Aimer, procréer, mourir
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Quelques pierres sculptées évoquent des cadres de la vie de tous les jours, soit par elles-mêmes, soit par le truchement de scènes des Saintes Ecritures. Elles nous permettent de jeter un bref éclairage, direct mais le plus souvent indirect, sur quelques aspects de la vie quotidienne de la naissance à la mort, en passant par des scènes d'intimité.


Aimer
Les rapports entre le corps et l'amour ne vont pas de soi au Moyen Âge. Les romans courtois célèbrent la femme et sa beauté, exaltent l'amour ; mais dans la réalité quotidienne c'est d'abord en tant qu'instrument de plaisir et génitrice qu'elle est perçue. Il faudra du temps pour que sentiment et respect mutuel l'emportent ; l'amour sentiment moderne n'était pas une base de la société médiévale.
A moins d'entrer au couvent toute jeune fille doit convoler en juste noce. Le concubinage n'est pas absent des moeurs de l'époque mais les textes sont souvent peu prolixes sur la question ; c'est surtout par les mentions d'enfants bâtards que les relations extra-conjugales sont perçues.
Que nous proposent quant à eux les imagiers romans ?


Eglise Notre-Dame du Vieux-Pouzauges, Vendée
Sur cette fresque murale un chevalier déclare sa flamme à sa belle tenant un miroir.



Eglise de Saint-Pierre-le-Moutier, Nièvre.
Une des corbeilles pourraient représenter les âges de la vie : touchante tendresse d'un couple.


Eglise de Vinax, Charente-Maritime.
Le baiser.



Ancienne priorale de Civaux, Vienne.
Une femme et un homme se donnent la main droite dans le geste de la dextrarum junctio, jonction des mains symbolisant le mariage ; serions-nous en face d'une première représentation sculptée des liens du mariage ?


Abbaye de Fleury, Saint-Benoît-sur-Loire, Loiret.
La tentation de Saint-Benoît : le diable cornu présente une femme au moine auréolé qui bénit la double apparition diabolique afin de la faire disparaître. La femme, dans cette composition, n'est pas considérée comme une personne en tant que telle, mais comme un objet de concupiscence symbole de péché sexuel. Elle présente cependant sa main droite à Benoît dans le geste de la jonction des mains symbolisant le mariage. Le diable lui serrant le poignet, il y a une sorte de dévalorisation du mariage...




Modillon, intérieur de la partie basse romane de la chapelle attenante, église de Chermignac, Charente-Maritime.
Les élans du coeur ne sont pas seuls représentés ; les ébats du corps le sont aussi à l'exemple de cette étreinte physique figurée sur ce modillon.


Eglise de Migron, Charente-Maritime.

Comportements explicitement érotiques et voluptueux peuvent même être fréquemment représentés...

Eglise de l'ancien prieuré Saint-Nicolas, la Chaize-le-Vicomte, Vendée.
Le plaisir charnel sous toutes ses formes est également évoqué dans la pierre : couple homme / animal ? Sodomie ?

Mettre au monde un enfant
Le mariage à l'époque a avant tout pour but la procréation. L'intérêt pour l'enfant qui commence à se manifester en tant que tel s'exprime par les mises en scène de la nativité qui se multiplient dans l'iconographie médiévale. C'est en évoquant Marie, le bain de l'enfant et Jésus dans un berceau que les représentations sculptées de l'époque donnent une dimension quelque peu réaliste de la mise au monde d'un enfant. L'intérêt, pour ce qui nous occupe ici, est d'entrevoir comment les artistes, avec leur maillet et leur ciseau, ont manifesté l'esprit du temps tout en manifestant leur part d'inventivité figurative.


Ancienne prieurale de La Charité-sur-Loire, Nièvre.

Une belle Nativité : au-dessus de Marie couchée l'enfant Jésus est représenté enveloppé de langes dans un berceau ovale avec l'âne et le boeuf. Le lit et le berceau n'ont rien à voir avec la crèche ou la mangeoire d'animaux...

Eglise de Benet, Vendée.
Marie repose son visage sur sa main pendant que l'Enfant emmailloté est veillé par les animaux ; Si le thème de la Nativité est au fond bien respecté, il n'en est pas de même quant à la forme. L'imagier a donné libre cours a sa liberté créative quant au traitement du mobilier...


Notre-Dame-la-Grande, Poitiers, Vienne.
La Nativité : Marie allongée tend le bras vers un berceau rectangulaire d'osier dans lequel repose l'Enfant. Ce dernier avec un nimbe crucifère repose emmailloté entre le boeuf et l'âne.


Basilique Notre-Dame-la-Grande, Poitiers, Vienne.
Deux femmes baignent l'Enfant nimbé dans une cuve en forme de calice tandis que
Joseph assis semble songeur.
L'esprit du temps est bien là puisque les mêmes compositions scéniques se retrouvent à Poitiers comme à la Charité-sur-Loire ; on retrouverait d'ailleurs les mêmes par exemple, sur la façade de Saint-Trophime d'Arles

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Façade de Saint Trophime, Arles, Bouches du Rhône.
Nativité et bain de l'Enfant. La colombe est à remarquer. Joseph pensif est au chevet de la Vierge.
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Crédit photo : Michel Claveyrolas )


Cloître de Saint Trophime, Arles, Bouches du Rhône.
Chapiteau de la Nativité et du Bain de l'Enfant.



Eglise de Chateauneuf-sur-Charente, Charente.
Enfant emmailloté à la manière médiévale ; faut-il rappeler que cette manière de vêtir le nouveau-né et l'enfant en bas-âge s'est perpétuée longtemps...



Eglise de Matha / Marestay, Charente-Maritime.
Touchante scène familiale.


Eglise de Marignac, Charente-Maritime.
Les âges de la vie : fillette bien potelée.

Le grand passage

Si on constate aujourd'hui une tendance sociale au refoulement de la mort dans les esprits, il n'en allait pas de même à l'époque médiévale où l'on vivait la mort au quotidien. Le malade, conscient, mourait à son domicile, entouré des siens, de ses amis et de ses voisins. Même si l'on peut penser que la mort ne fut jamais paisible, les populations n'étaient pas plus impressionnées par le spectacle de la mort que par l'idée de leur propre trépas. Il est vrai que l'espérance de vie était faible ; le niveau élevé de la mortalité, même en dehors des famines, épidémies et guerres, rendait la mort familière et fréquente : l'environnement social et culturel était tel qu'il s'agissait de vivre avec la mort éminemment présente. Bien que déchirante la mort faisait partie de l'ordre des choses.
L'espace-temps d'une communauté rurale, bien différent du nôtre, était concerné par la disparition de l'un des siens ; il n'en est plus de même en ville depuis de longues décennies. Tout se passe comme si la collectivité urbaine avait éliminé la mort. A la mort presque " apprivoisée ", selon le mot de Philippe Ariès, attendue par l'agonisant accompagné dans son ultime parcours, a succédé la mort cachée et solitaire, d'autant mieux acceptée qu'elle est soudaine et indolore.


Eglise de Saint-Révérien, Nièvre.
Elément de la dalle funéraire d'Hugues de Lespinasse, Seigneur de Champallement mort en 1360. Elle serait postérieure à son décès. Il semble que c'est seulement après la fin de l'épidémie de peste que soit évoquée la mort et les vanités de la vie
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Cette mise en perspective rappelée, les scènes de funérailles en tant que telles paraissent peu nombreuses dans l'art roman ; en revanche, les imagiers ont fréquemment figuré les personnes sur leur lit de mort par le truchement de la question du grand passage d'un monde à l'autre.


** Scène de funérailles.

Eglise abbatiale Saint-Pierre d'Airvault, Deux-Sèvres.

Un corps étendu - sans doute celui d'un religieux augustin de l'abbaye - est porté par deux de ses frères en religion. Le défunt est revêtu d'un drap mortuaire plissé.


Eglise abbatiale Saint-Pierre d'Airvault, Deux-Sèvres.

Devant le groupe, en tête du cortège funèbre un moine tient un bénitier et un livre pendant qu'un autre présente une croix.


La procession emmène probablement le défunt à sa dernière demeure au cimetière proche de l'église. En revanche, le tombeau de Pierre de Fontaine abbé réformateur de l'abbaye décédé le 17 août 1112 est encore visible dans le croisillon nord du transept où un enfeu à trois voussures a été aménagé.


Eglise abbatiale Saint-Pierre d'Airvault, Deux-Sèvres.

Le tombeau de Pierre de Fontaine se présente sous la forme d'un couvercle de sarcophage à deux pentes supporté devant par deux atlantes agenouillés. Neuf arcades en plein cintre sont sculptées abritant peut-être huit apôtres encadrant le neuvième personnage au centre qui pourrait être le Christ.


** Registre terrestre / registre céleste.

Collégiale Saint-Hilaire-le-Grand, Poitiers, Vienne.
Ce chapiteau, couramment dit " de la mort de saint Hilaire " , entend, au-delà du seul registre terrestre, évoquer le passage de la mort à la vie nouvelle.
Au premier niveau, un défunt est étendu sur son lit, veillé de part et d'autre par des moines lisant leurs prières. Alors que le mort du premier niveau est habillé, comme rattaché au sol par son lit, son " double " est nu, libéré de ses attaches terrestres et accompagné par deux anges vers la main du Père qui appelle à Lui le défunt. A noter la pomme de pin tout à fait à droite au-dessus de la tête d'un moine. Peu putrescible, évocation de longévité dans l'art roman, la pomme de pin est ici signe de la vie éternelle.



Eglise de Cunault, Maine-et-Loire. Chapiteau intérieur encastré à mi-hauteur de colonne au XIIIe.
Saint-Philibert sur son lit de mort ; noter la main de Dieu dans l'angle supérieur gauche. Ses frères en religion, avec l'abbé à leur tête, l'accompagnent.


Eglise Saint-Pierre, Melle, Deux-Sèvres.
La Mise au Tombeau. Une composition équilibrée : Nicodème aux pieds et Joseph d"Arimathie à la tête portent le corps du Christ dans un linceul et le déposent sur une sorte de sarcophage. La sérénité des visages recèle une étonnante tonalité dramatique caractérisant le grand passage d'ici-bas à la cité céleste.

L'imagerie romane ne représente pas que des saints. L'évocation de la mort du mauvais riche en est un bon exemple.


Basilique Sainte-Marie-Madeleine, Vézelay, Yonne.
Chapiteau de la nef : des démons essaient à mains nues ou avec une pince d'extraire l'âme du riche.

** Aux tourments de l'Enfer associés à une mauvaise conduite terrestre s' opposent toujours les modèles du bon fidèle admis au Paradis.
Guillaume Durand de Mende, évêque du XIIIe siècle, écrivait : " Parfois, on peint le paradis dans l'église, afin que sa vue invite à l'amour et à la recherche des récompenses célestes ; parfois, aussi, on y représente l'enfer, afin de détourner les hommes des vices par la terreur des supplices " ( 2005,p. 76 ).
Dans quelle mesure peut-il être également soutenu que nombre de ces représentations sculptées manifestent une séparation entre " ceux qui suivent le droit chemin et qui se plient à l'ordre féodal et ceux qui s'en écartent " ? (
Xavier Barral i Altet, 2006)

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Eglise de Saint-Révérien, Nièvre.
Scène du Jugement dernier. Une évocation de l'enfer ( INFERNUS ) : des diables cornus enfournent des réprouvés dans la gueule aux dents acérées du Leviathan.


Eglise Notre-Dame de Surgères, Charente-Maritime.
Accédant au paradis un personnage est encensé par deux anges.


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