AVANCER AU LARGE !

" L'Eglise se retire aujourd'hui de bien des querelles où elle était
depuis le Moyen Age partie prenante. Elle ne renonce pas pour
autant à sa présence dans le monde, elle se recueille sur le mode
le plus essentiel, et finalement aussi le plus efficace de cette présence,
qui n'est pas l'étalement, moins encore l'impérialisme, mais une discrétion
brûlante, comme la présence même de Dieu ".

Emmanuel Mounier, Feu la chrétienté, p. 529


Chapiteau, église d'Aulnay-de-Saintonge ( Charente-Maritime ).


Les temps ont changé et avec eux les repères qui structuraient traditionnellement la vie des hommes. De nos jours, chacun le sait, dans les sociétés fragmentées qui sont les nôtres, il est devenu impossible et d'ailleurs impensable de partager les mêmes valeurs. Individus et groupes sociaux ont une propension évidente à considérer leurs idées, leurs analyses ainsi que leurs positions théoriques et pratiques comme les seules pertinentes ; de ce fait, ils ont tendance à se proclamer seuls détenteurs de la vérité et à chercher à imposer leurs vues aux autres et à les traduire en prescriptions pour tous. Par suite, quand une institution adopte une certaine perspective, elle n'a que trop tendance à estimer que les positions des autres sont erronées. Le fait que des conceptions du monde rivales cherchent à s'imposer par la contrainte génère un climat conflictuel source de profonds déchirements.
Pour qui prend conscience du
pluralisme généralisé vers lequel nos sociétés s'acheminent, il faudra bien que le temps de la tolérance finisse par l'emporter, que le pouvoir d'Etat et les confessions religieuses restent séparés. Par delà le mouvement d'uniformisation tendancielle que nos sociétés connaissent, il reste des styles de vie, des croyances, des façons d'être, de penser et d'agir différenciés.

Dans un tel contexte,
la société civile doit promouvoir un certain nombre de valeurs fondatrices : liberté personnelle et de conscience, dignité de l'homme et de la femme, égalité entre les sexes, recherche de la paix et de la justice, acceptation de quelques règles communes de réciprocité, respect de l'autre et ouverture au monde dans la perspective de l'élaboration d'une culture commune. Le chemin à parcourir vers la tolérance généralisée sera long et semé d'embûches; c'est pourtant la condition pour que la Terre soit habitable.

Peut-on aller plus loin ? Pour vivre l'aventure de l'existence, les hommes doivent-ils s'en tenir au seul horizon du monde ? Oui, répondraient ceux qui font le pari, pour nos temps démocratiques, d'
une forme laïque de spiritualité ancrée dans l'humain et non plus dans un dogmatique et lointain ailleurs. A suivre le philosophe Luc Ferry, il s'agirait de passer " d'une ' trancendance verticale ' ( des entités extérieures et supérieures aux individus, situées pour ainsi dire en amont de l'humain ) à une ' transcendance horizontale ' ( celle des autres hommes par rapport à moi ) " ( 1996, p. 93 ). Ce renversement de perspective signifierait au plan moral, la fin du théologico-éthique. Les valeurs-clés de cette " transcendance dans l'immanence " ne dépendraient plus d'un divin antérieur, extérieur et englobant, mais seraient pensées à partir de l'homme lui-même. C'est dans sa raison et dans sa liberté, lesquelles constituent sa dignité, que l'homme pourrait fonder les principes d'un vivre-ensemble contemporain.

Si tout retour vers un modèle de société dont la religion serait le facteur englobant n'est pas plus possible que souhaitable, on peut penser néanmoins que l'Eglise reste en " situation de pôle prophétique " au sein de la société civile
( Hippolyte Simon, 2001, p. 59 ). Pour qui ne se reconnaît pas seulement enfant de la nature, la question du sens demeure encore canalisée par la référence à plus haut que le seul horizon du monde. Il y a toujours pour le croyant, qui veut vivre sous un éclairage évangélique, un va-et-vient à prendre en compte entre l'ici et l'ailleurs.


Au niveau spirituel, le premier appel que Jésus adresse à Simon au bord du lac de Tibériade : " va au large " semble d'une actualité presque évidente pour les temps présents (En ce début de millénaire, soeur Emmanuelle et le pape Jean-Paul II l'ont déjà repris ; Mgr Claude Dagens en fait même le titre d'un ouvrage ). Dans le monde tel qu'il est, une religion de l'amour, de la compassion et de l'esprit de service fait tendre une main à autrui. Un auteur comme Maurice Bellet rappelle à sa manière, dans un ouvrage vivifiant que " l'esprit de l'Eglise, c'est : ne pas réduire, ne pas exclure. Ne pas réduire la hauteur, l'abrupt de l'Evangile ; ne pas exclure les hommes, dans leur diversité et jusqu'en leurs faiblesses, tant qu'ils préfèrent la communion à leur prétention à se tenir seuls en excluant autrui " (2001, p. 109 ). C'est dire qu'une représentation Eglise-communion devrait l'emporter sur celle d'une Eglise autoritaire et centralisatrice. Pendant des siècles l'Eglise est apparue dominatrice, sûre de détenir la vérité au point de ne pas reconnaître les fautes commises pendant deux millénaires. Il a fallu attendre la démarche de repentance accomplie par le pape Jean-Paul II, en mars 2000 à Rome et devant le Mur des Lamentations de Jérusalem, pour que des versants d'obscurité de son histoire commencent à être officiellement dénoncés.
la vie spirituelle est subordonnée au caractère cheminant de toute vie d'homme. L'être humain se construit dans le temps, selon ses activités, ses rencontres et les événements marquants de sa vie
C'est le propre de la laïcité de faire qu'il n'y a plus aujourd'hui d'obligation sociologique de croire. Du fait de ce nouveau contexte on est passé d'une foi quasi-obligée ( expression pour le moins contradictoire) à une
foi d'adhésion volontairement et librement assumée. Nos contemporains désirent se déterminer eux-mêmes au risque de se fourvoyer ; il y aura toujours des hommes résolument athées et allergiques à tout comportement religieux. Chez les croyants eux-mêmes, la pratique religieuse semble être de moins en moins régulière et de plus en plus sélective. Nombre d'entre eux semblent s'affranchir des pratiques obligatoires et opérer une distanciation de plus en plus forte vis-à-vis des dogmes ; ils entendent, enfin, décider librement de leurs conduites morales. Le caractère délibéré de la foi de conviction signifie souvent d'aller à rebours de l'évolution générale et de résister aux vents dominants à l'image de ces cupressus au bord de la mer tous courbés dans la même direction. Dans cet environnement nouveau, l'identité chrétienne n'occupe plus une position comparable à celle qui a été naguère la sienne dans un climat de chrétienté où tout semblait stable. On passe d'un christianisme d'héritage, d'observance à un christianisme d'engagement, de vouloir. La valorisation contemporaine de la quête spirituelle individualisée fait que l'Eglise catholique, notamment, n'entend plus se présenter comme une institution dominatrice, imposant ce qu'il convient de croire et faire d'en haut et en bloc par le biais d'institutions, mais comme levain présent au sein des réalités humaines et sociales ; encore faut-il veiller à ce que certaines pages de son histoire soient véritablement tournées et qu'elles appartiennent véritablement au passé. Il s'agit moins de faire planer sur le monde l'autorité du Magistère que de progresser pas à pas avec lui et de l'accompagner en lui proposant la foi dans un Dieu personnel et dans l'être humain. Pour parler comme René Rémond " le christianisme n'est pas d'abord une morale : c'est avant tout une pédagogie de la transcendance et de l'incarnation, qui apprend à l'homme comment il se situe dans l'univers et le temps au sein d'un projet plus vaste que lui-même" ( 2000, pp. 133-134 ).

Dans cette logique les Eglises devront aller toujours plus à la rencontre des hommes et de la société. L'aventure humaine n'est jamais unique ; l'aventure religieuse de ceux de nos contemporains qui n'entendent pas se laisser emporter par le seul tourbillon du quotidien ne l'est pas davantage. C'est la singularité qui distingue les comportements religieux des temps actuels : stricts pratiquants observant toutes les prescriptions, baptisés retrouvant le chemin de l'Eglise pour les grandes fêtes ou les évènements de la vie, " convertis ", catéchumènes jeunes ou adultes, " recommençants ", " pélerins " participant à un rassemblement ou faisant une retraite dans un monastère lorsqu'ils en éprouvent le besoin indépendamment d'une pratique régulière, croyants sans appartenance, personnes attachées culturellement à une confession...; belle diversité des cas de figure rencontrés ! Chez les sujets modernes les plus croyants eux-mêmes, la pratique religieuse semble être de plus en plus sélective. Nombre d'entre eux semblent s'affranchir des pratiques obligatoires et opérer une distanciation de plus en plus forte vis-à-vis des dogmes. Ils entendent, enfin, décider librement de leurs conduites morales. Aussi, le fossé
s'élargit-il sans cesse entre les principes et normes disciplinaires relatifs à la famille et à la sexualité continuellement rappelés par le magistère catholique et les pratiques et expériences réellement vécues en cette matière. L'adhésion de nos contemporains à un sens n'emporte pas pour autant leur pleine acceptation d'une norme.
Plus généralement, il faut peut-être rappeler
qu'au prochain millénaire, les résidents sur le sol de France devront construire leur vie, non plus dans une société institutionnellement chrétienne, mais dans un contexte culturel et religieux multiforme.
Sur un fond d'incroyances massives et face aux formes vagues de religiosité à la mode ou confronté aux autres religions établies, le christianisme n'est plus le seul pôle autour duquel s'effectue en France la recherche spirituelle. Selon leur situation et leur condition, les chemins de vie des hommes seront différents ; leurs avancées personnelles vers Dieu n'auront pas le même parcours rectiligne et le même rythme de progression ; il en est de même pour chacun pour l'ensemble de sa vie. Notre développement spirituel se fait au pas de notre accroissement en humanité ; l'humanité de l'homme étant avant tout un projet toujours inachevé. Un des défis majeurs du catholicisme résidera donc dans sa capacité à offrir une présence différenciée à celles et à ceux qui se reconnaissent en lui mais avec leurs propres modalités d'appartenance et d'expression.

Avancer au large, c'est s'aventurer au milieu des hommes et du monde. Avec l'émergence d'un monde nouveau - le XXIe siècle sera celui de l'information et de la communication - il appartiendra aux générations les plus jeunes de défricher de nouveaux chemins pour l'évangélisation ; pour cela les nouvelles technologies devront être maîtrisées. Evoquant le cyberespace Jean-Paul II n'hésite pas à le qualifier de " nouvelle frontière " pour l'évangélisation du monde. Pour qui demeure convaincu que le message chrétien offre un projet de vie susceptible de satisfaire les besoins spirituels et les aspirations des hommes d'aujourd'hui, toutes les implications de la Bonne Nouvelle devront être tirées dans tous les domaines et notamment dans la lutte contre l'injustice et la recherche de la paix ; il ne peut pas y avoir de paix sans justice tant au niveau national qu'entre les nations. Bien sûr, l'importante question du choix des moyens à employer afin de construire une société de justice restera l'objet de vigoureux et légitimes débats, mais la radicalité des exigences évangéliques est certaine. Pour qui se reconnaît dans le discours chrétien et cherche à inscrire sa vie dans le sillage du Christ, la charte des Béatitudes reste aujourd'hui, comme hier, et à jamais un message d'espérance. La création des richesses étant le but et le lien structurant des sociétés modernes, les chrétiens, associés à d'autres composantes de la société, devront susciter des formulations institutionnelles originales répondant aux exigences de l'esprit de service et de pauvreté afin de construire un monde plus humain. Ne pas accepter que l'individu soit broyé par les mécanismes économiques est aussi une façon de témoigner de la nécessité d'un autre développement au service de l'homme et de tous les hommes obéissant à d'autres valeurs que la seule loi du profit. On peut penser avec Paul Valadier, " qu'un christianisme qui conjuguerait avec rigueur culte à Dieu et service d'autrui trouverait sa véritable identité et apporterait une contribution considérable à une humanité à la fois toujours plus une et plus diverse " ( 1999, p. 229 ). Une nouvelle fois, la situation duale si délicate du chrétien est retrouvée : présence au monde d'ici-bas tout en n'oubliant pas le monde d'en haut auquel il est appelé. En fait, s'il y a un temps pour le Tout Autre, et un temps pour les hommes, les deux moments se rejoignent dans la mesure où le premier sous-tend l'action du laïc.


L'heure n'est plus à la déprime, à la résignation frileuse et aux luttes défensives. Dans le contexte contemporain de la marée montante de l'indifférence où le chemin de vie du plus grand nombre tend à laisser à distance les interrogations existentielles, il n'est pas pour autant déraisonnable de penser qu'
un christianisme humble mais revigoré ait un avenir. Il passe par la mise en oeuvre innovante et audacieuse du message originel pour l'humanité du XXIe siècle. Mgr Albert Rouet le rappelle une nouvelle fois. Il n'y aura " de création de société renouvelée que par un retour à la source primitive la plus radicale. On n'invente qu'à partir de l'origine, en se coulant dans la générosité de Dieu" ( 2002, p. 276 ). Il importe, en remontant à la source, de naviguer au plus près d'une Bonne Nouvelle qui vaut pour tous les temps. Il s'agit de ne pas réduire la radicalité de la parole originelle ; il s'agit de ne pas oublier que le message vaut pour le monde d'aujourd'hui et de demain, pour tout homme et pour tout l'homme. Participer à la construction d'un monde délivré de l'injustice, de l'oppression et de la misère c'est une tâche commune entre ceux qui croient au ciel et ceux qui n'y croient pas. Faire advenir une société plus humaine c'est déjà pour le croyant le commencement ici-bas et autrement de cet ailleurs qu'il espère ; c'est ouvrir la route, sur terre sous le ciel, qui conduit de l'humain jusqu'au divin. Dieu Amour, un sillage à suivre, un sillage à vivre sans fin.

Champ immense de la tâche. Rude défi lorsque la barque institutionnelle de l'Eglise tangue et roule dans les vicissitudes des temps actuels. Faut-il craindre pour autant les crises ? Non, à suivre Timothy Radcliffe qui rappelle qu'elles peuvent, par leur pouvoir de rajeunissement et de rajeunissement, porter du fruit. Et l'ancien maître général des dominicains nous invite à ne pas fuir les crises mais à les assumer parce qu'elles sont la " spécialité de la maison ", l'Eglise étant issue de l'une d'elles : la dernière Cène, histoire fondatrice du christianisme ( 2005, p. 27 et 138 ). Historiquement, le message évangélique s'est adapté aux structures de changement majeur du temps et de l'espace. Le monde du christianisme n'est plus le monde des hommes de ce temps. Puisque l'on est entré dans une ère nouvelle, le christianisme ne saurait demeurer crispé, figé. Un des défis majeurs à relever pour l'Eglise catholique est d'assurer le passage d'une position nationale historiquement dominante à un statut minoritaire sans devenir pour autant un groupe spiritualiste marginalisé. Sans perdre sa singularité pivotale, -"le mystère christique"- le message évangélique, pour être plus audible, doit seulement être remis en situation afin d'être en phase avec le monde sécularisé qui est le nôtre. Le mystère chrétien n'est pas d'abord une structure institutionnelle pyramidale et c'est plus qu'une morale. C'est avant tout une proposition de sens, un mystère de l'Amour, une rencontre personnelle avec le Christ. Des signes d'espoir pourraient venir de l'instauration d'un nouveau rapport au monde, de la définition de nouvelles manières de témoigner. L'avenir du christianisme est dans son ressourcement, dans son recentrage sur son credo central et dans la rénovation de certaines structures ecclésiales. Mgr Albert Rouet rappelle que l'Eglise, « un corps aux membres divers ».
Et de préciser " qu’il s’agit de l’Église entière et non d’une partie, d’un groupe, d’un responsable dont les goûts et les orientations consonent avec nos opinions. Donc un élargissement de perspective. Cet ensemble n’est pas compact dans une martiale uniformité. Il se présente comme un corps aux membres divers, un temple construit de multiples pierres, un pain pétri de mille grains. En un mot : une communion – ce dont Vatican II, reprenant la plus ancienne Tradition, se montre le plus clair défenseur. L’unité n’est pas un espace plat, mais une réciprocité, une mutuelle reconnaissance. Dans la réciprocité, même le petit à sa place ; dans l’uniformité, il est absorbé " ( Dieu habite la fragilité, La Croix.com, 27 avril 2009 ).

Au total et de manière synthétique,
les contours d'un nouveau visage du christianisme sont dans la fidélité au message de la Croix et dans l'élaboration d'un projet fort d'incarnation.
Ils sont dans la pluralité là où le coeur du mystère n'est pas en cause. Il faudra sans doute veiller à ne pas mettre sur le même plan des dimensions doctrinales majeures, comme la résurrection du Christ, et des aspects seconds non fondamentaux, simples dépôts accumulés au cours de l'histoire.
Ils sont dans la décentralisation pour favoriser la communion tant au sein du catholicisme qu'entre les différentes confessions chrétiennes. Il faudra faire attention à ne pas mettre sur le même plan les différences empêchant la communion et celles qui ne sont pas du même ordre d'importance et, de ce fait, non séparatrices.
Ils sont dans l'ouverture aux autres et au monde : participation à la recherche de la paix dans le monde et à l'élimination de toutes les formes de pauvreté, contribution à l'élaboration d'un nouvel ordre mondial, à la réduction de l'écart entre pays industrialisés et pays pauvres.
Ils se construisent par le débat, le dialogue et l'inventivité.

A vues humaines l'avenir paraît bouché ; pourtant, si le christianisme - loin d'avoir épuisé les virtualités de la Bonne Nouvelle - n'en était qu' à ses débuts à l'aube du troisième millénaire !


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