I -


LES AMBIVALENCES DU MONDE MODERNE
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"  L'établissement d'un bilan est un des cas où l'on ne doit pas hésiter
à commencer par énoncer des vérités premières et c'en est une assurément
 que ce siècle a été celui de grands changements. Cela suffit - il à le caractériser ?
 Tous les siècles n'en ont-ils pas, eux aussi, connu ? Assurément,
mais ceux du XXe siécle sont incomparablement plus grands :
on peut dire qu'il a été le siècle du changement.
Aucun autre n'a été le théâtre d'une mutation - terme qui convient
peut-être mieux - aussi rapide, aussi générale ".
René Rémond,  Regard sur le siècle, 2000, p.22.


L'univers était une scène aux tableaux de plus en plus sophistiqués que les coups de projecteurs de la science éclairaient avec une intensité de plus en plus vive, mettant en lumière des pans entiers qui étaient jusque-là restés dans la pénombre pendant des millénaires. Sous ces divers éclairages, l'arrière-plan de la scène pouvait être aussi illuminé que le premier plan. Les diverses branches du savoir mettaient en évidence aussi bien l'échelle du cosmos que les particules élémentaires. Commençant par percer les secrets de l'univers de l'infiniment petit et de l'infiniment grand, en même temps qu'il commettait les atrocités les plus horribles, l'homme contemporain se découvre en rapport assez ambivalent avec le monde actuel.

 Sur le théâtre du monde, l'espace n'intervient pas seul dans le déroulement de l'action ; le temps l'accompagne. Si l'accès à l'espace est resté longtemps interdit aux hommes, les progrès de la science et de la technique ont rendu possible la conquête spatiale qui avait longtemps relevé du seul imaginaire. Si l'espace, quelles  qu'en soient les difficultés, peut être finalement maîtrisé, le temps, lui, par son simple écoulement sort toujours gagnant.

 Que devenaient le monde et l'homme dans ce contexte mouvant ? Le rêve de progrès que l'individu occidental s'est forgé depuis le XVIIIe siècle et qu'il réalise peu à peu se heurte aux abominations, crimes, ségrégations, colonisations, tortures, attentats terroristes qui sont aussi le lot de notre époque.
Profil lumineux et profil obscur du monde sont étroitement intriqués.




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AH ! QUE LA TERRE EST BELLE ...
MAIS QUE DE ZONES D'OMBRE  ! !


Le XXe siècle a été marqué par trois grands penseurs nés au siècle précédent : Marx, Freud et Einstein. Leur pensée a miné les dogmes de l'époque et contribué à façonner le siècle qui s'achève. Les grands systèmes de pensée ont montré leurs limites : que ce soit le marxisme et son matérialisme historique ou le structuralisme dépréciant le sens et la conscience au bénéfice d'un inconscient structurel, réel maître du jeu. Les sciences humaines et sociales apparaissent sorties de l'affrontement entre paradigmes globalisants prétendant régner sur toute une discipline. De systèmes d'interprétation totalisants, les paradigmes apparaissent, aujourd'hui, fournir des hypothèses conceptuelles et des grilles de lecture partielles. Il en résulte une pluralité assumée des approches et des champs d'étude pour rendre compte des sociétés et de leur évolution. Nos activités se déploient pour l'essentiel dans un cadre artificiel fabriqué par l'industrie humaine. Les oeuvres qui exaltent l'homme coexistent avec les pratiques qui le discréditent. Nos développements seront donc organisés selon ces deux jalons.


° Relativement au monde d'antan, le monde nouveau est merveilleux.

Pour dresser le tableau du XXe siècle différentes touches peuvent être apportées : exploits techniques et progrès de la médecine, affaissement des encadrements collectifs et montée des revendications multiformes des individus, modification des cadres spatio-temporels.

* Une époque riche en réalisations prodigieuses.
Le monde est devenu moins opaque à l'homme moderne fier de son intelligence et de sa rationalité.Il y a la fée électricité, la fission de l'atome et l'électronique. Il y a les avions qui ont remplacé les navires qui eux-mêmes avaient remplacé les bâtiments à voiles. Les individus se déplacent avec une rapidité toujours plus grande. C'est l'ensemble des moyens de communication  - radio, téléphone, télévision, internet - qui n'ont cessé de croître ; le moindre évènement se transmet immédiatement jusqu'aux extrémités de la planète. Le réseau des réseaux enveloppant la Terre dans  un maillage de plus en plus serré rapprochera-t-il réellement les hommes ?

Il y a d'
enthousiasmantes aventures humaines : le cosmonaute Youri Gagarine effectuant un tour deTerre historique le 12 avril 1961, la première marche d'un homme sur la Lune 21 juillet 1969. Après ces premières expériences décisives, les hommes en ce début 2004, commencent à former le projet d'aller sur Mars.
Il y a de grands projets et de belles réalisations : la conquête spatiale, la prospection des fonds sous-marins, l'étude du génome humain. Cela ne se fait  pas sans efforts, sans sacrifices inégalement partagés et sans débats.


Il y a les progrès de la médecine qui constituent une étape décisive dans l'histoire des hommes. Depuis le milieu du XXe siècle, en effet,
la médecine devint efficace ; ce qu'elle n'était pas réellement jusque-là, la plupart des gens étant piégés par les souffrances immédiates.

Un  rapport de septembre 2000 de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale montre que les Français se portent dans leur ensemble de mieux en mieux, mais qu'ils sont inégaux face à la santé. Ainsi, apparaissent paradoxaux le progrès sanitaire global de la société française, l'allongement statistique de l'espérance de vie et le maintien ou l'augmentation des disparités entre catégories socio-professionnelles face à l'accès aux soins, aux maladies, aux handicaps. Le vieillissement et les fins de vie des différentes cartégories sociales reproduisent les disparités du monde du travail. A 60 ans, les cadres de la fonction publique ont une espérance de retraite de 23,5 ans en moyenne contre 15,5 ans pour les ouvriers agricoles...

Les progrès de la thérapeutique moderne alliés à l'allongement de la durée de la vie humaine avec ses effets induits sur l'avènement d'une pathologie spécifique du vieillissement, la création d'instituts gériatriques et des incidences globales sur les finances publiques et la société dans son ensemble. L'utilisation massive des sulfamides et antibiotiques a permis de venir à bout de nombreuses maladies infectueuses. Ce qui ne va d'ailleurs pas toujours sans excès de consommation de médicaments dans un pays comme le nôtre. En outre, on cherche une solution moléculaire pour remédier au mal-être alors que les solutions sont parfois davantage d'ordre culturel et affectif. Par ailleurs, la médecine devenant de plus en plus technicisée, c'est la pratique médicale elle-même qui s'en trouve modifiée. " La main qui palpe et perçoit et qui a l'exclusivité du diagnostic est presque remplacée par une instrumentation anonyme très puisssante lorsqu'elle est consolidée par quelques procédés majorant les contrastes ou par des radiographies en coupes serrées" (
Philippe Meyer, 1998, p. 96 ). C'est dire que le patient souffrant risque à la limite d'être oublié derrière les données d'examens biologiques ou les images de plus en plus sophistiquées. La vision d'un corps morcelé risque de l'emporter sur l'attention globale portée au sujet. Incontestablement les gains en scientificité de la médecine améliorent la connaissance du corps ; par suite, sa capacité d'intervention en est accrue au risque, cependant, d'oublier parfois l'homme total. Les analyses, les taux, les images, pour décisifs qu'ils soient, ne sauraient faire oublier le contact soignant. Devant cette stratégie de la médecine contemporaaine tout entière orientée vers l'organe et oublieuse de la personnalité humaine qui habite le corps douloureux certaines voix mettent en garde contre un réductionnisme de plus en plus prononcé et plaident " pour un retour à une relation plus étroite entre médecin et patient " ( Didier Sicard, président du comité consultatif national d'éthique, 2002). Les progrès ne se produisent pas sans contrepartie : des microbes et virus deviennent plus résistants ; de nouvelles maladies comme le sida apparaissent qui font resurgir les grandes peurs de naguère. Virus étrangers et épidémies domestiques, vaches folles et tremblantes du mouton, mais aussi canicule d'un été viennent accentuer les soucis actuels des responsables sanitaaires...

Au total, avec les progrès de l'hygiène et la médecine qui se met à guérir, c'est tout notre rapport à la douleur, à la vie, à la mort qui s'en trouve perturbé. La souffrance et la maladie, naguère lot habituel des hommes, tendent à devenir insupportaables, le retour à la santé devient quasiment un droit à tel point que les patients n'hésitent plus à pousuivre médecins et chirurgiens devant les tribunaux. Les cas chirurgicaux et médicaux ont une fâcheuse tendance à devenir des dossiers judiciaires. Devenu procédurier, l'homme moderne ne supporte pas plus le handicap que l'anomalie corporelle. C'est d'ailleurs le risque dans son ensemble qui est moins bien accepté.

* Reflux des grands idéaux collectifs, montée de l'individualisme, pluralité des rapports au monde.

Le début du XXe siècle fut marqué par de vigoureuses polémiques entre les révolutionnaires prônant la rupture parce qu'ils refusent tout compromis avec le système capitaliste et les réformateurs proposant de rénover le système par des mesures discrètes et par une politique de petits pas. Les trois décennies qui suivirent la seconde guerre mondiale furent particulièrement dominées par les débats entre les tenants et opposants de l'idéologie marxiste. L'affrontement entre ceux qui projettent de bâtir une société radicalement nouvelle et ceux qui veulent conserver les valeurs de l'ordre ancien a profondément marqué le paysage culturel, social et politique de l'époque.

En ce début du XXIe siècle, où l'espérance dans les idéaux collectivistes semble peu partagée, il est difficile de mesurer le poids que pesait l'ombre de la révolution de 1917 sur les débats intellectuels et sociaux. Le communisme représentait dans l'immédiat après-guerre la première force politique du pays. C'est par la réforme plus que par la révolution - plan indicatif, aménagement du territoire, état-providence - qu'une forme originale d'économie de marché fut mise en place permettant d'accompagner et de promouvoir le progrès social.

Décembre 1991 voit la chute de l'Union sovietique qui a fait des millions de victimes et qui a suscité, dans le même temps, les espoirs de centaines de millions de gens sur le globe.
L'effondrement de l'économie bureaucratique de la première puissance communiste du monde a contribué, par extension, à jeter le discrédit sur l'emprise de l'Etat et les nationalisations dans de nombreux pays européens. L'Etat doit-il jouer un rôle clé dans l'évolution des modes de production,  des échanges, des rapports industriels ou faut-il laisser faire le seul marché ? L'Etat doit-il assurer des fonctions économiques et sociales majeures, éclairer les perspectives des agents ?

La disparition de ce type d'organisation bureaucratique a jeté le doute dans l'esprit des sympathisants et de ceux qui pensaient qu'il pouvait y avoir des éléments à considérer dans ce type d'expérience. L'effacement du bloc de l'Est semble consacrer la prévalence du mode d'organisation sociétale de son adversaire de l'Ouest et des valeurs qu'il véhicule. L'ouverture des frontières s'est accélérée et les forces du grand marché international se sont puissamment libérées. Les idées de privatisation, de dérégulation et d'abolition des entraves surplombent toute la société. Les forces de l'économie de marché vont pouvoir opérer sans entraves.

Après les années noires de la grande crise 1929-1933, la confiance revient avec les
Trente glorieuses (1945-1973) qui suivirent la seconde guerre mondiale. Après la pénurie de l'entre-deux guerres et l'absence, dans un premier temps, de retombées d'une croissance sans précédent dans l'histoire française, les dépenses allaient exploser et se diversifier, entraînant une mutation cruciale des niveaux et modes de vie. Durant cette période, les logements se multiplièrent, les cuisines et les salles de bains s'équipèrent. Au fil des décennies, les automobiles, les objets bruns - téléviseurs, magnétoscopes, chaînes hi-fi, téléphones filaires - envahirent les foyers.

Comparée au marasme d'une société à prédominance rurale dans laquelle la frugalité et la restriction des besoins étaient des valeurs-clés, le monde urbain n'hésite pas à recourir au crédit pour jouir immédiatement des biens matériels. De nouvelles attitudes hédonistes commencent à prendre le pas sur l'esprit d'économie de naguère. La consommation de masse s'est ouverte à des segments de plus en plus larges de la société. Encore faut-il ne pas oublier que " des frontières générationnelles invisibles fragmentent la société " (
Louis Chauvel, 2002, p. XIV ). Toute société est un ensemble complexe de générations concrètes dont les unes sont des adultes actifs alors que d'autres sont des jeunes en formation et que d'autres encore sont des seniors à la retraite. D'où l'intérêt d'une analyse fine par cohorte car les générations qui cohabitent ne sont pas entrées de la même façon dans le monde du travail et n'ont pas été imprégnées par les mêmes encadrements collectifs. Louis Chauvel synthétise ainsi la situation des quatre ensembles de cohortes constitutives de la société contemporaine : " les cohortes nées au début du siècle, voire avant furent sans liberté par rapport aux modèles d'encadrement social qui leur sont proposés - Eglise, communisme, Etat... - et furent caractérisées par une structure sociale verticale où, du bourgeois au prolétaire, l'écart était béant. Celles nées dans l'entre-deux guerres ont connu la même soumission aux encadrements idéologiques et organisationnels, mais bénéficiaient de l'intégration professionnelle de la société salariale émergente et de l'expansion des Trente glorieuses ; celles nées dans le courant des années quarante connurent l'émancipation par rapport aux normes et aux repères sociaux traditionnels tout en continuant de bénéficier de l'expansion ; les suivantes nées à partir de 1950 arrivent essentiellement dans un monde où seule existe l'émancipation - comment se révolter contre l'absence apparente de contrainte ? -, mais où le modèle salarial d'expansion se délite peu à peu, impliquant ainsi un contexte social qui pourrait se rapprocher de celui des temps anciens, avec une distance croissante entre le haut et le bas de la société et une incertitude fort générale "(  idem, p. 201 ). Cette perspective  présente l'avantage de rappeler que la condition humaine est vécue différemment par les générations qui cohabitent : hétérogénéité des niveaux et modes de vie, mais aussi  diversité de l'attitude générale face à l'existence. Des cohortes jouissent de chances que d'autres n'ont pas eues. Les départs en vacances tendent à perdre aujourd'hui la connotation de luxe qu'ils avaient naguère. Le vieil adage - " les voyages forment la jeunesse" - pourrait dorénavant être complété par une adjonction " ... et dopent la vieillesse ".

Si les Françaises interrogées en décembre 2000 ont fait du lave-linge l'innovation la plus importante du siècle, c'est le
téléphone portable qui, au tournant du millénaire, fit irruption et suscita l'engouement des populations, peut être parce qu'il permet de reconstruire chaque jour de façon privative l'espace et le temps. On pensait initialement que cet appareil serait utilisé essentiellement par les cadres pour leur travail. Mais, l'autonomie et la mobilité croissantes des individus sont devenues telles dans la société moderne qu'il sert non seulement dans la vie professionnelle, mais aussi dans la sphère privée des relations amicales et familiales. Le téléphone portable relie les agents individuels alors que les téléphones filaires, fixes, relient des emplacements. Chacun reste toujours joignable sans avoir à dire où il est.

Les 15-25 ans se sont emparés d'un nouveau mode de communication : les mini-messages. Les
SMS que les jeunes s'échangent sur les téléphones mobiles ont quitté le champ de la communication utilitaire immédiate pour devenir un véritable moyen de reconnaissance bien à eux. Avec leurs abréviations, leur transcription phonétique, leurs mots tronqués et leurs smileys les adolescents se composent une écriture intuitive, codée, peu accessible aux adultes. Ils se construisent ainsi électroniquement leur jardin secret... pour le plus grand profit des opérateurs de téléphonie.
La mobilité contemporaine tend à modifier l'espace. A terme, avec la troisième génération de téléphonie mobile, il n'existera plus, du moins en théorie, de localisations d'où l'on ne puisse accéder, à tout moment, aux mêmes services et informations (texte, image, son, video ) que depuis son domicile. La " navigation " peut se pratiquer sans mouvement, ici et ailleurs, c'est-à-dire en tout lieu.

Dans cette France, les transformations économiques se sont accompagnées de
l'érosion des régulations socio-culturelles collectives dominantes. Les représentations et valeurs républicaines et religieuses qui cimentaient implicitement le tissu social se sont au fil des décennies retrouvées déconnectées d'une société connaissant la plus puissante transformation économique de son histoire. Nos sociétés vivent aujourd'hui au rythme des horaires des hyperrmarchés, ou des grands commerces spécialisés, ces acteurs modernes de l'échange marchand.
Les zones d'activités commerciales sont au centre de l'existence quotidienne des ménages comme l'église le füt pendant des siècles lorsque les fêtes religieuses régissaient la vie paroissiale. La domination sans réserve de la culture contemporaine par les temples modernes de la consommation, les loisirs et la fête affaiblit l'école de retenue qu'étaient la morale de Jules Ferry tout comme l'éducation chrétienne. Dans les sociétés contemporaines, la religion est ramenée à une sphère spécialisée et privative qui tend à se rétrécir de plus en plus sous l'influence du processus historique de la sécularisation. La sphère religieuse et la sphère sociale,  jadis en étroite connexion, sont de plus en plus séparées. Ainsi, dans la société rurale d'hier les temps et les espaces vécus des populations étaient organisés d'après la matrice judeo-chrétienne en étroite association avec les rythmes des activités agricoles. De nos jours, un exemple représentatif de la sécularisation de la vie peut être trouvé  dans la modification du calendrier des vacances scolaires. Alors que les périodes de vacances étaient naguère en lien étroit avec les grandes fêtes chrétiennes, elles en sont maintenant largement dissociées. Ainsi, les vacances de printemps ont remplacé celles de Pâques. Ce sont des considérations d'ordre biologique qui déterminent aujourd'hui l'alternance des temps d'école et de repos auxquelles ne manquent pas de se surajouter les exigences du secteur touristique.

 De même, un puissant mouvement de déconfessionnalisation d'institutions a vu le jour qui s'est traduit politiquement par un refus en France d'un parti chrétien et sur la scène syndicale par le changement de dénomination de l'ancienne confédération française des travailleurs chrétiens en confédération française démocratique du travail ( CFDT ). Il s'agissait de dissocier ce qui appartenait explicitement au religieux et qui ressortait de l'autorité ecclésiale, et ce qui n'en relevait que pour des raisons historiques. D'une façon générale, la décennie soixante connaît un effritement de la culture religieuse. Il n'était pas nécessaire d'être croyant convaincu pour connaître les idées et les valeurs qu'incarnait le christianisme. Jusqu'à cette époque, le patrimoine religieux était partie constitutive de la culture générale. Les préoccupations d'ordre religieux paraissent bien étrangères à l'homme d'aujourd'hui qui, s'il doit s'adonner à un culte, privilégiera celui du corps et de la forme physique. Prenant appui sur la proclamation moderne du droit de chacun à son propre accomplissement la considération de bien-être dans ce monde a pris le pas sur l'interrogation existentielle de l'éventuelle survie. Halloween, la fête celtique des revenants, se projette au devant de la scène et rejette à l'arrière-plan la Toussaint. En tout cas, les liens socio-religieux séculaires se distendent pour faire place à l
'individualisation des formes d'identification faisant émerger éventuellement des formes inédites de sociabilité religieuse.

De référence organisatrice de l'ensemble social et de norme collective la religion tend à devenir de plus en plus une sphère singulière du champ social et une option privée parmi d'autres. Les sociétés modernes fortement soumises au changement manifestent une grande diversité de rapports au monde. La grande contestation antiautoritaire et antihiérarchique des années 1960-1970 a impulsé une représentation individualiste de l'existence. La quête d'autonomie personnelle est développée à l'extrême. Les règles juridiques établies, les convenances sociales et les prescriptions religieuses gouvernent de moins en moins la sphère intime des comportements individuels. Ce qui était naguère perçu comme déviant fait peu à peu partie de l'ordre contemporain des choses. Alors le législateur prend acte de l'évolution des comportements. Il en est ainsi, dans le dernier tiers du XXe siècle, en matière de contraception ( loi Neuwirth, 1966 ), d'interruption volontaire de grossesse ( loi du 27 novembre 1974 ) et de divorce. L'évolution législative aboutit à la fin du millénaire aux dispositions instituant le pacte civil de solidarité ( pacs, loi du 15 novembre 1999 ) ou autorisant la délivrance de la pilule du lendemain dans les établissements scolaires. Bref, nous vivons dans des sociétés où les références explicites aux valeurs communes implusées d'en haut ( Etat, autorités religieuses ) ne tendent plus à déterminer les comportements individuels. Dans leur affrontement, marxisme et libéralisme étaient des idéologies mobilisatrices dans la mesure où, à tort ou à raison, elles étaient porteuses d'espérance... La fin du siècle aura été marquée par le
reflux des grandes croyances collectives.

Dans un tel contexte de désenchantement historique et politique,
la technoscience,  seule paraît pouvoir combler la vide laissé par les messianismes politiques et religieux en perte de vitesse. La technoscience "est perçue désormais comme un messianisme de substitution. Elle est devenue l'idéologie par défaut. En désespoir de cause, c'est à elle qu'on a confié toutes les attentes et les utopies qui habitent habituellement l'esprit des hommes : la connaissance parfaite, la divination ( la "prédictibilité " génétique ), la métamorphose magique ( les manipulations ), la transformation prométhéenne du monde, etc..." ( J. C. Guillebaud, 2001, p. 327 ; toute l'excellente analyse de l'auteur est à méditer ).

En d'autres termes, les connaissances qu'ils ont acquises et les outils qu'ils se sont forgés permettent aux hommes d'aujourd'hui de tenter une aventure tous azimuts sans équivalent dans leur histoire. En dernière ressource, ils reportent sur les promesses de la technoscience les espérances qu'ils mettaient hier dans la religion , la politique et l'Histoire.

* Les cadres spatiaux et temporels bougent.

Du point de vie économique, les situations les plus extrêmes coexistent en France comme dans les pays du Nord développé.
Il y a des cités marchandes, des agglomérations industrielles, des pôles urbains à dominante tertiaire. Il y a des villes fières  de leur passé présentant à la face du monde les sédiments d'architecture que des siècles de travaux ont déposés ; d'autres laissent libre cours à leur engouement pour la modernité. En bref, il y a les régions endormies et celles qui sont dynamiques. Il y a les sites de vieille industrialisation qui, après avoir été les locomotives économiques à l'âge du fer et du charbon sur lesquels on croyait construire l'Europe, sont aujourd'hui à la recherche d'un second souffle. Il y a les vieilles régions fleurant bon le terroir, espaces de ruralité, de tradition et de mémoire qui n'hésitent pas à créer des sites innovants à la pointe de la technologie. Le défi général actuel revient à essayer de jouer la carte d'un futur prometteur tout en préservant un riche patrimoine.

Un puissant mouvement de redéfinition des villes, des territoires et des modes de vie est en cours d'émergence en relation avec le
développement des technologies de l'information ( TI ). Les TI permettent d'établir, de façon automatique, donc rapide, des liaisons entre pôles, remplissent une fonction de commutation. Commutation téléphonique, réalisée par les centraux téléphoniques ; commutation informatique qui rend possible la recherche d'information par un hypertexte ou sur la toile. Lorsqu l'on pense TI, on pense souvent à la diminution des obstacles liés à la distance. Il est vrai que les télétechnologies peuvent favoriser des délocalisations évitant par là même le dépérissement de certains espaces. Toutefois, c'est le pouvoir d'attraction de certaines villes qui va être renforcé parce qu'elles constituent un ensemble complexe de commutations, d'échanges, de transports, de commerces, de rencontres. En ce sens, " elles apportent à la commutation virtuelle le complément indispensable de la commutation spatiale " ( Marc Guillaume, 2000, p. 10 ).

Les TI vont modifier en profondeur la société. A cet égard, les thèses les plus extrêmes s'affrontent. Les plus optimistes estiment qu' Internet va faire advenir une société moins injuste et plus démocratique par le développement de la télé-médecine, du télé-enseignement, voire de la télé - démocratie directe. Internet peut être un instrument additionnel au débat politique. C'est un moyen d'information pour le citoyen aussi bien qu'un moyen de diffusion de ses propres idées. Aujourd'hui, des associations usent du réseau pour mondialiser leurs luttes. Les plus pessimistes mettent en avant les risques de dérive de la télésurveillance, la fin des rencontres face à face, les communications par l'intermédiaire de l'ordinateur n'étant qu'un succédané de liens sociaux. Comme bien souvent tout est affaire de nuances.
Ce qui est sûr c'est que les TI vont modifier les repères sociaux temporels. Naguère, les temporalités sociales étaient en partie construites sur la base des temps religieux et des activités agricoles. A l'époque contemporaine, l'agriculture et ses rythmes ne modèlent plus les actions, les modes de vie et les attitudes en ce sens qu'elles ne fournissent plus les cadres spatiaux et temporels. De nos jours, les tendances à la flexibilité de l'organisation du travail et à la dérégulation de l'emploi induisent un profond changement de la vie sociale. Ce qui amène à dire que le travail est devenu le grand désynchroniseur de la société après avoir été son grand synchroniseur par le biais d'horaires standardisés (
F. Godard, 2000, p.27 ).

Avec la réduction de la durée du travail, c'est toute une
culture des trente-cinq heures qui devra être inventée.  L'aventure individuelle devra s'organiser autour d'un double projet : un temps laborieux contraint et un temps de non-travail pour développer librement toutes ses possibilités. Le temps collectif s'amenuise pour faire place à un temps plus maîtrisé et personnalisé avec un rééquilibrage entre vie privée et vie professionnelle, mais l'amélioration risque d'être différente selon les catégories sociales. Lorsque le travail régissait encore le temps de vie, les diverses fonctions occupées déterminaient largement les différenciations entre groupes sociaux et les modes de consommation. La réduction du temps de travail n'a pas seulement une incidence en termes d'emplois, elle a également un impact sur la qualité de la vie. Si les différences sociales sont loin d'être gommées, certaines pratiques ( flux de déplacements, dates et horaires des courses... ) , durant les périodes pendant lesquelles les gens ne travaillent pas, connaissent certains rapprochements entre les groupes sociaux populaires et les strates plus aisées. Les 35 heures n'ont pas au fond les mêmes effets selon les groupes sociaux. Certains cadres ont pu réaménager leur temps de travail ou allonger leurs week-ends. Mais, ce qu'ont ressenti surtout les catégories les moins favorisées ce sont les changements dans le travail, la flexibilité accrue des horaires à cause de l'annualisation, le blocage des salaires, le SMIC devenu multiple au fil des années.
 Le débat aurour des 35 heures est loin d'être clos ne serait-ce qu'avec les premiers assouplissements Fillon (janvier 2003 ) et Raffarin (décembre 2004 ) apportés aux lois Aubry : unicité retrouvée du SMIC à l'horizon 2005, possibilité pour le compte-épargne-temps d'être liquidé en argent et non plus sous forme d'une récupération en repos, obligation d'une compensation salariale pour les heures supplémentaires au-delà des 35 heures et non plus en jours de congé, possibilités d'accords de " temps choisi " pouvant aller au-delà des heures supplémentaires permises. Si la durée légale hebdomadaire reste fixée à 35 heures, que de moyens offerts aux entreprises pour la contourner !


° Mais toute médaille a son revers

Ainsi, notre époque est riche de progrès, de  découvertes prodigieuses et de réalisations remarquables. Cependant, des nuages s'amoncellent sur l'autel de la modernité venant en atténuer l'éclat : chocs belliqueux et ébranlements sociaux massifs, ambiguïté de certaines  avancées scientifiques et techniques, fracture sociale et numérique.

* Guerres, actions terroristes et pandémies.

Notre temps a aussi fabriqué la bombe atomique et connu l'anéantissement de Hiroshima.
Le cours du temps régit totalement l'existence des hommes : non seulement ils vivent, mais ils tuent également dans le temps. Il leur arrive de persécuter et d'annihiler des groupes humains entiers sur la base d'un passé dont ils prétendent perpétuer la pureté ; il en est ainsi des pratiques nazies avec les déportations et les camps d'extermination. Sans doute, la guerre est-elle de tous les temps, mais les deux guerres mondiales ont été particulièrement monstrueuses sans oublier les guerres de décolonisation avec le lot de tortures qui ont pu les accompagner.
Le moment que nous vivons a vu se perpétuer des massacres et des atrocités sans nom, depuis ceux commis par les Kmers rouges jusqu'à ceux qui ont ensanglanté la Bosnie ou le Kosovo. Il arrive aux hommes d'arrêter, de torturer et de liquider au nom d'un monde et d'un homme nouveaux à construire ; il en est ainsi des purges qui ont été menées en vertu d'un projet communiste, malgré les intentions proclamées de justice sociale et d'émancipation. Notre époque n'est pas meilleure puisque les hommes sont en mesure de détruire l'humanité globalement, d'immoler de jeunes enfants par la grâce des machettes tout en invoquant le nom de Dieu ou de perpétuer des actions terroristes. Ainsi, le
11 septembre 2001, deux avions commerciaux nord-américains détournés au nom d'un intégrisme islamique radical furent jetés contre les deux tours jumelles du World Trade Center à New-York et les ont détruites faisant trois mille victimes innocentes. A Washington, le Pentagone fut l'objet du même type d'attentat alors qu'un quatrième avion manqua sa cible grâce à l'héroïque comportement de quelques passagers. Ces actions répondant à l'appel à la guerre sainte " des peuples de l'Orient musulman contre le peuple des croisés d'Occident " (Oussama Ben Laden ) doivent-elles pour autant être vues comme le début d'une "guerre de civilisation" ( Huttington ) comme les autorités nord-américaines l'ont déclaré précipitamment?



De telles attaques terroristes vont-elles inaugurer une nouvelle ère, celle du nihilisme triomphant comme le suggère André Glucskmann ? " Les forcenés de Dieu dévorent le Coran, toujours à aiguiser leur dogmatisme fanatique en sélectionnant les versets qui confirment leurs pulsions et en occultant les autres " (2002, p. 104 ). De telles actions terroristes sont-elles suscitées par une forme de rivalité mimétique au niveau de la planète entière ?
A suivre cette thèse, le terrorisme pourrait relayer la guerre traditionnelle et la perspective d'un échange nucléaire entre les superpuissances. Sous le couvert de l'islam radical il y a un essai de ralliement et de mobilisation des foules misérables dess pays du Sud, frustrées et victimes dans leurs rapports mimétiques avec le monde occidental. Loin de se détourner vraiment de l'Occident les peuples du tiers monde " ne peuvent pas s'empêcher de l'imiter, d'adopter des valeurs sans se l'avouer à eux-mêmes et ils sont tout aussi dévorés que nous le sommes par l'idéologie de la réussite individuelle ou collective " (
René Girard, 2001, p. 24 ).
A l'échelle de la planète, c'est le désir exacerbé de ressemblance avec l'ordre occidental qui serait à l'origine du terrorisme, la concurrence mimétique malheureuse ressortant sous forme de violence. Dans cette lecture girardienne des évènements du 11 septembre, l'islam remplirait le rôle de liant et de ferment que jouait auparavant le marxisme. Ces dramatiques évènements à la symbolique d'envergure mondiale n'ont pas fini de susciter des analyses controversées. Toutefois, mettre en avant la dimension culturelle d'un clash  des civilisations ne revient-il pas à maintenir au second plan les aspects économiques et politiques de clivages Nord-Sud bien réels ?
Après les actions terroristes contre le World Trade Center le président Bush a estimé qu'il devait montrer au monde que la puissance américaine ne pouvait être contestée. L'intervention militaire " préventive " que les Etats-Unis ont menée avec leurs alliés britanniques en Irak depuis le 21 mars 2003 est aussi une conséquence du 11 septembre 2001 ; c'est également un signe de la déstabilisation stratégique de l'ordre mondial intervenue depuis la fin de la guerre froide. De ce fait, les images dramatiques d'une guerre visant à renverser le régime de Sadam Hussein se diffusent en continu sur nos écrans de télévision comme pendant la première guerre du Golfe suite à l'invasion du Koweit par l'Irak en août 1990. Le dictateur capturé, l'anarchie sanglante s'installe dans le pays. Bombes humaines et explosions de voitures piégées sèment la mort chez les GI's et les populations locales.Une guerre peut se remporter relativement facilement sans cependant qu'il en soit de même de l'après-guerre. Le terrorisme urbain peut, en effet, y faire plus de victimes. La transition d'un régime à l'autre s'effectue dans un climat de guerre civile. L'enfer sait modifier ses tableaux pour se rassasier des souffrances des naugragés de l'existence.
La pandémie du sida malgré les progrès des traitements pourrait faire, au cours de la première décennie du XXIe siècle, selon certaines estimations, autant de morts que toutes les guerres du XXe siècle. D'après ONUsida, 40 millions de personnes vivent avec le virus, les femmes représentant maintenant la moitié des adultes touchés. Au cours de l'an 2004, 4,9 millions de nouveaux cas et 3,1 millions de décès ont été enregistrés dans le monde. En France, le sida ne semble plus reculer ; les trithérapies auraient-elles endormi la vigilance dans les comportements sexuels ? Le sida progresse en Asie, en Europe de l'Est et en Afrique où vivent 25,4 millions de personnes infectées. Le coût des médicaments protégés par des brevets et commercialisés par les grands laboratoires internationaux rend dissuasif leur emploi dans les pays pauvres. Seulement 300000 malades auraient  accès aux thérapies appropriées dans les pays en développement, qui comptent 95 % des nouveaux cas d'infection ; auront-ils les moyens de se payer des vaccins lorsqu'ils devraient être disponibles à l'horizon d'une dizaine d'années ? Au bout du compte, le sida est devenu " la maladie la plus dévastatrice que l'humanité ait jamais connue " ainsi que le soulignait ONUsida dans son rapport de 2001. Après le sida va-t-il falloir affronter une nouvelle épidémie : le " sras "? Ce syndrome respiratoire aigu sévère est, en tout cas, déjà qualifié de " première maladie grave du XXIe siècle" par l' Organisation Mondiale de la Santé. * Un monde débordé par le vertige de sa propre puissance. Le monde moderne est marqué par l'encombrement : les automobiles s'agglutinent sur les périphériques lors des retours de week-end ; les pistes de ski et les ports de plaisance sont embouteillés ; les déchets s'accumulent. Mais au-delà de ces difficultés banales qui planent sur nos sociétés, il y a des catastrophes et des drames: les mines antipersonnel qui continuent à tuer ou à handicaper après la fin des combats, la pollution industrielle, les drames AZF et les sites à hauts risques classés " Seveso ", la pollution de l'eau et des forêts, les marées noires. Du péril nucléaire à l'effet de serre en passant par la lente élévation du niveau des océans, l'activité humaine mal maîtrisée fait peser toutes sortes de risques sur l'écosystème.  Les politiques de développement ont longtemps été conduites indépendamment de la question de la disponibilité des ressources énergétiques et de la  neutralité environnementale de leur utilisation. Les progrès des sciences et des techniques ont permis à l'homme de mieux dominer le monde ; corrélativement, les responsabilités à l'égard de ce dernier s'en trouvent accrues ; ne suffit-il pas d'un virus informatique pour que des économies entières soient perturbées ? Il est vrai que le bogue tant annoncé des ordinateurs pour le passage du nouveau millénaire ne s'est pas produit. En France, ce sont plutôt les tempêtes et les marées qui ont mis en difficulté un certain orgueil technique en décembre 1999. Plus fondamentalement, en intervenant sur les génomes, en modifiant génétiquement des organismes qui réagiront de façon différente avec l'environnement l'homme inaugure un autre temps. La découverte de trois milliards de bases azotées qui entrent dans la composition de la centaine de milliers de gènes de l'être humain, c'est-à-dire, en bref, la cartographie du génome humain est, comme tout progrès scientifique fondamental, à la fois exaltante et effrayante. Les progrès de la connaissance du vivant ouvrent la perspective de changements vertigineux dans ce qui pouvait paraître immuable dans l'humanité. Le problème du clonage, par exemple, offre des perspectives aussi enthousiasmantes qu'angoissantes ; au-delà de l'éventuelle fourniture de pièces de rechange pour le corps il pose la question de la nature de l'homme. L'annonce par la secte raelienne de la naissance d' Eve - premier bébé cloné - est apparue à beaucoup comme une violaion vertigineuse de l'ordre de la reproduction humaine. Au-delà des bruits médiatiques la question est toujours de savoir distinguer pour chaque prouesse de la bio médecine ce qui ressort d'une véritable avancée scientifique ou de la dérive d'une recherche étourdie par sa propre puissance.
D'une façon générale, le développement des biotechnologies ne va pas sans soulever de nombreuses interrogations tant sur le génie génétique lui-même que sur le contrôle des firmes transnationales sur les organismes ainsi modifiés. Ce qui ressortait naguère de la gratuité de la nature devient actuellement objet de privatisation. Sur la base de la brevetabilité du vivant une compétition génique se livre à l'échelle planétaire. N'attendant plus tout du ciel comme jadis, les hommes d' Occident ont escompté le bonheur sur la terre par la voie politique. L'avènement d'un monde économique et politique meilleur se faisant de plus en plus attendre, c'est vers la voie de la science que se reportent les espérances humaines. Les avancées scientifiques, pour considérables qu'elles soient, n'adviennent pas seules, le mal survenant en même temps. L'application que les hommes peuvent faire des savoirs qu'ils acquièrent peut conduire à la destruction de l'humanité aussi bien qu'à une production de l'homme comme objet. Devant de telles ambiguïtés certains, pour le moins s'interrogent, d'autres, à la recherche de sens, se tournent vers d'autres sources de félicité.
* Une double fracture. Dans nos sociétés une grande part des richesses reste concentrée entre les mains d'une petite minorité. Il y a les banlieues défavorisées et les quartiers privilégiés des grandes villes américaines protégés par de puissants systèmes de protection. Il y a ceux des ghettos et les bastions de la bourgeoisie blanche riche de Central Park Est, un monde où l'on reste entre soi, le dernier rempart de l'Amérique Wasp ( White anglo-saxon protestant ). Il y a les communautés fermées de Californie vivant derrière de véritables enclos qui sont coupés du reste du monder environnant et sont protégés par des circuits de télévision et des gardes ; certains essaient d'implanter, dans nos pays européens, ces villages fermés sur eux-mêmes, d'où il est plus facile d'entrer en relation avec le monde entier qu'avec les villages alentour.
La tendance à se construire un cadre de vie fondé sur la seule composante affinitaire constitue une " forme d'endogamie sociale ou d'apartheid volontaire " qui " contient en elle-même le principe de toute décomposition sociale future " par le fait d'atrophier toute capacité de vivre avec ceux pour qui nous n'éprouvons pas forcément de sympathie " (
Jean-Claude Michéa, 2002, p. 113 ). Or, vivre avec des personnes que nous ne choisissons pas est la définition même d'une société...  Il y a les luxueux quartiers d'affaires, les fameuses artères célèbres dans le monde entier et les quartiers de misère aux squats immondes. Sauf à accepter une dérive profondément inégalitaire, à l'américaine, les problèmes des cités-ghettos constituent un défi majeur pour les sociétés occidentales. En effet, dans leurs manières de vivre ou plutôt de survivre, une fraction de la jeunesse des cités n'attend plus rien du reste de la société. En témoignent, les violences meurtrières entre adolescents dans certains quartiers populaires. Souvent issus de familles éclatées, en situation de rupture avec le monde éducatif, les jeunes les plus en difficulté génèrent leur propre mode de socialisation. Ils se forgent une échelle de valeurs à part, où les frontières des normes sociales disparaissent et où la violence prévaut. Il n'y avait plus d'emplois pour tous. Aux années optimistes marquées par une croissance soutenue et un faible sous-emploi succédaient les années de crise, caractérisées par le doute, la montée du chômage. Chaque franchissement d'un seuil symbolique ( le million, les deux millions, les trois millions de chômeurs ) accroissait davantage le pessimisme ambiant. Et lorsque l'embellie revient, au tournant du siècle, elle est inégalement partagée entre les pays, les régions et les secteurs d'activités. Les laissés-pour-compte de la  reprise et les salariés en détresse victimes de nouvelles vagues de restructurations industrielles lors d'un nouveau ralentissement économique ne supportent plus les plans sociaux et sont prêts à tout pour se faire entendre des patrons et des pouvoirs publics. Alors que par culture les salariés se sont toujours interdits de toucher à l'outil de travail les employés d'entreprises dont les activités traditionnelles - textile, acier, bière - sont menacées n'hésitent plus  à menacer de transformer l'usine en bombe chimique, à provoquer des pollutions afin d'attirer l'attention sur leurs revendications. Parce qu'ils ont perdu toute illusion sur leur avenir, ces salariés de la "vieille économie " travaillant dans des sites anciens, souvent dans des bassins d'emploi sinistrés, n'hésitent plus à recourir au chantage ou à la violence. La nouvelle économie elle-même n'a pas tenu ses promesses. Surévaluées, les valeurs technologiques se sont effondrées, les débouchés escomptés ne s'étant, en définitive, pas matérialisés.
L'espoir est bien à la base du dynamisme de l'homme. En ce sens la misère se ramène à la perte d'espoir ; l'existence est ramenée au niveau de la seule subsistance. L'homme ne pouvant développer ses potentialités est incapable de se réaliser en tant qu'homme. Nos sociétés sont marquées par les coups d'accordéon de l'économie et en matière de traitement social du chômage. Dans les prochaines années, à la fracture sociale va s'ajouter
le fossé numérique entre les nations, les populations, les strates sociales et les individus. A la mi- 2000 le Réseau touche à peine 6 % de la population mondiale. Etats-Unis et Canada abritent la moitié des internautes et l'Afrique moins de 1 %.
Il y a les internautes accrocs qui ne peuvent vivre que par le Web et ceux qui ne prendront pas en marche le train de la nouvelle communication. Il existe un fossé socioculturel, voire intergénérationnel dans les pays industrialisés. Mais, à la base de la fracture numérique il y a simplement les disparités économiques et sociales. Si l'âge est, en effet, un facteur discriminant, le pouvoir d'achat et la qualité des infrastructures interviennent également. Aussi, ce fossé se rencontre-t-il tant dans les pays riches que dans les pays pauvres. Alors que plus de la moitié des Américains utilisent la Toile, seulement 18 % des Français se connectent au Réseau. En France, les ouvriers ne représentent que 2,7 % des internautes contre 35,8 % des cadres et professions libérales. Fin 2003, les foyers français étaient 29 % à disposer d'un accès à internet à domicile contre 24 % un an plus tôt ( Institut gfk pour le magazine SVM ) ; ils devraient être 33 % un an plus tard.  Selon l'ART, au 30 septembre 2004, le nombre d'accès à haut débit atteint presque la moitié des accès à internet en France avec 5,5 millions de lignes sur un total de 11,3. L'expression de fracture numérique ne doit pas faire oublier la fracture économique qui sépare pays du Nord et du Sud.
Dans la mesure où il sera difficile de vivre sans Internet au XXIe siècle, le Réseau étant l'un des vecteurs de l'évolution de l'économie, de la société et de la culture, " l'Internet au service de tous " apparaît un défi mondial majeur. Les hommes ne pourront vivre dans le monde réel que s'ils maîtrisent le monde virtuel.
En bref, le XXe siècle a été marqué par les progrès de la chimie et de la physique induisant de nouvelles avancées techniques. Nombre de ces progès provoquent tout à la fois l'émerveillement et l'effroi.
On peut penser que le XXIe siècle sera déterminé par les TI, la biotechnologie et une certaine prise en compte de l'environnement.

livres%2015 LE DESENCHANTEMENT DE L'EST ET DU SUD
La condition de l'homme n'est pas analogue d'un bout à l'autre de la planète. Au cours du siècle précédent on a cru que le monde séparé par des idéologies contraires, se partageaut en deux ; l'Ouest et l'Est avec une entité périphérique le Tiers Monde. * Est : virement de bord.
Dans sa globalité l'Ouest développé disposait de tout y compris du doute. Les valeurs initiées par le monde occidental tendent à se diffuser et à s'imposer au reste de la planète.
 Le marxisme-léninisme se présentait comme une alternative économique, sociale et politique au capitalisme libéral. Il laissait espérer la fin de l'exploitation de l'homme par l'homme et l'instauration de nouveaux rapports humains à tous les niveaux de la société y compris les relations internationales. L'Est communiste voulait rattraper et dépasser son grand rival occidental. Après 1956- notamment avec l'automne hongrois - et 1968 - avec le printemps de Prague - le modèle sovietique centralisateur et de planification impérative a connu une lente et irréversible désagrégation. Les démocraties populaires de l'Europe de l'Est amorcent une politique plus libérale à l'intérieur et essaient de définir un " socialisme à visage humain ". Depuis la chute du Mur de Berlin; le 9 novembre 1989, on peut se demander si l'on n'est pas entré dans une  ère nouvelle ?
A l'immense attente d'hier a fait place des déceptions à la hauteur des espérances. Pour nombre de militants communistes c'est toute une vision globale du monde qui s'effondre. Jusque-là, messianismes séculiers et religieux s'affrontaient ou cohabitaient. Idéologies et religions offraient, à leur manière, des façons de voir, de penser et d'agir.
Avec la chute des régimes communistes, c'est toute une série de références - attrayantes pour les uns, à combattre pour les autres - qui disparaissent de l'horizon collectif et individuel. Le capitalisme loin de s'effondrer l'a emporté en ce début du XXIe siècle ; l'implosion du système sovietique est  apparue à beaucoup comme le signe que le cours des choses allait dans la bonne direction. L'ordre libéral laisse croire que nous serions dans la meilleure des sociétés possible.
Toutefois, le naufrage d'un rival ne signifie pas pour autant la fin des injustices, des conflits, des menaces et des violences au sein du système économique concurrent. Si la mondialisation semble irrésistiblement s'imposer, elle apporte avec elle une modification généralisée des façons d'être et des modes de vie, source de bien des inquiétudes et d'interrogations. Les anciens pays de l'Est, qualifiés aujourd'hui de nouveaux pays d'Europe centrale et orientale - les PECO - aimeraient bien adopter quasi instantanément les modes de vie de l'Ouest longtemps honni et maintenant modèle, oubliant les conditions institutionnelles de la transition vers l'économie de marché et la nécessité de prendre en compte les temps longs.
* Des tiers mondes : développement, enjeux et défis. Au terme de près de cinq décennies de politiques de développement, la situation des populations du Sud ne s'est globalement guère améliorée. Entre 1960 et 1995 le revenu par habitant des 20 pays les plus pauvres a quasiement stagné. Le revenu des 20 pays les plus riches est 37 fois plus élevé que celui des 20 pays les plus pauvres ( Banque mondiale, 2000 ). A terme, de tels écarts vont rendre la coexistence difficile. En effet, la population mondiale devrait passer de six à huit milliards ; mais les deux milliards d'individus supplémentaires naîtront au Sud. Les moyens de communication aidant, les tracas professionnels, les soucis financiers et les peines de coeur des héros de Dynastie ou d'Urgences ne sont pas ignorés à l'autre bout du monde. Les analyses savantes en termes de retard ou de domination des écarts de développement mesurés par les niveaux de PNB n'y changent rien, les disparités de niveaux de vie sont éprouvées et ressenties au plus profond des êtres. Les populations du Sud comparent leur existence à celles des populations du Nord dont le niveau de vie leut apparaît promesse d'avenir paradisiaque... mais inaccessible.
Le spectacle du capitalisme opulent fascine, séduit et provoque. L'écart grandissant entre les pauvres et les riches ne peut conduire qu'à des explosions sociales. Les pays développés doivent prendre conscience de l'unicité croissante de la planète. Dans l'esprit de maints experts et de nombreux gouvernements, la logique de développement se ramène à une logique de la croissance, laquelle étant prise comme finalité implique que la libération, la réalisation et l'épanouissement de l'individu soient donnés par surcroît. En fait, l'idée de développement n'est pas dépourvue d'ambiguïtés.
La question du développement a été longtemps posée dans le seul champ de l'univers marchand en cohérence avec la vision quasi-fétichiste de l'accroissement du PNB/tête. Cet indicateur de  la croissance doit son succès à la facilité relative de l'exprimer par un agrégat unique. Notion,  sans doute, utile mais insuffisante, en elle-même, si l'on se réfère aux questions auxquelles elle n'apporte pas de réponse. Quelle est la finalité de la croissance ? Croissance pour qui ? Quelles sont les conditions d'une croissance favorable à l'ensemble de la population ?
Pour les organisations internationales, la lutte contre la pauvreté se résume, pour l'essentiel, à l'accroissement des revenus monétaires. Un signe d'égalité est mis entre marché,  expansion du capitalisme et développement ; tout autre critère se trouve par là même écarté . Par-delà leur diversité, les formation sculturelles, considérées sous l'angle occidentalo-centriste, se trouvent situées hiérarchiquement sur une échelle exclusivement quantitative.
Le développement en tant que performance mondiale est une notion qui évacue tout contenu social. L'existence de formes d'organisations économiques et sociales antérieures, - ou tout au moins les composantes survivantes des sociétés traditionnelles -, ne paraissent pas poser de problème. Ces surtvivances sont, implicitement,  considérées  comme appartenant à des stades inférieurs de l'évolution des sociétés et, de là, jugées anachroniques. Dans la mesure où le patrimoine socio-culturel de la société traditionnelle apparaît sans valeur pour le capitalisme, son dépérissement ou sa perpétuation sont largement négligés dans les opérations de lutte contre la pauvreté. Or, ce qui se produit couramment c'est que ce fonds culturel est dévalorisé par un capitalisme qui n'apporte pas, pour autant, une réelle solution au problème de la pauvreté de masse. Dissociée de l'ensemble complexe des structures sociales, l'idée de développement en tant qu'indicateur de performance internationale correspond aux seuls besoins des couches sociales intérieures et extérieures qui ont intérêt à l'accroissement de l'accumulation.
Finalement, la méconnaissance des aspirations et des besoins des divers groupes sociaux a érigé le terme de développement en promesse de transfert des modes de vie de l'Occident indépendamment du contexte économique, social, culturel et historique des pays. L'aboutissement de la domination culturelle est que la culture réceptrice s'appréhende, non plus au moyen de ses propres représentations et concepts, mais au moyen de ceux du système culturel dominant. Il n'est pas question de nier l'influence majeure de la dimension économique du développement, mais, de reconnaître que les conditions s'ordonnent mal suivant le seul critère économique.
Le modèle de consommation européen se propage peu à peu l'ensemble des populations par l'intermédiaire des firmes étrangères sous couvert de l'idéologie du développement largement diffusée par l'Etat. Ce modèle de consommation existe à la fois en tant que pratique pratique réservée à une " élite " et comme aspiration diffuse de larges masses populaires frustrées. Les couches moyennes jouent un rôle décisif dans la diffusion et la généralisation des formes de consommation. L'écart entre leurs niveaux de vie réels et leurs aspirations toujours hors de leur atteinte est certainement une des caractéristiques de cette couche sociale. L'aliénation culturelle - par l'acceptation de valeurs et de normes de consommation européennes - a, concomitamment, pour effet la consolidation de l'aliénation économique. On est ici en face d'un entrecroisement significatif d'un ordre de production et d'un ordre de consommation.
L'hégémonie culturelle de l'Ouest, la capacité à rivaliser avec succès avec le monde occidental industrialisé ne se manifestent pas au niveau des seuls consommateurs, mais également au plan des méga-projets collectifs. A la fin des années 1990, la mondialisation ne concerne pas les seuls échanges, investissements et marché des capitaux ; elle touche aussi les marchés des biens de consommation. Ses conséquences sont de deux types : l'un économique, l'autre social.
L'intégration économique accélère le passage à l'économie de marché et accentue la diffusion et la pénétration des bierns de consommation nouveaux par le biais de vastes campagnes publicitaires. Au niveau social, l' intégration mondiale du marché de la consommation transgresse les limites locales, régionales et les frontières nationales. Ouverture des marchés, tourisme international, télécommunications, normes sociales et envies de consommation ont tendance à s'uniformiser.

A l'échelle de la planète de nouveaux groupes tendent à se constituer. On parle d'une "élite mondiale", de " classes moyennes planétaires ", et même de " jeunesse internationale " qui entendent suivre les mêmes schémas de consommation ( habillement, films, vidéos, musiques, vacances ) et adopter les mêmes marques internationales. Dans la logique qui se met en place, consommer comme les autres ce n'est plus seulement consommer comme son voisin, c'est vouloir se calquer sur le mode de vie des individus riches et célèbres que les médias poussent sur le devant de la scène. Le système dominant ferait que les populations les plus éloignées et les plus différentes à l'origine culturellement seraient enserrées dans les mailles d'un tissu social toujours plus serrées de telle sorte que l'on parle de village mondial. Les moyens de communication sont tels que les hommes ont l'illusion qu'ils sont plus proches les uns des autres. Ainsi, les divers groupes sociaux des pays en voie de développement, en fonction de leur " capacité à payer ", cherchent à adopter les structures de consommation occidentales en acquérant des biens et des services fournis par les firmes multinationales. Le but des nouveaux riches des PECO et des nouveaux pays industrialisés, au-delà de l'accumulation classique en vue de l'investissement, est la consommation ostentatoire de produits de luxe. Cette analyse peut aussi rendre compte des méga-projets civils ou militaires, privés ou publics. Le but de nombreuses élites dirigeantes est de faire de leurs capitales politiques ou/et économiques des images urbaines flatteuses, symboles de modernité. Les édifices de Yamoussokro, comme les tours de Kuala Lampur ne s'imposent pas par leur seule efficacité fonctionnelle ; au-delà de leur justification strictement instrumentale, c'est l'ajout de leur dimension emblématique de statut qui permet de les comprendre en toute plénitude. Les pressions exercées par la progression des dépenses emblématiques de statut social génèrent des tendances inquiétantes du point de vue du développement humain : hausse de la consommation de produits de luxe par rapport aux produits de première nécessité, exclusion sociale aux dépens de l'intégration. Parce que les blocages culturels et idéologiques qui entravent le développement doivent être éliminés, au même titre que les blocages sociaux, il s'agit de d'opérer moins une restauration culturelle qu'une qualification radicale d'une culture pour un projet de société. Aller dans le sens d'un développement national, bénéficiant au plus grand nombre, impose d'allier un  processus cumulatif de croissance des forces productives à des changements dans les rapports sociaux de production appuyés sur l'héritage culturel profondément enrichi et transformé. La tradition en tant que telle n'existe plus à l'époque contemporaine ; aucune région de la planète n'échappe au monde moderne. Toutefois l'apparente standardisation des pratiques et des modes de vie ne doit pas faire oublier l'absence d'uniformisation des niveaux de vie et les différenciations culturelles dans les rythmes de travail, l'usage de l'argent et les pratiques de consommation. Parallèlement à la domination homogénéisante de la culture occidentale prend place une hétérogéisation culturelle sous forme de métissages variés et de recherches d'authenticité à partir d'autres systèmes culturels. Il faut savoir prendre ce qui est estimé nécessaire dans la modernité tout en sachant se garder à distance des pièges du modèle occidental. Sans doute, faudrait-il simultanément créer les conditions d'une citoyenneté globale, pour reprendre l'expression du spécialiste d'économie écologique qu'est
Wolfgang Sachs. Ce qui suppose une prise de conscience et des efforts de la part des classes aisées et moyennes tant du Nord que du Sud pour changer leurs schémas de consommation et créer des économies plus sobres, moins dévoreuses des ressources de la planète. Quel enjeu et quel défi global !
 Mettre les comportements en accord avec les analyses sera une tâche rude. Le développement conventionnel qui consiste à suivre l'exemple du Nord n'est possible que parce qu'il est réservé à une minorité à l'échelle du monde. Rendre la mondialisation plus humaine et élaborer de nouveaux schémas de développement est le double défi qu'entend relever la Banque mondiale à l'entrée dans le nouveau millénaire. Sans renoncer à la primauté accordée au marché, le combat contre la pauvreté devrait redevenir une des priorités. Toutefois, faut-il rappeler que la lutte contre la pauvreté avait déjà été solennellement déclarée prioritaire en 1973 par le président de la Banque mondiale de l'époque, Robert Mac Namara... Le capitalisme est par nature dynamique ; ses formes se sont transformées au cours de l'histoire. La
mondialisation est inséparable du fonctionnement même du capitalisme ; à ce titre, elle est inévitable. Ce sont ses modalités d'existence qui changent historiquement ( Charles-Albert Michalet, Qu'est-ce que la mondialisation ?; 2002 ).
La configuration globale aujourd'hui dominante se caractérise par le primat accordé à la rentabilité financière, l'affaiblissement des acteurs publics au profit des acteurs privés, le jeu de la déréglementation, la prééminence des détenteurs du patrimoine et des actionnaires sur les  salariés. Face aux décideurs réunis en forum économique à Davos, les opposants au libéralisme ont institué depuis janvier 2001 un forum social à Porto Alegre au Brésil. Les tenants d'une autre mondialisation ( ONG, mouvements de consommateurs, paysans du Nord et du Sud, associations militantes...) essaient de se structurer afin de passer du stade de la protestation à celui de la proposition. La définition d'un  projet sera une tâche ardue et longue compte tenu de la difficulté à harmoniser les revendications des pays du Sud en faveur de débouchés plus importants et les préoccupations éthiques des consommateurs des pays du Nord ou les préoccupations environnementales des pays riches et les exigences des organisations de développement des pays pauvres. Toutefois, les altermondialistes ont lancé un mouvement et c'est déjà un premier pas vers une autre mondialisation.
Une autre société mondiale ne peut se construire, à horizon long, que sur la base de valeurs de solidarité et de responsabilité des différents acteurs : Etats, entreprises, banques et société civile. Etant donné la mondialisation des échanges, il faudra bien envisager, sous une forme ou sous une autre, une mondialisation d'une certaine dose de solidarité  afin d'en combattre les effes inégalitaires les plus criants entre les pays comme entre les différentes strates sociales d'un même pays. C'est la remise en question d'un modèle global de développement qu'il s'agit d'envisager. Cela suppose la capacité de surmonter tout un sentiment de colère légitime et une aspiration à la vengeance à la suite de la tragédie terroriste vécue par l'Amérique afin d'étudier les raisons profondes de tels attentats. Cela suppose aussi de se débarrasser d'une optique occidentalocentriste pour appréhender toute la violence diffuse sur la planète générée par l'excès de puissance des Etats-Unis, les inégalités criantes et les dysfonctionnements du système international. A l'évidence ce ne sera pas une tâche facile comme en témognent, suite aux attentats, les réactions immédiates de l'opinion publique et des élus qui demandent le durcissement de l'immigration.
Le succès du
mouvement " anti-mondialisation" vient de la diversité de ses groupes constitutifs manifestant contre la " marchandisation du monde " sur tous les registres. Si rien n'est fait, le processus de mondialisation avec son mélange de chances et de risques entraînerait un danger de marginalisation des pays les plus pauvres. Au-delà de son rôle d'agitateur d'idées favorisant une prise de conscience mondiale, il faudra bien un jour esquisser un début de structuration et élaborer quelques pistes menant vers une " civilisation de la solidarité ", organiser des contre-pouvoirs, ouvrir aux pays les plus pauvres l'accès aux marchés des pays riches, revoir le problème de la dette, se poser la question de l'existence des pardis fiscaux... L'ancien ouvrier métallo devenu président du Brésil ose souscrire au " renforcement du libre commerce mondial" pour sortir du sous-développement mais sous réserve que les conditions de la concurrence soient moins inégales qu'elles ne le sont lorsque le Nord fixe seul les règles du jeu. Le rétablissement des conditions de la concurrence supposerait alors une sorte de dicrimination positive (principe qui veut que que l'on donne plus à ceux qui ont moins ) en faveur des pays du Sud afin que ces derniers profitent davantage de la mondialisation.
 Après l'effondrement du système communiste qui représentait, à tort ou à raison, une espérance pour les plus défavorisés, le néolibéralisme apparaît triomphant; on voit mal d'où peut venir aujourd'hui l'utopie porteuse d'espérance auprès des plus démunis. A l'orée du troisième millénaire, devant les périls d'une mondialisation sans gouvernance, les populations se considèrent comme les passagers d'un navire pris dans la tempête et qui se demandent s'il y a un timonier à la barre. Un ordre de justice mondial reste à construire. L'époque est plutôt celle du doute que celle des enthousiasmes générés par de précédentes perceptions du monde. Cependant, ne peut-on pas voir dans les forums et manifestations de Porto Alegre, Seattle, Gênes, Bombay... l'esquisse confuse d'une forme de citoyenneté planétaire ? Telle est la lecture de ces débats d'opinion transnationaux face au Fonds monétaire international que fait, par exemple, l'ethnologue
Marc Augé. "Dans cette planète utopique, mais qui est la nôtre, chacun appartiendrait effectivement à sa région, à son pays, à sa planète. C'est une utopie, car, dans l'état actuel du monde, ni les pays ni les individus ne pèsent le même poids et l'écart ne fait que croître ; c'est une utopie, car les relais institutionnels qui permettraient à une opinion publique mondiale, transnationale, de s'exprimer effectivement ne sont pas près de fonctionner ; mais c'est une utopie nécessaire dont quelques ébauches laissent percevoir qu'elle sera peut-être un jour possible. Ce jour-là, les repères de l'identité, de la relation et de l'histoire existeraient à l'échelle de la planète. Celle-ci deviendrait à la fois un espace public et un lieu" (2003, pp. 152-153 ).
De leur côté, dans une réflexion à trois voix,
Michel Albert, Jean Boissonnat et Michel Camdessus invitent à rechercher,  à partir de leur connaissance du terrain, non pas la grande Utopie mais de "modestes utopies à réalisation vérifiable " ( 2002, p. 66 ). Ils  proposent ainsi une vingtaine d'initiatives qui peuvent être lancées sans délais : la mise en place d'une écotaxe européenne, la fin des paradis fiscaux, la priorité au développement humain, la préparation de l'Europe à l'immigration, la taxation des ventes d'armes, l'eau potable pour tous... Il s'agit de prendre en main la mondialisation car ce qui définit les premières années du XXIe siècle c'est le surgissement continuel de problèmes de dimension mondiale qui outrepassent les frontières de l'état-nation. Pour le dire au final d'une manière synthétique, cette brève évocation du dernier siècle, qui aura été celui du changement ( René Rémond, 2000, p. 22 ), souligne à nouveau le caractère ambivalent des réalisations humaines. Les splendeurs de la planète ne peuvent pas dissimuler les zones d'ombre que les différentes générations humaines auront pour tâche de réduire toujours plus.
Si le XXe siècle a été ainsi le siècle du changement quand a-t-il réellement pris fin ? Dans l'opinion et chez nombre d'historiens le sentiment a prévalu jusqu'à il y a peu que le 9 novembre 1989 marquait un réel changement d'époque en raison des espoirs nés de la chute du Mur de Berlin et de l'avènement d'un ordre démocratique international sans violence.
Toutefois, n'est-ce pas plutôt le 11 septembre 2001 qui marque les débuts du XXIe siècle ? Le drame qui s'est déroulé en direct sous le regard de tous a fait surgir  le sentiment partagé que la paix du monde était à nouveau fortement mise en question et qu'en tout cas rien ne serait plus comme avant. Alors 2001 annule-t-il le message de 1989 convient-il de se demander avec
René Rémond ? ( Du mur de Berlin aux tours de New-York, 2002 )


page0_2 Pour aller plus loin dans la réflexion

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