LES HOMMES ENTRE TERRE ET CIEL
" Nietzsche a chanté la mort de Dieu... Toutes les époques ont connu des ennemis de Dieu. Le XXe siècle a été, par excellence, le temps de son absence...p. 240
L'absence de Dieu est un drame. Sa présence en est un autre, et presque aussi redoutable. L'idée que les hommes se font de Dieu n'est pas seulement une source d'aveuglement et d'intolérance ; elle a fait couler beaucoup de sang, elle en fera couler encore beaucoup. Quand Dieu n'est plus là, les hommes se déchaînent ; pour que le pire ne soit pas possible, on espère le retour de Dieu, on l'attend, on le réclame. Quand il est là, il étouffe les hommes et il les écrase : on cherche à se dégager de lui, on aspire à plus de lumières et à la liberté. Dieu ne change pas grand chose au comportement des hommes. Avec lui et sans lui, ils sont également dignes d'estime et également atroces.
Le problème n'est pas Dieu. Le problème est le rapport des hommes avec Dieu. Au lieu de le servir, ils se servent plutôt de lui. Chacun voit Dieu à sa porte. Au moins à titre provisoire, il faut mettre Dieu entre parenthèses."
Jean d'ORMESSON " Qu'ai-je donc fait ", Robert Laffont, Paris, 2008, p. 246.
Le siècle nouveau s'ouvre en tous les domaines par un point d'interrogation ? Qu'en sera-t-il, notamment, du " croire " , c'est-à-dire des rapports entre ce monde et un au-delà des apparences objectives de la réalité ?
Le siècle qui se clôt a été un siècle de changements ; mais, n'en a-t-il pas été toujours ainsi ? Si, seules les sociétés immobiles, dites traditionnelles, n'ont pas d'histoire, dire que le monde évolue est une banalité, mais il est vrai qu'il évolue plus rapidement que jadis. Le XX e siècle a pu être qualifié de " siècle du changement " ( René Rémond, 2000, p. 22 ) car aucun autre n'avait connu de mutations aussi générales, aussi rapides et aussi profondes sur les plans scientifique, technique, économique, démographique, social, politique, culturel, religieux. **
La sphère religieuse qui nous intéresse ici n' a pas été sans être influencée par les évolutions qui se sont opérées en arrière-fond dans la société durant le dernier siècle écoulé. L'accélération du mouvement qui s'empare de nos sociétés occidentales et les traverse les transforme entièrement ; les rapports au monde s'en trouvent bouleversés.
Les schémas de compréhension de la société et de nos contemporains peuvent se ramener, d'une part, à l'affaissement général des structures traditionnelles et des arguments d'autorité, et d'autre part, au mouvement croissant d'émancipation et d'autonomisation des individus. La mise en cause de tous les éléments de stabilité traditionnels de la vie sociale ( partis politiques, Eglises instituées, organisations syndicales, famille ) fait qu'une partie de la population ressent fortement la disparition de ses repères. La perte d'influence de ces structures organisatrices du tissu sociétal fait que le lien social se relâche fortement, ce qui contribue à rendre peu confortable la situation d'un certain nombre de nos contemporains. La société, qui n'est plus unifiée par des valeurs communes, est de plus en plus régie par la seule individualisation des comportements. Si cette légitimation de l'individu n'est pas nouvelle, s'inscrivant dans l'histoire longue, elle se se poursuit et s'accélère, cependant, " aujourd'hui dans un cadre largement inédit, à savoir la pleine légitimation sociale de la construction individualiste d'un rapport au sens, à l'autre et au monde " ( Patrick Michel, 2004, p. 17).
La période historique que nous vivons en Occident est peut-être la première où une religion ou une idéologie ne surplombent pas un ensemble social avec leur projet global d'avenir mobilisateur dans la mesure où, à tort ou à raison, il était porteur d'espérance, avec leur appareil de pouvoir et leurs arguments d'autorité en matière de pensée, de normes collectives et de moeurs.
Après l'éclipse des religions révélées, après l'émergence et l'effacement du messianisme de statut terrestre qu'était le marxisme, et compte tenu des avancées de la technoscience, la vieille question du sens de l'existence ne trouve plus véritablement d'espace où s'exposer globalement. Les interrogations premières sur le sens des choses et sur les fins dernières sont réservées à l'intimité de la conscience individuelle.
Dans les sociétés contemporaines, la religion est ramenée à une sphère spécialisée et privative qui tend à se rétrécir de plus en plus sous l'influence du processus historique de la sécularisation. La sphère religieuse et la sphère sociale, jadis en étroite connexion, sont de plus en plus séparées. D'une façon générale, il n'était pas nécessaire autrefois d'être croyant convaincu pour connaître les idées et les valeurs qu'incarnait le christianisme. Le patrimoine religieux était partie constitutif de la culture générale. En revanche, les préoccupations d'ordre religieux paraissent bien étrangères à l'homme d'aujourd'hui qui, s'il doit s'adonner à un culte, privilégiera celui du corps et de la forme physique.
Affrontement de Carême et de Carnaval, par Pieter Bruegel, 1559.
Prenant appui sur la proclamation moderne du droit de chacun à son propre accomplissement, la considération du bien-être dans ce monde a pris le pas sur l’interrogation existentielle de l’éventuelle survie. En tout cas, les liens socio - religieux séculaires se distendent pour faire place à l'individualisation des formes d'identification faisant émerger éventuellement des formes inédites de sociabilité religieuse comme nous le verrons plus avant. De référence organisatrice de l’ensemble social et de norme collective la religion tend à devenir de plus en plus une sphère singulière du champ social et une option privée parmi d’autres. Les sociétés modernes fortement soumises au changement manifestent une grande diversité de rapports au monde. La quête d'autonomie personnelle est développée à l'extrême. Les règles juridiques établies, les convenances sociales et les prescriptions religieuses gouvernent de moins en moins la sphère intime des comportements individuels. Ce qui était naguère perçu comme déviant fait peu à peu partie de l'ordre contemporain des choses. Bref, nous vivons dans des sociétés où les références explicites aux valeurs communes impulsées d'en haut ( Etat, autorités religieuses ) ne tendent plus à déterminer les comportements individuels.
La sortie de la société dite de chrétienté ne signifie pas pour autant la fin du croire contemporain, mais nous assistons à l'affaiblissement de la fonction religieuse régulatrice et organisatrice de l'espace social. L'entrée dans le XXIe siècle signifie un nouvel âge marqué par le pluralisme religieux. Au total, le christianisme se heurte à notre époque à deux tendances de sens opposés : d'une part, un mouvement fort de sécularisation de la société, de l'autre, une dérégulation des croyances et un foisonnement pluriel du religieux.
Après s'être interrogé sur la question de l'affaiblissement ou du retour du religieux dans nos sociétés, nous verrons comment le nouveau paysage religieux a des conséquences importantes sur l'organisation du vivre-ensemble dans une société devenue multi-culturelle et quels défis il impose à la foi chrétienne.
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** Sur les ambivalences du monde moderne et les clairs-obscurs de la condition des hommes au tournant du siècle on peut voir Joël Jalladeau, Sillages pluriels... http://www.jalladeauonline.com/4599/4683.html