II. | LES CLAIRS-OBSCURS DE L'HOMME CONTEMPORAIN
| "L'homme n'est pas comme l'épi de maïs
qu'il suffit de décortiquer pour voir ce qu'il vaut"
Proverbe Baoulé, Côte d'Ivoire
Les liens entre le ciel et la terre sont fortement relâchés. Sur le vieux continent, le rapport entre ce monde et l'invisible est rompu. De nouvelles relations unissent l'homme contemporain au monde actuel.
La condition humaine est marquée par le temps. C'est le lot de quiconque et personne ne peut arrêter son cours. Cette assertion qui a la banalité de l'évidence, chacun la redécouvre à un moment ou l'autre de son existence. L'image de la dernière dépêche tuant la précédente qui s'était elle-même substituée à une autre traduit avec force le temps qui passe et qui échappe. Quoi qu'il en soit, qui n'a jamais éprouvé le vertige du temps qui s'enfuit trop vite et consume sournoisement de l'intérieur ?
Un changement diffus, mais continu, profond et irrésistible de l'esprit du temps déforme globalement les façons de travailler, d'aimer, de vivre et de mourir. La vie des hommes est un assemblage complexe d'ombres et de lumières.
* | LES HOMMES SOUS LE COUP DU TEMPS, DE L'OUVRAGE ET DES PASSIONS
| La société française contemporaine et celle de la première moitié du XXe siècle sont complètement différentes. Mutations économiques et sociales, changements des représentations et des normes, modifications des rapports entre les sexes ont marqué le second versant du siècle écoulé.
* Les structures économiques changent, les rapports au travail aussi.
Les transformations de la structure sociale depuis une cinquantaine d'années associées d'abord à la dynamique économique des Trente glorieuses, puis à la crise, ont profondément modifié les traits du monde du travail.
Les unités de production ont fonctionné durant des décennies sous le régime du taylorisme, c'est-à-dire du travail à la chaîne encadré par les " petits chefs ". Une classe ouvrière a pris ainsi conscience d'elle-même par ses organisations syndicales, ses grèves et ses luttes.
Dans les années 1980, le taylorisme a été supplanté par une nouvelle organisation du travail à flux tendus privilégiant la qualité des produits: zéro stock, zéro défaut. Les formes du travail ont subi des transformations décisives à une époque marquée par la flexibilité. Pression sur les objectifs, accentuation de l'intensité, individualisation des performances, apologie de la polyvalence portent atteinte à la santé physique et mentale des travailleurs laissés souvent à eux-mêmes. Aujourd'hui, des mots comme modernisation, rationalisation, restructuration, mondialisation signifient, pour d'innombrables travailleurs, tensions nouvelles et efforts accrus pour augmenter les gains de productivité. En conséquence, suppression d'emplois et reconversions pour certains, mobilité forcée ou acceptée pour beaucoup, stress pour tous.
Aujourd'hui, le stress n'est-il pas en train de devenir la plaie du monde du travail ? On n'entend pas ici par stress la tension somme toute bénéfique ressentie devant une situation délicate et qui se transmue finalement en énergie. Il s'agit plutôt du stress qui entraîne la perte de ses moyens, celui qui inhibe l'initiative, voire qui conduit dans certains cas à la dépression. Le stress au travail perturbe le fonctionnement des entreprises à un point tel que celles-ci se livrent à des " audits de stress". Ce ne sont plus seulement les effets de la crise qui sont alors en cause, mais les exigences d'accroissement de l'efficacité productive pour rendre les firmes plus performantes. C'est le défi de produire toujours plus, plus rapidement et à n'importe quel moment qui est à l'origine de ce nouveau mal social.
S'il est une évolution sociale majeure qui ne doit pas être passée sous silence c'est la recomposition du monde du travail à laquelle on assiste. Au fil des ans le travail de bureau s'est développé au point que les " cols blancs ", qui n'ont pas la même tradition d'action collective que les ouvriers, ont dépassé l'effectif des " cols bleus ". Ces mutations dans le monde de la production ont induit de vastes changements dans la société et déstructuré le mouvement ouvrier porteur d'une certaine vision de l'avenir.
La mondialisation, la modernisation, la précarité structurelle, la croissance de l'intérim, les emplois à temps partiel plus subis que choisis ont profondémeent modifié le rapport des forces, remettant en cause le capital collectif qui a fait historiquement la force du monde ouvrier ( qu'on se rappelle le symbole "Billancourt "). Si la "classe ouvrière" n'a pas disparu, elle a fini par être largement occultée tant par les politiques que par les chercheurs.
En ce début du XXIe siècle, les couches populaires apparaissent coincées entre les exclus demandeurs d'aide sociale ( revenu minimum d'insertion, revenu minimum d'activité, allocation de solidarité spécifique, couverture maladie universelle ) et les classes moyennes dont les partis politiques cherchent à se faire des alliés. La gauche qui s'est longtemps voulue l'expression politique des classes laborieuses s'est coupée de sa base populaire et a fini par perdre de son audience auprès des travailleurs. Les élections présidentielles et législatives de l'année 2002 ont montré que la base de l'électorat de gauche, lasse de se sentir oubliée, était devenue abstentionniste ou pro Front national, marquant sa désaffection pour les partis qui la représentent traditionnellement !
Du point de vue social, au terme d'un siècle riche en tragédies et face à la misère du XIXe siècle, l'aube du XXIe siècle apparaît une époque de bénédiction. Mais, ce paradis sur terre est inégalement partagé ; il reste un monde d'affliction pour beaucoup.
L'exclusion est à la fin du XXe siècle ce qu'était l'oppression au XIXe. Toutefois, le rapport au travail est différent. Dans le cas de l'oppression, les classes sociales sont fortement stratifiées, mais le potentiel productif des hommes est maintenu même si le travail est exploité. Malgré l'existence de liens de subordination pesants et l'antagonisme des classes, chacun est à sa place dans la société. Toute différente est l'exclusion.
Les exclus, rejetés du système de production tendent à perdre toute reconnaissance sociale et leur conscience de soi s'effrite. Ils sont en marge de la société ; en dehors du monde du travail, ils n'ont plus de statut. L'impression d'être de trop est l'indication la plus vive du désespoir. En bref, l'exclusion rompt le principe d'identification au modèle social dominant. Les exclus, parce qu'ils ne composent pas une entité sociale spécifique, ne constituent pas une forme organisée de contestation. Là est la différence avec l'oppression. L'oppression renforce le clivage entre groupes sociaux. Des hommes opprimés peuvent se révolter, des exclus non !
Ces situations ne doivent pas faire oublier toutefois l'amélioration générale des conditions de travail qui ont été enregistrées au cours du XXe siècle : réduction de la durée annuelle du travail, introduction et allongement progressif des périodes de congés payés. Replacée dans une perspective historique cette diminution de la part du temps affectée au travail, associée aux gains de productivité, a bouleversé la vie quotidienne des familles.
Toutefois, il convient de ne pas oublier la forte fragilisation des relations d'emploi intervenue dans les dernières décennies. La figure du travailleur précaire s'est peu à peu démarquée de celle de l'ouvrier caractéristique de l'espace social d'après-guerre, au point que l'on soit amené à distinguer au sein du salariat les groupes protégés des groupes exposés.
La mobilité tant vantée depuis les années 1970 - des relations de travail, des carrières et des protections liées au statut de l'emploi - a pour conséquence l'émergence de nouveaux clivages sociaux. Il y a les gagnants du changement ; il y a les disqualifiés qui peinent à suivre les transformations du monde du travail. La différenciation des acteurs- protégés et exposés, inclus et exclus, nantis et en grande difficulté subsistant avec leur lot de souffrances et d'humiliations - fait que l'on est dans une société à fortes disparités.
La quotidienneté est aussi radicalement changée par la retraite.
La sortie du monde de l'activité marque souvent la perte de la reconnaissance sociale par le travail et conduit à l'effacement du sujet du fait de la passivité de son nouveau statut.
A l'heure de la retraite, celui qui s'est entièrement investi dans les seules activités laborieuses dépérit, s'étiole comme ces plantes séparées de leur milieu, car il ne sait rien faire d'autre et éprouve le sentiment de ne plus être quelqu'un. Au plus intime de lui-même l'homme n'éprouve-t-il pas le sentiment qu'au fond de l'oisiveté et de l'inactivité rôde insidieusement la mort ? La clef de la forme et de la santé, comme de la vie en général et non seulement de la belle ouvrage, se trouve dans l'usage soutenu du temps.
Pour l'homme qui s'est longtemps défini par son travail, les inégalités devant la retraite sont aussi des inégalités devant la vie. Le rapport à la retraite est différent pour les salariés d'exécution et pour ceux du haut de l'échelle sociale. Pour les premiers cantonnés dans les tâches répétitives, pénibles ou/et de peu d'intérêt le temps de la retraite est vécu comme une compensation du travail pesant et frustrant qui a été le leur. Pour ceux dont l'activité a été relativement enrichissante parce qu'elle s'est exercée dans un espace de créativité et de responsabilité le temps de la retraite est davantage perçu comme une période de non-contrainte et d'épanouissement personnel.
Les inégalités devant la retraite ont aussi à voir avec un effet de génération. Pour les cohortes les plus anciennes, le temps de la retraite est avant tout une rupture attendue, un droit au repos.
Pour les générations les plus jeunes d'après-guerre il apparaît d'abord, et peut-être surtout, comme une période de non-contrainte, une possibilité de vie renouvelée et une potentialité de découverte de soi, des autres et du monde . Encore faut-il que la maladie ( personnelle ou des proches ) ne vienne pas brouiller les frontières du vécu et du rêvé. Dans ce cas, la retraite sera ressentie non seulement comme possibilité de vie renouvelée mais aussi comme premier pas vers vers l'inexorable issue finale, vers l'ultime traversée.
* Changements sociaux et pluralité des profils de vie.
L'homme ordinaire lit le journal, regarde la télé, sort et prend du plaisir. La ville renferme l'homme sur lui-même ; le tumulte des automobiles, des images et des sons étouffe le murmure de l'essentiel. Pressés et stressés, ne sachant ou ne pouvant rester en place, fous de bruit, tels sont globalement, en quelques mots, les hommes de ce temps. Le fameux " métro, boulot, dodo " résume trop bien la situation du plus grand nombre. L'homme ordinaire court, travaille - lorsqu'il ne court pas après un emploi-, vaque à ses occupations, le plus souvent monotones ou dépourvues d'intérêt.
D'une façon générale, la décennie quatre-vingt a marqué la fin du règne de l'idée de progrès sur laquelle reposaient les sociétés occidentales depuis des siècles. C'était la société qui donnait sens à la vie des hommes. Avec la fin des messianismes religieux et séculiers, la quête de sens est devenue plus individuelle. Marquée par le reflux des traditions et des conventions sociales la société est devenue permissive. Puisque la seule vraie richesse des hommes semble être ce monde et la vie, puisque ce monde est tout, l'homme d'aujourd'hui veut en tirer la satisfaction maximale. L'individu guidé par ses émotions apparaît au centre de tout. Pour supporter les grandes souffrances physiques et morales il s'en remettait jadis à la fonction thérapeutique divine. De nos jours, il avale des analgésiques et consulte le corps médical. S'il met son coeur à nu, c'est allongé sur le divan de son psy ou bien devant les caméras du loft d'une émission de télé-réalité. Si cela était possible, l'expression " tout, tout de suite " constituerait bien l'adage de la fin du siècle. Nous sommes dans une culture de l'immédiat. Alors que le franchissement des distances n'inquiète pas, le moindre délai tend à devenir insupportable.
La condition de l'homme et de la femme n'est pas analogue d'une extrémité à l'autre du territoire national. L'hétérogénéité sociale s'accroît ; les clivages sociaux sont de plus en plus affirmés. Il y a ceux pour qui les jours s'écoulent et c'est tout, menant une petite vie sans espoir, piégée par les tâches et les soucis quotidiens, sans horizon et sans projet. Et puis, il y a ceux qui jouissent pleinement des plaisirs de la vie, des progrès de la technologie et de l'ouverture sociale, allant de projet en projet ; bref, ceux qui peuvent tenter l'aventure de la personnalité.
Il y a toujours plus nombreux ceux à la sensualité exacerbée cherchant à jouir de tous leurs sens et il y a des saints et des hommes purs. Il y a les paumés, les drogués, les sportifs, les fêtards, les esthètes et les épicuriens, les hédonistes, les bons pères de famille, les chercheurs de Dieu. Il y a les personnes mal dans leur peau, les esprits désintéressés, les associations humanitaires et les organisations non gouvernementales, les tourmentés, les anges des affaires et les capital-risqueurs. Il y a les chercheurs ivres de science, les uns totalement désintéressés pendant que d'autres résistent mal aux sirènes des médias. Il y a ceux qui craignent de perdre leur emploi et ceux qui succombent à l'enfer du jeu, à l'exemple des "baleines ", ces joueurs internationaux disposant d'une ligne de crédit de plusieurs millions de dollars dans tous les grands casinos du globe. Il y a les créateurs de start-up pour qui les journées sont trop courtes et ceux qui cherchent à s'évader du temps parce qu'ils ne s'imaginent plus d'avenir ou que le futur ne leur paraît plus supportable. Il y a les assis, les perdants d'avance et les fonceurs, éternels insatisfaits qui veulent tout dominer et conquérir des territoires. Il y a la jeunesse pleine de projets, obnubilée par la réussite et les plans de carrière, et celle en mal d'espoir et d'aventure. Il y a les jeunes qui vont constituer le vivier dans lequel on puisera les cadres et responsables de la société du futur. Il y a ceux qui, à l'aube de la vie, n'ont plus de rêves et qui ont le sentiment d'être murés de toutes parts.
Il y a ceux pour qui la logique du paraître s'impose avec toute sa rigueur ; et puis, il y a les autres. Il y a la jet-set dont les membres se disputaient les places d'honneur dans le Concorde ; les milliardaires dont les yathts blancs rivalisent de longueur dans certaines marinas. Il y a le plus grand nombre qui souffre de conditions de travail et de vie sans intérêt, à l'horizon limité, borné et les bobos, c'est-à-dire les bourgeois bohêmes contemporains. Les bobos sont des jeunes gens bien éduqués, bien insérés dans leur époque qui ont remplacé les yuppies des années 80. Ils sont socialement aisés, mais aiment prendre le temps de vivre de soigner leur corps et savent rechercher des valeurs authentiques. Il y a les gens de peu menant une existence banale, les petits, les exclus et les gens illustres, les nouveaux bourgeois. Il y a les assujettis à l'impôt sur la fortune et les travailleurs pauvres qui sans être au chômage ne bénéficient que d'un travail très précaire qui ne suffit pas à les mettre à l'abri de la pauvreté.
La violence des quartiers populaires qui se manifeste par des actes d'incivilité, de vandalisme, voire des émeutes urbaines apparaît à l'opinion comme des actes délinquants difficilement compréhensibles et, de là, souvent qualifiés d'irrationnels et gratuits. Le sens de ces comportements est à rechercher dans le sentiment qu'ont les jeunes des cités de se sentir abandonnés, exclus dans une société jugée injuste et raciste. Animés par la "haine" ou la "rage" lorsqu'ils cessent de " tenir les murs", selon leurs propres expressions, ils peuvent se défouler par différentes formes d'agressivité et de vandalisme. Un observateur de la délinquance explique ainsi la violence contre les institutions lorsque la révolte rageuse n'a pas d'autres moyens de se manifester. Lorsqu'on est habité globalement par la rage " on peut parfois se décharger sur des biens ou des personnes qui ne sont pas directement responsables de la situation" comme les dégradations d'équipements publics ou même les violences contre les pompiers ( Laurent Mucchielli, Le Monde, 13 novembre 2001, p. 17 ).
L'évolution de la société française depuis trente ans permet de saisir la croissance de l'insécurité. La violence des quartiers dits sensibles s'explique d'abord par la montée de la misère dans la société. Il y a eu regroupement économique et social des familles les plus pauvres dans les cités HLM aux périphéries des grandes agglomérations. Les difficultés familiales, conjugales et psychologiques individuelles en dérivent. Au chômage et à la précarité il faut adjoindre le développement de l'individualisme. La société de plus en plus focalisée sur la consommation n'apparaît plus encadrée par de fortes valeurs collectives. La société dans toutes ses institutions- partis politiques, organisations syndicales, écoles, Eglises, familles - n'accompagne plus aussi strictement que naguère chacun de ses membres. C'est dans ce contexte d'une société qui s'affranchit toujours plus des normes et des contrôles sociaux que les jeunes des quartiers défavorisés expriment violemment leur mal être. A mesure que les structures collectives se relâchent, que les liens sociaux se distendent, que les repères moraux et les valeurs religieuses s'estompent plus la société tend à devenir répressive, les contrôles policiers et la sanction judiciaire apparaissant comme les dernières formes de régulation sociale. Pour la jeunesse des cités le passage de la vie en bande à la vie adulte est rien moins qu'évident. Tant qu'on n'offrira pas à ces jeunes des quartiers défavorisés les moyens de devenir de véritables agents économiques potentiellement créateurs de richesse, ils resteront toujours en marge de la société. Il ne peut en être autrement lorsque l'on n'a connu que la précarité structurelle à travers les contrats d'insertion ou les stages bidons. Au total, le fossé risque de se creuser entre le groupe limité qui détient le pouvoir économique et le plus grand nombre qui vit de sa force de travail lorsqu'il n'est pas au chômage ou en situation d'exclusion.
Les faillites frauduleuses et les performances douteuses de sociétés, grâce à des manipulations de comptes opérées par des dirigeants aux rémunérations exorbitantes, créent une grande détresse chez les travailleurs confrontés à une avalanche de plans sociaux et une profonde exaspération des salariés-actionnaires qui déplorent l'évanouissement de leurs économies investies dans les actions de leur société. L'écart entre ceux qui ont toujours plus et ceux qui ont le moins n 'est pas sans poser problème, tant du point de vue humain qu'au niveau économique et politique pour nos sociétés démocratiques. L'absence d'un grand projet de société dynamisant les forces vives de la société se fait douloureusement ressentir.
Toutefois, dans une société dominée par la logique du profit et de l'intérêt personnel ou de groupe, une partie de la jeunesse apparaît désireuse d'établir des rapports de solidarité entre les hommes. A la différence de leurs aînés qui à vingt ans militaient dans des partis ou des organisations syndicales afin de combattre l'injustice et de promouvoir globalement une société meilleure, c'es plutôt par des actions concrètes et des manifestations de type ponctuel ou par la vie associative que la génération actuelle entend se mobiliser et agir. Aujourd'hui les associations constituent une des assises majeures de la représentation des forces collectives du fait de la crise du militantisme que connaissent syndicats et partis politiques. La désaffection présente pour la chose publique rend bien étrange à nos contemporains l'importance qui était accordée à la politique il y a encore trois décennies...
Avec le passage du temps, l'esprit de mai 1968 est largement tourné en dérision. Ce n'est pourtant pas seulement un mouvement purement français, mais une onde libertaire qui a touché, du milieu des années 60 au milieu des années 70, les sociétés industrialisées.
Alors que la population dans son ensemble ne perçoit pas l'avènement d'un monde nouveau, la jeunesse fait entendre sa voix. Les jeunes des campus américains et des universités européennes dénoncent ainsi les modalités classiques de la transmission des savoirs, l'universalisme formel des droits de l'homme, le bien-fondé des guerres coloniales, le racisme...
Utopie peut-être révolue, mais qui incarnait, pour une bonne part de la jeunesse, une immense attente d'horizon, une soif d'idéal, un rêve de projets collectifs d'émancipation. Un refleurissement d'humanité était escompté devant les blocages sociaux et contre l'étouffement d'une autorité et d'une hiérarchie pesante en maints domaines.
Même s'il est de bon ton de dauber aujourd'hui le mouvement soixante-huitard, de plus en plus lu comme une simple turbulence de l'histoire, il ne faut pas oublier la quête de fraternité qui marque cette génération.
Il est vrai, en revanche, qu'avec le déclin des idéologies l'homme actuel n'attend plus guère de ces dernières la réponse à ses interrogations sur le sens de la vie pas plus qu'il n'en attend vraiment des schémas nouveaux d'organisation sociétale. Il est vrai aussi que le discours sur la justice sociale a été largement oublié en cours de route, pris qu'il est dans le maillage étroit du modernisme technologique et marchand. Si certains sont restés attachés aux idées soixante-huitardes et ont cherché à rester fidèles à eux-mêmes de diverses manières, d'autres, plus nombreux, ont rompu avec l'enthousiasme de leur jeunesse et se sont installés dans la société. Erigeant l'opportunisme en vertu, ils se sont coulé dans le moule sociétal à bien des égards contraire aux valeurs défendues à l'époque.
Au bout du compte, le mouvement de mai 1968 tendit à s'estomper aussi rapidement qu'il était arrivé. Des phénomènes de récupération firent que les choses parurent revenir comme avant dans de nombreux domaines. Pourtant, rien dans nos sociétés n'allait plus être tout à fait comme auparavant ainsi qu'en témoignent maintes avancées sociales et culturelles qui se font sentir dans la vie quotidienne : refus des valeurs du vieux monde ( autorité, hiérarchie notamment ), révolution des moeurs... Si les trentenaires bénéficient d'une liberté généralisée qu'ils doivent à la génération précédente, en revanche, ils peuvent reprocher à leurs aînés le monde du travail dans lequel ils ont dû s'insérer : emploi précaire et intermittent, CDD, difficulté d'obtention de postes stables et de promotions.
A défaut d'être à l'origine même de la métamorphose de la société, les évènements de de Mai 1968 demeurent néanmoins la manifestation enthousiaste des transformations qui étaient déjà en train de s'opérer depuis quelques années dans les profondeurs de la société. Si l'accent est mis aujourd'hui sur l'influence néfaste de ce fameux mois qui aurait conduit aux effets pervers de l'individualisme contemporain et au refus généralisé des contraintes, il ne faut pas oublier que derrière la provocation des slogans il y avait la dénonciation d'une "société bloquée" ( Michel Crozier ) et un appel à une modernisation qui reste à pousuivre. Si la pensée 68 avait une forte dimension libertaire, ce fameux mois de Mai n'est nullement comptable de toutes les dérives sociales.
C'est moins comme évènement fondateur que comme onde de choc révélatrice, catalysatrice et accélératrice qu'il convient de voir Mai 1968. Pour le dire avec les mots mêmes de Jean-François Sirinelli cet évènement est " révélateur de cette distorsion croissante entre un système d'autorité et de valeurs hérité d'une société en partie abolie et cette France du coeur des Trente glorieuses en pleine métamorphose. Catalyseur dans le développement de nouveaux comportements collectifs qui sont alors en gestation. Accélérateur, enfin, car si bien des évolutions préexistent ainsi à la secousse tectonique de 1968, celle-ci par l'onde de choc qu'elle enclencha et propagea, fut bien plus qu'un reflet et hâta une évolution" ( 2003, p. 205 ).
Ainsi remis en perspective et malgré ses ambivalences le mois de mai 1968, avec ses crises- universitaire, sociale et politique - reste d'une épaisseur historique telle que l'évolution sociale française du XXe siècle en sera profondément marquée.
Finalement, les être humains sont capables de tout, du meilleur comme du pire. Globalement peu enclins à des comportements héroïques, la plupart mènent une vie sans éclat, ponctuée de brefs instants de bonheur et de gestes de compassion. Sans doute, en a-t-il été de tout temps ainsi.
Qu'est-ce que la vie, sinon un ensemble de flux et de reflux, de peines et de joies, de soucis et de plaisirs différents selon l'âge et la condition sociale. Toutefois, ce qui est nouveau chez les générations actuelles, par rapport aux générations précédentes, c'est une fréquente réticence à l'égard de l'engagement long tant dans les passions, l'union que dans les activités laborieuses et de loisirs. L'allongement de la durée de vie y est probablement pour quelque chose. Sans doute, cela s'inscrit-il aussi dans la revendication contemporaine de plus en plus affirmée d'autonomie personnelle.
* Changement d'époque et transformation des rapports entre les sexes.
Le mouvement d'individualisation et d'affirmation autonome du sujet n'épargne pas la part féminine de la société, la rencontre des sexes ainsi que la sphère familiale.
La moitié du ciel accède progressivement au droit d'être elle-même. Les femmes des sociétés modernes ont bénéficié de certaines avancées décisives : droit de vote, accès aux responsabilités politiques mais, cela ne signifie pas, pour autant, que la parité soit atteinte dans tous les secteurs et dans tous les domaines. Dans de nombreuses activités les femmes occupent encore majoritairement des emplois subalternes ou à temps partiel souvent plus subi que choisi. On est encore loin du compte tant au plan de l'égalité d'accès à l'enseignement qu'au niveau des rémunérations et des conditions d'accès aux postes de responsabilité ; il en est ainsi tout autant au plan du partage des tâches domestiques qu'au niveau du respect dans les moeurs et dans les esprits.
Cependant, le mouvement est lancé et il doit être porté au crédit du XXe siècle. Le mouvement de réduction des inégalités hommes/femmes dans le monde du travail, comme dans les domaines du politique, du social et de la culture est un parcours inachevé. Ce devrait être l'oeuvre du XXIe siècle. Mais combien de pesanteurs devront être vaincues, combien de blocages devront être encore dénoncés pour que le cheminement vers la parité, initié historiquement par un certain nombre de groupes militants féminins pour se libérer de leur cantonnement domestique, soit terminé. Il reste beaucoup à faire pour qu'au-delà des incantations, des pétitions de principe et engagements solennels des hommes politiques la parité politique et professionnelle entre les hommes et les femmes soit réellement acquise. Si l'on ajoute à ces changements la dissociation qui tend à s'opérer entre l'amour, l'enfant et le plaisir ainsi que la revendication à la liberté à disposer de son corps, le siècle qui se termine a fait franchir une étape majeure à l'émancipation de l'humaanité et, notamment, à sa part féminine. Le rapport des sexes lui a été depuis toujours défavorable. Alors que le sexe féminin constitue l'une des deux formes que revêtent le vivanrt sexué et l'humanité en son entier, ce sont toutes les catégories marquées du sceau du masculin qui sont valorisées et les féminines qui sont dévalorisées. A quand l'appellation des droits de la personne humaine à la place de celle des droits de l'homme !
Si la subordination et l'infériorisation des femmes tiennent au fait qu'elles ont été de tout temps confinées dans un strict statut de reproductrices, elles n'accéderont à une réelle autonomie qu'en retrouvant la liberté dans ce domaine. Pour une anthropologue comme Françoise Héritier, " le droit de disposer de son corps constitue le levier essentiel parce qu'il agit au coeur même du lieu où la domination s'est produite" (Le Monde, 11 février 2003, p. 16 ). Les femmes subissaient des avortements clandestins qui portaient atteinte à leur santé ( séquelles médicales et psychiques ), voire à leur vie et à leur fécondité future sans pour autant épargner un seul embryon. Rappelant la "boucherie" que constituaient certaines pratiques d'avortement dans des conditions sanitaires précaires par des " faiseuses d'anges " Xavière Gauthier a pu qualifier de " grand combat des femmes au XXe siècle " ( Naissance d'une liberté. Contraception, avortement au XXe siècle, 2002), les années de luttes qu'elles ont menées pour disposer de leur corps. L'histoire contemporaine de l'avortement peut être résumée en adoptant la présentation qu'en a faite Elisabeth Guigou lors de la séance du 29 novembre 2000 à l'Assemblée Nationale : " la pratique de l'avortement a d'abord été un tabou et, à ce titre, sévèrement réprimée. Elle a été ensuite tolérée et libéralisée. Enfin, elle est devenue un droit" .
Finalement, Catherine Valenti et Jean-Yves Le Naour, qui rapportent ces propos ministériels, rappellent, à leur tour, que " la reconnaissance de la liberté à disposer de son corps a été la traduction d'une profonde révolution culturelle dans la société française au cours des années 1970" ( 2003, pp. 313-314 ). Ce qui ne signifie pas que le mouvement ne s'accompagne pas parfois de certains excès et drames que l'actualité ramène sur le devant de la scène : naissances dévaluées par la pression croissante de l'avortement d'un côté ; de l'autre, manifestations parfois violentes d'associations contre l'avortement, attaques en justice au nom d'un "droit" à ne pas être né... Face à ces situations de détresse, une société qui se voudrait pleinement humaine devrait mettre en oeuvre une politique sociale et des structures d'accueil adaptées. La maîtrise de la fécondité modifie le mode de vie des femmes et leur statut social. Les procédés de contraception scientifique ayant progressivement remplacé les anciennes pratiques spontanées ont permis aux femmes de disjoindre le plaisir et la procréation.
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Après le "Viagra"-et ses concurrents- pour les hommes qui appréhendent de perdre leur virilité, on parle aussi de produits censés accroître la sensibilité féminine. Le "Viacrème" notamment va-t-il suciter l'engouement dess femmes désirant vivre plus pleinement leur sexualité er leur plaisir ? A une époque où nombre de femmes dissocient davantage la sexualité des sentiments, l'interrogation est légitime. Dans la partie jeune de la population, la femme ne se conforme plus " comme avant au modèle qui voulait qu'on aime avec son coeur pour avoir le droit d'aimer avec son sexe " ( Janine Mossuz-Lavau, 2002, p. 59 ). En cette fin d'année 2004, la Food and Drug Administration américaine se demande s'il convient d'autoriser la commercialisation d'une sorte de Viagra féminin, médicament capable de stimuler la libido des femmes ménopausées.
Alors, hier comme aujourd'hui, des hommes et des femmes s'aiment et font l'amour mais sans les mêmes contraintes. S'il leur arrive encore de s'aimer sans faire l'amour, plus nombreux sont ceux qui font l'amour sans forcément être amoureux. Le sentiment n'est pas toujours obligatoire à la relation éphémère. Des hommes et des femmes se rencontrent, des gays et des lesbiennes aussi, dans la simultanéité ou dans la succession : des relations s'instaurent entre plusieurs hommes ou plusieurs femmes ou entre des hommes et des femmes en même temps. Les temps changent, les comportements sexuels aussi. Toutes les situations existent, amenant une directrice de recherche au CNRS à conclure que " toutes les relations sexuelles, lorqu'elles s'expriment entre adultes consentants, sont légitimes. Les gens normaux sont hétérosexuels, bisexuels, homosexuels, transsexuels, travestis, etc.. Point barre" ( Janine Mossuz-Lavau, id. p. 464 ). Du point de vue de la société civile, il n'y a plus de différence à faire entre les "bonnes pratiques sexuelles" et les autres perçues jusqu'à il y a peu comme étranges, perverses ou erratiques.
Dans le tourbillon de la liberté, de l'autonomie et de l'égalité de ces dernières décennies les valeurs naturelles, juridiques ou inspirées de la théologie morale qui structuraient l'espace social paraissent à beaucoup de moins en moins convaincantes, voire même arcchaïques. Aussi, le fossé s'élargit-il sans cesse entre les principes et normes disciplinaires relatifs à la famille et à la sexualité continuellement rappelés par le magistère catholique et les pratiques et expériences réellement vécues en cette matière. Les seules relations sexuelles avec amour sont de plus en plus considérées comme une sorte d'imposition sociale. Que chaque individu soit soi-même pourvu qu'il le soit réellement devient l'unique exigence des temps actuels.
Les nouveaux comportements affectifs et sexuels bouleversent l'ensemble des relations familiales. Les pères s'estompent de deux manières. D'une part, parce que le mariage a évolué dans la législation vers "plus de liberté et d'égalité" : le pouvoir sur l'enfant est désormais partagé au sein du couple. D'autre part, parce que les femmes ont acquis, grâce à la contraception, la possibilité d'éprouver un plaisir distinct de celui de la maternité, le pouvoir de se vouloir stériles et de décider ainsi du nombre des enfants qu'elles mettent au monde. De ce fait, le déclin de la domination masculine historique s'accompagne de la montée du pouvoir féminin. Avec la médicalisation de la procréation, la science peut également se substituer à l'homme dans ce qui paraissait jusqu'ici le plus intime. Des enfants peuvent être conçus, indépendamment de l'acte sexuel, grâce à un acte médical. Procréation médicalement assistée, contraception scientifique, nouveaux comportements sexuels génèrent un nouveau discours sur la famille et bouleversent l'institution du mariage sur laquelle s'était édifiée la famille moderne.
Dans le groupe singulier que forme la nouvelle entité familiale, sans hiérarchie ni autorité, peuvent cohabiter des enfants de plusieurs lits. Les expressions ne manquent pas qui traduisent les métamorphoses du modèle ancien qui se trouve ainsi largement débordé : familles "monoparentales", "multiparentales", "coparentales", "recomposées", voire "homoparentales"... Le pacte civil de solidarité qui étend aux couples non mariés, sans distinction de sexe, certains des droits jusqu'ici liés au mariage accroît le trouble dans la société.
Toutefois, les travaux des historiens nous aident à prendre conscience que la famille n'en est pas à sa première métamorphose. Le mariage associé au sentiment amoureux est une chose relativement récente. Il a fallu attendre la fin du XIXe siècle pour voir le nombre d'unions consenties reposant sur la réciprocité des sentiments dépasser celui des mariages arrangés à finalité économique. Historiquement, le modèle familial dit "traditionnel" avait pour finalité première d'assurer la pérennité du lignage et la transmission d'un patrimoine ; le but du mariage était la procréation, l'amour n'entrant pas en ligne de compte. Les temps changent, l'ordre familial aussi. Alors que l'homosexualité a toujours été rejetée de l'institution du mariage et de la filiation, des femmes et des hommes homosexuels souhaitent, non seulement être reconnus comme des citoyens à part entière, mais réclament le droit au mariage, à la procréation médicalement assistée et à l'adoption. L'époque suscite à propos de l'ordre familial un trouble certain dans la société. Désorientée par le déclin de la souveraineté du père et l'irruption du féminin, précarisée par la libéralisation des moeurs, interrogée par la revendication des homosexuels à se faire une place dans le processus de filiation, la famille est-elle menacée ? "La famille en désordre" est portant revendiquée comme le lieu de l'épanouissement individuel. La famille se transforme pour subsister ; " la famille à venir doit être une nouvelle fois réinventée" conclut Elisabeth Roudinesco, au terme d'un bilan plutôt optimiste des changements de l'ordre familial ( 2002, p. 244).
Quel décalage entre ce constat de l'évolution accélérée des comportements et des moeurs et la position doctrinale traditionnellement conservatrice de l'appareil institutionnel romain ! Les pratiques sexuelles en dehors de la relation conjugale, les conduites homosexuelles, les diverses formes de concubinage, le recours à des procédés contraceptifs non naturels sont dorénavant considérés comme des options personnelles ne relevant pas d'une autorité imposant des normes figées de l'extérieur. Si les séparations, les aventures et naissances hors mariage, les avortements ou la "monoparentalité" ne datent pas d'aujourd'hui, ces évènements étaient plus souvent qu'actuellement en demi-teinte sous le manteau de l'hypocrisie. Ce qui oppose vraiment hier et les temps actuels c'est, du fait de l'individualisation des attitudes devant la vie, des façons d'être et de se comporter qui seraient naguère apparues déviantes par rapport aux normes sociales collectives, morales ou religieuses, n'apparaissent plus comme telles.
Au nom de l'affirmation égalitaire des sujets et de la conscience individuelle revendiquée en seule juge, les comportements sexuels et les configurations familiales nouvelles- qui s'instaurent et s'interrompent sur la base d'affinités partagées à un moment donné par les personnes qui les composent- veulent être sur un pied d'égalité avec ceux qui hier étaient seuls en accord avec les normes collectives communément admises.
En dernière analyse, depuis la décennie soixante-dix, l'autonomie des individus s'est trouvée affermie du fait du renforcemeent de l'accès des femmes au salariat, des modifications des moeurs et des rapports entre les sexes. Après huit siècles de transmission patriarcale, le droit pour la mère de donner son nom aux enfants, au même titre que le père, apparaît notoirement symbolique. Bien sûr, une loi de 1985 avait déjà autorisé les parents à accoler le nom de la mère à celui du père à titre de nom d'usage, mais la transmission de ce nom composé n'était pas pour autant autorisée. A partir du 1er janvier 2005, les parents pourront donner à leurs enfants le nom du père, de la mère ou les deux accolés dans l'ordre de leur choix. Si un double nom est choisi deux tirets seront placés entre les deux noms. En cas de désaccord entre parents, le nom du père l'emportera. A la génération suivante l'enfant porteur d'un double nom ne pourra transmettre que l'un de ses deux noms. Cette réforme du nom de famille, qui entend épouser les valeurs du XXI e siècle, repose sur trois principes : liberté de choix pour les parents, égalité entre les sexes et non-discrimination selon les modes de filiation.
Si nombre de ces progrès doivent être salués- sans oublier l'abolition de la peine de mort (1981) ou l'attribution d'un congé de paternité aux nouveaux pères (2002)- on peut toutefois regretter le temps qu'il a fallu pour que soit reconnu l'autre sexe, compte-tenu de l'évidente égalité entre hommes et femmes. Une déclaration des droits de la femme et de la citoyenne avait pourtant était écrite, dès la deuxième moitié du XVIIIe siècle par Olympe de Gouges, femme de lettres et révolutionnaire. Un demi-siècle de combats féministes, de l'après-guerre à nos jours, a permis l'obtention d'une nouvelle condition juridique et a rendu possible certaines avancées sociales ; toutefois la lutte des femmes en ce début de siècle demeure toujours d'actualité.
Notre temps, c'est encore le non-respect des droits fondamentaux de la personne humaine. C'est aussi la traite des femmes, les violences conjugales, les viols, les "tournantes" et les abus sexuels à l'endroit de jeunes enfants. C'est aussi et toujours l'exploitation et l'oppression, voire la reprolétarisation des classes populaires. C'est, aussi, le blanchiment des capitaux, les trafics de drogue et d'armes ; c'est encore le trafic d'êtres ou d'organes humains.
Sur la terre, beautés et turpitudes ne sont jamais loin les unes des autres.
| L'AVOIR ET L'ETRE
La question des rapports de l'avoir et de l'être des philosophes reste toujours pertinente. Contrairement à ce qu'estiment les possédants, la détention de biens fait le bonheur de ceux qui n'ont rien. Le plus grand nombre aspire à posséder quelque chose, à jouir des biens que le progrès permet d'avoir et qu'ils contribuent par leur travail à produire. De leur côté, les possédants craignent toujours d'avoir moins et d'être privés de tout ou partie de ce qu'ils ont.
La question posée est celle de savoir si le manque d'avoir signifie sans conteste un enrichissement de l'être ?
Par, l'avoir l'être se réalise. Là est le problème. On ne peut soutenir que dans des conditions sociales données que l'être sera d'autant plus grand que l'avoir sera moindre. Toute personne est ce qu'elle est par le biais de ce qu'elle a. Par la possession de biens variés, l'être humain se développe et s'accomplit. D'une part, en-dessous d'une certaine quantité de biens, l'être humain serait en danger. D'autre part, au-delà des strictes nécessités premières l'homme a besoin d'une certaine marge de jeu pour s'affirmer. La consommation a un rôle communicationnel. Comme le fait dire Shakespeare à l'un de ses personnages : "le dernier des mendiants a toujours une bricole de superflu. Réduisez la nature aux besoins de nature et l'homme est une bête : la vie ne vaut pas plus. Comprends-tu qu'il nous faut un rien de trop pour être ?" (Le Roi Lear ). L'individu entre en relation avec les autres par les caractéristiques informationnelles des produits. Les biens et services sont valorisés par le consommateur en raison de l'information qu'ils communiquent à autrui quant au statut social de leur possesseur.
Alors que la société de consommation donne à croire à un accès virtuellement identique pour tous aux biens produits et vendus, il y a production sociale d'un " matériel de différences" et une hiérarchie dans l'acquisition des biens et services. La filière des besoins, comme celle des biens est, ainsi, socialement sélective. Les besoins et l'accès aux biens reposent sur le principe du maintien de la distance et de la différenciation des signes. Toute consommation spécifique sera l'apanage de tous lorsqu'elle ne signifiera plus rien. Il y a longtemps déjà que Jean Baudrillard nous invite à voir le champ de la consommation, non pas comme en tant que champ homogène, mais comme champ social structuré où les biens ainsi que les besoins eux-mêmes filtrent vers le bas à travers les différentes classes sociales. Le code de l'avoir, s'adressant à tous apparemment sur le même registre, donne une impression de démocratisation sans limites des relations sociales par le biais d'une possession toujours renouvelée d'objets alors qu'il n'en est rien. Cette impression d'accessibilité générale à la société de consommation- suractivée par le pouvoir publicitaire et la mode - concourt à entretenir l'opinion qu'il est possible de franchir des degrés supérieurs de l'échelle sociale par la simple acquisition de nouveaux biens plus coûteux. Mais cette mobilité sociale
escomptée, fondée sur le renouvellement incessant des objets possédés, n'est qu'illusoire. La différenciation des objets s'inscrit dans une optique discriminante de groupes sociaux ayant pour fonction de distinguer les consommateurs les uns par rapport aux autres dans une perspective de surenchère permanente à travers l'univers objectal. Il est absurde de parler de société de consommation puisqu'on ne fait semblant d'universaliser les valeurs et les critères de consommation que pour assigner les groupes sociaux sans pouvoir de décision à la consommation et, par là, préserver, pour les classes dirigeantes, l'exclusive de leurs pouvoirs. L'échange pseudo-égalitaire de la société de consommation révèle, ainsi, une logique de la ségrégation derrière la logique de la différenciation.
Cela ne signifie pas pour autant que plus il y a d'avoir, plus il y a d'être. Il y a un seuil critique, celui où l'être est au service de l'avoir. Tout dépend finalement de l'orientation de l'être. Le principe du partage entre avoir et être est, sans doute, dans l'opposition classique entre user des biens et en jouir. Encore que la simple perspective humaine puisse être dépassée par le regard chrétien reconnaissant, par exemple, dans la pauvreté évangélique délibérée la possibilité de l'illumination en béatitude, à l'exemple du Poverello d'Assise.
D'une façon générale, l'abondance de la consommation peut, certes, être considérée comme une composante des progrès de l'humanité. La pierre d'achoppement est moins la consommation en tant que telle que ses modalités et ses effets. Le problème est que l'intégration évoquée est inégale. Les nouveaux biens et services sont offerts à tous, mais leur accès réel reste le privilège d'une " élite mondiale ". Alors que celle-ci s'intègre effectivement dans un marché mondial, le plus grand nombre en est exclu. alors que le symbolisme de la population contribue au renforcement des liens sociaux, la consommation peut aussi avoir un pouvoir d'exclusion. Dans la mesure où les valeurs d'une société se déforment et s'accroissent plus rapidement que le revenu, des déséquilibres criants peuvent apparaître dans les modes de consommation. Ainsi, la part des revenus affectée aux produits de luxe et aux biens emblématiques de statut social amène à réduire la part du budget des ménages allouée aux biens essentiels tels que nourriture, santé, soins aux enfants, éducation ... Ainsi, lorsque les normes sociales deviennent telles que le maintien à un haut niveau des dépenses de consommation et qu'une surenchère des dépenses pour montrer ostensiblement sa richesse est encouragée, le pouvoir symbolique de la consommation peut apparaître destructeur dans la mesure où les inégalités en termes de consommation approfondissent le fossé de la pauvreté et de l'exclusion. C'est ce qui fait dire aux auteurs du Programme des Nations Unies pour le développement ( 1998 ) que certains aspects de la consommation obscurcissent les perspectives d'un développement durable pour tous. Et puis, n'oublions pas que la société dite de consommation de masse est fondamentalement une société insatisfaite puisque l'expansion continue des besoins en est le moteur même.
Ah! que globalement la planète est belle et l'homme peut profiter de ses délices. Mais, il est toujours aussi difficile d'être un homme, sur la terre sous le ciel, écartelé qu'est l'individu entre ses rêves, ses passions, son ouvrage.
Les hommes sont complexes. Entre ombres et lumières, ils sont partagés ; ils sont ainsi faits qu'ils ne s'affranchissent d'un excès que pour tomber dans un autre. C'est le propre de l'espèce humaine. Manques, faims défaillances, d'une part, et grandeur, capacité à créer, de l'autre, constituent leur inséparable double visage. Les existences qu'ils mènent suivent des routes fort différenciées, poussées par les brises dominantes tout en devant faire face aux vents contraires, déportées par les courants, contraintes d'aller où elles ne voudraient pas. En bref, les sillages humains n'ont pas la rectilinéarité de ceux des bâtiments de la Royale. Si une même condition est commune à tous les hommes qui se débattent sous les coups du temps, certains profitent davantage des délices de cette terre alors que la souffrance, la pauvreté, voire la misère, sont le lot du plus grand nombre. L'individu n'a jamais été historiquement aussi autonome qu'il ne l'est aujourd'hui.
Une montée soutenue de l'individualisme bouscule les comportements collectifs légués par le passé ainsi que les normes qui les balisent. La condition du sujet apparaît toutefois souvent précaire car il ne bénéficie pas du minimum de protection que pouvaient lui apporter les affiliations collectives du passé. Celles-ci apportaient des repères aux membres du groupe social, dressaient la liste des interdits et des possibles. Plus les vies individuelles s'ordonnaient jadis sur les représentations dominantes, moins chacun avait de liberté et pouvait avoir le sentiment d'étouffer, mais plus il y avait de sens.
A l'opposé, la société moderne assure la valorisation de l'individu mais promeut en même temps son insécurité, sa vulnérabilité. L'affaiblissement des valeurs communes et des repères identitaires religieux ou politiques empêche les individus de se situer et de se structurer. En conséquence, le renforcement des processus de ségrégation, d'exclusion sociale et de violence est favorisé. L'individu a tendance à ne plus être dans la société qu'un moyen de satisfaction de ses propres désirs et aspirations. Globalement, sans phares ni balises, il ne s'agit pas pour lui, de faire prévaloir le point de vue ou l'intérêt d'un groupe ou d'une entité supérieure sur ses propres intérêts ou façons de voir. Ne pas profiter pleinement du présent en vue d'un futur espéré plus prometteur, qu'il soit de ce monde ou de l'autre, n'est plus guère dans l'esprit du temps. La préférence pour l'ici et l'immédiateté fait que les volontés de transformation politique profonde et les espérances religieuses en un au-delà de l'ici- bas, deux modalités d'attentes collectives, terrestres ou célestes, ont perdu de leur attrait pour beaucoup de nos contemporains. L'abandon des contraintes imposées de l'extérieur à l'individu et le jeu de la liberté individuelle font que chacun peut changer, beaucoup plus qu'avant, à tout moment, et en toutes circonstances d'emploi, de fournisseur, de partenaire, d'idées, de religion.
Ce qui explique en partie la tendance générale constatée à ne vouloir s'engager que pour la courte durée. A ce tournant du siècle, le sujet personnel et autonome tend à l'emporter sur l'entité collective, le point de vue freudien sur la problématique marxienne.
Notre époque, si merveilleuse par ses découvertes et le développement de ses techniques, a largement perdu tout sens et tout repère. La lame de fond individualiste qui porte la société contemporaine libère l'homme d'encadrements collectifs qui lui paraissaient étouffants. C'est sans doute un des bienfaits de la modernité de renforcer la responsabilité de l'être humain dans la prise en charge de sa vie tant au niveau personnel que collectif. Cet affranchissement ne signifie pas pour autant que l'individu soit nécessairement délivré de tout problème. Il est beaucoup plus probable qu'il devra affronter de nouvelles difficultés fussent-elles d'un autre type.
" Le grand espoir du XXe siècle", fondé sur la conjugaison du progrès technique, du progrès économique et du progrès social ne semble plus s'imposer de la même façon à l'orée du XXIe siècle.
Malgré des évolutions économiques qui peuvent être globalement favorables, les sociétés contemporaines connaissent un certain désenchantement car le progrès social ne suit pas : inégalités de toutes sortes, chômage, situations de précarité et d'exclusion, accès au logement, stress, incivilités et violences viennent mettre un doute sur des indicateurs par ailleurs positifs. L'économie moderne a ses laissés pour compte. Le libéralisme incontrôlé broie ou disqualifie le travail, ignore les souffrances des femmes et des hommes les plus faibles pris dans le maillage toujours plus serré de l'économie marchande. De graves atteintes sont portées à l'environnement. La société est en proie aux injustices les plus criantes, les plus mal lotis se sentent oubliés ; la marchandisation y est fétichisée. En bref, la France " d'en bas" se sent délaissée par la France "d'en haut".
Au total et de manière synthétiqque, il y a toujours le bien et le mal à l'oeuvre dans le monde. Le mal éclate partout dans tous les milieux et dans tous les groupes. Le mal saute aux yeux, emplit les unes des journaux et des écrans de télévision. Les crimes et les délits s'étalent au grand jour. Le bien est caché et on en parle peu ; par définition la vertu est discrète. Il y a, d'un côté, Martin Luther King, le Dalaï Lama, mère Térésa et l'abbé Pierre. Il y a de l'autre, des dictateurs tels Pol Pot au Cambodge et Auguste Pinochet au Chili, des terroristes comme Oussama Ben Laden dont l'organisation Al-Qaida est une des premières agissant sur le plan mondial. Avec le massacre des Arméniens, les hécatombes des deux guerres mondiales, les camps d'extermination, l'Holocauste, le goulag, la révolution culturelle chinoise, la ségrégation, les génocides, les famines, la torture, le XXe siècle aura été marqué par les plus extrêmes violences de l'Histoire. Si les guerres et les massacres sont de tout temps, il n'en reste pas moins que le siècle qui s'achève aura connu des violences inouïes. De ce point de vue, le siècle nouveau débute mal avec les attentats terroristes du 11 septembre 2001 à New-York, les incessants affrontements israélo-palestiniens, l'intervention anglo-américaine en Irak de mars 2003 et les attentats-suicides qui lui font suite. Le monde s'est-il arrêté d'être et cessera-t-il d'être un jour, tout à la fois, terre d'horreurs et de folles espérances ?
Pour aller plus loin dans la réflexion
AMARA Fadela avec la collaboration de S. ZAPPI - Ni putes ni soumises, Paris, La Découverte, 2003.
BAUDRILLARD Jean - Pour une critique de l'économie politique du signe, Paris, Gallimard, 1972.
BAUDELOT Christian et GOLLAC Michel - Travailler pour être heureux. Le bonheur et le travail en France, Paris, Faayard, 2003.
BEAUD Stéphane et PIALOUX Michel - " La gauche a négligé le sentiment d'insécurité né du chômage et de la précarité", Le Monde, 3 juin 2002.
BEAUD Stéphane et PIALOUX Michel - Violences urbaines, violence sociale, Paris, Fayard, 2003.
CAUMARTIN Philippe / ROUET Albert - L'homme inachevé. Plaidoyer pour un nouveau développement humain, Paris, Les éditions de l'Atelier/Editions Ouvrières, 1998.
CLOT Yves - La fonction psychologique du travail, Paris, PUF, 2002
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D'ORMESSON Jean - Le rapport Gabriel, Paris, Editions Gallimard, 1999.
FERRY Luc - Qu'est-ce qu'une vie réussie ?, Paris, Grasset, 2002.
GAUTHIER Xavière - Contraception, avortement : le grand combat des femmes au XXe siècle, Paris, Robert Laffont, 2002.
GUILLEBAUD Jean-Claude - Le principe d'humanité, Paris, Seuil, 2001.
HERITIER Françoise - Modèle dominant et usage du corps des femmes, Le Monde, 11 février 2003.
MOSSUZ-LAVAU Janine - La vie sexuelle en France, Paris, Editions de la Martinière, 2002.
MUCCHIELLI Laurent - Le Monde, 13 novembre 2001.
ROUDINESCO Elisabeth - La famille en désordre, Paris, Fayard, 2002.
SCHWARTZ Olivier - Le monde privé des ouvriers; Paris, PUF, 2002.
SERRES Michel - Hominescence, Paris, Editions Le Pommier, 2001.
VALENTI Catherine et LE NAOUR Jean-Yves - Histoire de l'avortement XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2003.
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| Afin de poursuivre la réflexion sur la CONDITION HUMAINE on peut se référer au site ci-dessous :
Traversées de la vie à l'aube du XXIe siècle
http://jalladeauj.fr/relig/index.html
I. L'homme face à la mort.
L'homme au soir de l'existence lorsqu'il lui faut tout quitter.
L'homme marche sur une route incertaine, harcelé par le doute, un halo de mystère entourant sa destination finale et c'est difficilement soutenable.
Puisque l'aventure humaine se déroule à l'ombre de la mort, elle s'accompagne nécessairement, du point de vue individuel, de la question du sens de la vie. L'idée que chacun se fait de la mort informe sa vision du monde.
Alors qu'en est-il de la mort dans un monde régi par le progrès technico-scientifique et un individualisme de plus en plus poussé?
Absurdité de la condition humaine ou sortie de l'ombre pour aller à la rencontre de la Lumière, c'est-à-dire mort ressuscitante ouvrant sur l'espérance chrétienne?
A chacune, à chacun de se situer !
Un nouveau paysage spirituel permet de mieux comprendre notre époque marquée par le manque de repères pour baliser le chemin de notre existence.
II. Condition des hommes et " réveil " du religieux
La fin du XXe siècle aura été marquée par le reflux des grandes grandes croyances collectives et la montée de l'individualisme. Les rapports au monde changent ; le champ religieux se transforme dans une société en mouvement. Sur une toile de fond d'indifférence, il arrive que les questions majeures de notre présence au monde - vie, mort - continuent à apparaître comme un appel de sens.
La sortie de la société dite de chrétienté ne signifie pas pour autant la fin du croire contemporain, mais nous assistons à l'affaiblissement de la fonction religieuse régulatrice et organisatrice de l'espace social. L'entrée dans le XXI e siècle signifie un nouvel âge marqué par le pluralisme religieux.
Au total, le christianisme se heurte à notre époque à deux tendances de sens opposés : d'une part, un mouvement fort de sécularisation de la société, de l'autre, une dérégulation des croyances et un foisonnement pluriel du religieux.
Sur un fond d'incroyances massives et face aux formes vagues de religiosité à la mode ou confronté aux autres religions établies, le christianisme n'est plus le seul pôle autour duquel s'effectue en France la recherche spirituelle.
** Il est intéressant également de se référer aux textes choisis sur la traversée de la vie. Parcours et paroles d'auteurs exprimant une variété de points de vue sur les types de cheminement possibles à l'homme.
http://jalladeauj.fr/chemins/index.html
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