autour de l'automobile et des routes, des avions et de leurs lignes aériennes de mailler l'espace de toiles nouvelles.Dans tous ces cas de figure les communications restaient, différemment bien sûr, liées à leur condition d'espace et de temps Et puis, vinrent avec le télégraphe, le téléphone filaire, la radio, la télévision, Internet, la téléphonie sans fil des moyens de communication dressant à leur tour des maillages nouveaux. Les moyens d'information instantanés contemporains font que les communications tendent à ne plus dépendre de leurs conditions spatiales et temporelles.

** De nouveaux maillages. Dans l'espace nouveau, l'homme de ce début de troisième millénaire ne se définit plus par par le lieu d'appartenance où il vit ; téléphone mobile et ordinateur portable libèrent l'adresse du lieu d'appel et l'adresse de réception. Sur la Toile il navigue à travers le monde sans se déplacer, consulte ses mails ici où là, c'est-à-dire de n'importe où. Le lieu d'où il vient ne suffit plus à définir l'homme. Il est d'ici ou d'ailleurs. Il est qui il est, un point c'est tout. La jeunesse contemporaine a autant de mal à appréhender le comportement des moins jeunes envers les nouvelles technologies quà saisir l'espace ancien où l'information circulait mal et lentement. La rapidité des communications permet virtuellement de prendre connaissance de tout ou partie de la mémoire globale et collective disponible de la communauté des hommes, à tout moment, à toute personne indépendamment du lieu de requête..Hier encore un lien étroit unissait l'homme, son nom et ... son domicile ainsi que tout ce qui pouvait s'y rattacher. Quiconque pouvait entrer en relation avec la personne que son adresse permettait de situer. Aujourd'hui déjà en partie et plus encore demain les nouvelles technologies d'information et de communication rendront les hommes moins dépendants du lieu. Téléphone mobile et ordinateur portable - lorsqu'ils se généraliseront - conduiront les hommes à vivre et à penser autrement.
Dorénavant qui est mon voisin ? Je peux ignorer celui qui vit à la porte d' à côté et être en relation étroite avec celui résidant dans l'autre hémisphère. Du fait de l'accès à l'espace global et au temps réel que permettent ces NTIC l'enracinement local ne sera plus ce qu'il était, les relations de voisinage et la catégorie de prochain elle-même ne seront plus les mêmes puisque ce dernier pourra être lointain.La mobilité modifie l'espace. Il y a passage du local au global, du lieu au non-lieu. Avec l'ordinateur de bureau ou le téléphone filaire n'avait pas encore était séparée de sa localisation spatiale. Avec la généralisation de la wi-fi, l'homo connecticus pourra théoriquement disposer où qu'il soit des mêmes services que depuis son espace privatif.

Aujourd'hui comme hier, les changements techniques génèrent des mutations culturelles. Les NTIC, non seulement véhiculent des idées, mais elles contribuent aussi à leur élaboration et à leur évolution. Par leurs pratiques, leurs manières d'être et de se comporter, en bref par les codes partagés les "générations nouvelles technologies" font émerger une certaine
culture numérique différente de la vision classique de la culture.
De plus en plus de domaines vont prendre leurs quartiers sur le Web. Les effets accompagnant ce basculement du monde réel vers le cyberespace restent encore difficiles à saisir. Les changements de vie qui s'annoncent ne peuvent encore que soulever perplexité et interrogations. Sans doute, est-ce moins les technologies en elles-mêmes qui changent la société que la réappropriation sociale de certaines d'entre elles qu'en font les hommes en fonction de leurs besoins.

** Quelques questions majeures.
Le passage du réel vers le virtuel se traduit par la migration progressive de nombre d'activités humaines vers la Toile. Il en est ainsi de la musique, de la librairie, de l'information, de services administratifs et fiscaux, de la finance mais aussi des musées...
Prendre pied sur le Web est une chose : nombre de petites entreprises mettent en ligne leur propre site sans que cela ne change fondamentalement leur activité : c'est avant tout d'une vitrine dont il s'agit. Mais pour d'autres activités le fait de s'installer sur le Web entraîne des bouleversements plus profonds.
On assiste actuellement à la montée d'internet comme
outil de vigilance citoyenne. Les associations usent du Réseau pour mondialiser leurs luttes.
Nombre de traits de la campagne présidentielle 2007 montrent à l'évidence que l'utilisation du Net par les candidats change le débat politique tel qu'il était traditionnellement avec ses grandes émissions télévisées avec les "Face-à-face ", ou les " 7 sur 7 "...Aux grands journalistes médiateurs se substituent les électeurs de base. Il y a incontestablement un renouvellement de la communication de l'homme - ou de la femme- politique. De même, dans quelle mesure l'apparition de journaux citoyens lancés par des " pronétaires " est-elle susceptible de modifier le jeu politique ? Rappelons que les pronétaires tendent à constituer des regroupements d'usagers capables de produire et de diffuser des contenus non propriétaires sur la Toile et à permettre un accès gratuit à l'information. Les
pronétaires proposent ainsi tant des journaux citoyens ( agoravox ) que des encyclopédies de masse ( Wikipedia ) et divers types de sites gratuits. Le terme de pronétariat revient à Joël de Rosnay qui l'a forgé en référence au fameux prolétairiat de Marx. Le mot est créé à partir du Net, les pronétaires étant ceux pour et sur le Net. De représentative la démocratie se devrait être aussi " participative "...

Que deviendront les
disquaires - encore en place - et la pourtant puissante industrie musicale du fait des pratiques d'internautes organisées autour de quatre lettres et de deux chiffres d'ores et déjà célèbres ? MP3 indique un format permettant de compresser de la musique et de l'échanger sur le Web. P2P, communication de fichiers de pair à pair, c'est-à-dire entre internautes sans passer par un serveur.

Que deviendra le
secteur du livre avec la concurrence des librairies en ligne et que le livre numérique aura effectué sa percée ? Le livre papier pourra-t-il être toujours l'avenir unique du livre et la librairie traditionnelle son mode de diffusion majeur ?
Que deviendra la librairie indépendante quand les grandes maisons virtuelles - alapage, amazom - auront fini par prendre toute leur place ? Le scénario ne paraît être que pessimiste pour le plus grand nombre, sauf à imaginer d'éventuelles structures de vente en ligne communes à des regroupements de libraires.
Ensuite, avec les progrès et la diffusion de la technologie du livre numérique, la librairie traditionnelle ne sera pas en mesure de faire face au défi technologique. L'issue de
l'affrontement futur livre papier/livre numérique dépendra aussi et surtout des perspectives de gains que pourront envisager les grands groupes d'édition en fonction de ces deux options. Seule une politique volontariste renouvelée d'accompagnement devrait être imaginée si la société et les pouvoirs publics souhaitaient le maintien à terme d'une pluralité des supports et des modalités de diffusion de ce produit pas comme les autres qu'est le livre.

De même, dans un domaine différent mais fondamental tel celui de la formation le numérique se présente comme un défi. L'école - des petites classes à l'université - doit le relever.

** Vers un nouvel être au monde ?
L'avènement de la civilisation numérique de demain va amener les hommes à reconsidérer leur être au monde, à reconfigurer leur manière d'être.
Par les nouvelles formes de sociabilité qu'elles peuvent induire les NTIC peuvent être considérées aussi comme des
technologies de relation.
D'une part, les nouvelles technologies favorisent l'isolement réel de l'internaute en le coupant de son environnement proche, renforçant, par là-même, l'individualisme ambiant et le retrait sur soi.
Inversement, les NTIC, par la mise en relation d'internautes qui partagent un centre d'intérêt commun, génèrent de nouveaux types de lien social. Des communautés virtuelles de toutes sortes s'établissent entre des personnes qui n'auraient jamais pu entrer en contact sans la relation numérique.

Plus fondamentalement encore, le Réseau constitue un champ d'expérimentation de modalités nouvelles d'être-ensemble des hommes. Tous les courants de pensée, toutes les religions, toutes les philosophies sont aujourd'hui sur la Toile. Par ailleurs, la société dans toutes ses institutions - partis politiques, organisations syndicales, églises, famille, école - n'accompagne plus aussi strictement que jadis chacun de ses membres. La pression collective qui s'exerçait naguère sur l'individu n'étant plus ce qu'elle était, l'individu va se forger son propre système de valeurs. Avec l'affaiblissement des influences politiques, religieuses et idéologiques traditionnelles la quête de sens est devenue plus individuelle. On peut dire que sur le Web, c'est un
modèle de constitution des valeurs plus horizontal que vertical qui tend à prévaloir puisqu' aucune hiérarchisation n'est opérée entre les différentes offres. Le sujet autonome devenant largement le référent ultime, entendant vivre à sa manière, accordant ses actes avec ses désirs et son propre système normatif.

Avec son téléphone portable l'homo connecticus babille le plus souvent de façon intempestive. Sur le Net, il butine à l'aide de mots-clés, télécharge, sauvegarde, chatte, podcaste. La multiplication des appels téléphoniques commerciaux, l'intrusion des messages publicitaires indésirables font que l'homo connecticus est submergé par d'encombrants flux d'information. Le monde extérieur finir par envahir et submerger l'espace privé. Agités, stressés, sollicités de façon quasi-continue l'homme contemporain a tendance à ne plus s'interroger sur ce qu'il vit, sur le sens de ce qu'il vit. Il lui semble pouvoir faire l'économie d'une distanciation par rapport à son existence quotidienne. Il vit c'est tout et plus encore en surmultipliée ! Ne devra-t-il pas apprendre à résister au trop-plein de bruits du monde intempestifs, voire savoir choisir des temps de silence afin de reconquérir son espace privatif ? Profiter des apports merveilleux des nouvelles technologies passe aussi par une
pédagogie de la déconnexion et par l'observation de temps de ressourcement !!

** Pour conclure.
Les nouvelles technologies ouvrent aux hommes de nouveaux horizons. La fin des distances physiques a conduit certains à évoquer l'avènement d'un village global. Certes,
le XXIe siècle sera le monde de l'information et de la communication, mais les hommes devront apprendre à vivre ensemble malgré leurs oppositions d'intérêts économiques, leurs divergences sociales et politiques, en respectant leurs différences culturelles et religieuses...

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Clés de lecture

Bronner L. - Comprendre la génération blog, Le Monde 29 décembre 2006.
Castells M. - Emergence des " médias de masse individuels ", Le Monde diplomatique, août 2006.
Guillebaud J-Cl - La grande transhumance, Le Nouvel Observateur, cahier n°2, 11 mai 2006.
Hussherr F-X, Hussherr C., Carrasco M-E - Le nouveau pouvoir des internautes, Boulogne, Timée-Editions, 2006.
Lardellier P. - Le pouce et la souris. Enquête sur la culture numérique des ados, Paris, Fayard, 2006.
Le Gendre B. - L'avenir radieux du portable, Le Monde, 19 décembre 2006.
Rosnay (de) Joël - Enseigner aujourd'hui ?, Conférence Association nationale des acteurs de l'école, Hourtin 25 août 2003.
Rosnay (de) Joël - La Révolte du pronétariat, Paris, Fayard, 2006.
Serres M. - Hominescence, Paris, Editions Le Pommier, 2001.
Schiller Dan - Esclaves volontaires du téléphone prtable, Le Monde diplomatique, février 2005.
Thorel Ch.,Sevestre J.M., de Montchalin M. - Les libraires dans la tourmente, Le Monde,15 décembre 2006.
Vidal Jérôme - Le livre numérique est à nos portes, Le Monde, 16 février 2007.