ROUTES D'ESPERANCE EN TERRE CHRETIENNE
" Ainsi l'Eglise de ce début de siècle semble-t-elle hésiter entre,
d'un côté, une invitation renouvelée à tous ses fidèles
d'entrer en dialogue et, de l'autre, une évangélisation fondée
sur la conviction que Jésus-Christ est l'unique médiateur
entre Dieu et l'humanité, la seule voie de salut et de sanctification.
Mais ce double langage donne aujourd'hui l'impression
d'un laborieux surplace"
Hervé Tincq, Dieu en France, 2003, p. 266
Les cavaliers de l'Apocalypse, chapiteau du porche de l'abbaye de Fleury, Saint-Benoît-sur-Loire ( Loiret ).
Comme on l'a rappelé plus haut le religieux n'était pas obligatoirement d'inspiration chrétienne. Parce que, naguère la religion chrétienne s'est heurtée au processus de sécularisation, on a pu penser que toute reviviscence religieuse contribuerait à l'essor du christianisme. Loin s'en faut. Parallèlement à la conception chrétienne de la quête de sens et de l'humanisme, il existe des formulations philosophiques proprement athées.
Dans la société contemporaine du plus petit commun dénominateur, toutes les références philosophiques et religieuses - et notamment chrétiennes - à partir desquelles la société s'est historiquement structurée risquent de perdre leur prééminence et d'être mises sur le même plan que toutes les valeurs d'où qu'elles viennent. Il n'y a plus de poteaux indicateurs ouvrant sur des voies bien balisées ou, ce qui revient au même, il y a une pluralité de propositions de sens tous azimuts débouchant aussi bien sur des voies bien tracées que sur des pistes vagues et incertaines. Les temps actuels sont aux encombrements de sens ; dans une perspective chrétienne, toutes les valeurs, cependant, ne sauraient être équivalentes.
* Pour une nouvelle figure de l'Eglise : des voies à prospecter.
Devant la dérive vers de nouvelles formes de vagues religiosités hors cadres institutionnels et au contenu doctrinal flou, quel peut être l'avenir du message chrétien et du catholicisme en particulier ? Face aux réenchantements que proposent certaines offres de religiosité le projet chrétien reste d'actualité dans un monde sans repères. Toutefois, ce message doit-il connaître de déchirantes révisions ou, au contraire, savoir résister aux critiques qui lui sont couramment adressées ( trop grande complexité, prises de positions en termes de permis et de défendu, place insuffisante accordée à la sensibilité...). En d'autres termes, dans les sociétés à évolution rapide qui sont les nôtres, le discours chrétien doit-il être restauré ou renouvelé en s'adaptant au monde nouveau tout en préservant ce qu'il a de fondamentalement en propre ? Les interrogations sont légitimes, même si les réponses ne sont pas aisées et doivent être à l'évidence de nature collective. Toutefois, des auteurs, qui font autorité à la fois par leur compétence et leurs responsabilités, peuvent nous aider, bien que sur la base d'analyses très différentes, à poser quelques repères sur le futur du catholicisme.
Après avoir dressé le procès de la société moderne, le cardinal Paul Poupard fait le pari d'un renouveau du christianisme à partir de son patrimoine culturel et spirituel en pointant les signes d'espérance( 1999). Habité par une foi confiante le président du conseil pontifical de la culture apparaît résolument optimiste. Son approche relève d'un pur volontarisme ; il est difficile de penser que la désaffection que subit le christianisme puisse se surmonter par seule ordonnance romaine.
Pour Mgr Hippolyte Simon, évêque de Clermont-Ferrand, qui a attiré l'attention sur le retour d'un paganisme larvé dans la société française, il peut " y avoir du sens à investir du côté de l'intériorité et du service " même s'il faut s'engager dans " une sorte de dissidence paisible" et de " rouvrir la diagonale du Mystique" ( 1999, pages 214 et 219 ). C'est dire qu'au-delà de la recherche de l'argent et du pouvoir afin de se faire une place dans la vie il faut rappeler à tous, et notamment aux jeunes, qu'il y a une part de l'homme qui reste à explorer. Il ne s'agit pas de déserter le monde mais d'y vivre en " êtres libres, inscrits dès ici-bas, ssous le signe du Ressuscité ".
A suivre le philosophe jésuite Paul Valadier, le devenir du christianisme dans sa version catholique n'est pas dans l'adoption de caractéristiques douces à l'image des nouvelles formes de religiosité accordant plus de place à l'émotionnel ; ce qui n'exclut pas que des efforts de réappropriation communautaire soient possibles. Le pape Jean-Paul II dira lui-même qu'il convient de fuir la " religiosité médiocre " et "repartir du Christ ". Il n'est pas davantage dans le raidissement d'un appareil institutionnel romain édictant de façon autoritaire et centralisée des règles tant juridiques que liturgiques ou morales. Son avenir réside plutôt dans un renouvellement ouvert à certaines critiques tout en préservant la pertinence et l'attrait de ce qui constitue le coeur du message chrétien. La fidélité totale à l'inspiration originelle doit dépasser les pesanteurs accumulées d'un système pyramidal.
A l'aube du XXIe siècle, pour reprendre une formule utilisée sous d'autres cieux et dans une autre perspective, nous dirions volontiers que l'Eglise devrait marcher sur les deux jambes en raison de la dualité d'orientation dont elle est porteuse : large ouverture sur le monde et, à l'opposé, communautés de base.
Les rassemblements enthousiastes et fraternels de jeunes autour des Journées Mondiales de la Jeunesse (JMJ) ont le mérite de constituer une représentation symbolique de l'universalité catholique. Le pape va à la rencontre des jeunes ; ceux-ci convergent de 170 pays vers Jean-Paul II ; " le grand témoin " de notre époqque leur confie l'avenir de la foi en leur demandant de chercher à être " les saints du troisième millénaire ". Nonobstant le fait que les jeunes pélerins ne représentent qu'une faible proportion de la jeunesse de leur pays, c'est la diversité qui les caractérise, depuis ceux à l'identité confessionnelle certaine jusqu'aux moins déterminés s'associant surtout au caractère festif de l'évènement. Les pélerins rassemblés en 2000 dans la vie éternelle étaient heureux de proclamer une foi qui les fortifie. A Toronto, la manifestation 2002 est apparue caractéristique d'un christianisme démonstratif, affichant des valeurs de fraternité et de tolérance, rejetant une modialisation sauvage et mettant en gartde contre " le plaisir superficiel et éphémère des sens". Les JMJ, en ce sens, constituent un temps d'identification dans un monde marqué par un pluralisme des valeurs. La pratique des grands rassemblements répond sans doute partiellement à une recherche spirituelle d'accomplissement personnel à laquelle les formes classiques de la participation religieuse peuvent difficilement satisfaire. Elle est bien adaptée à la différenciation des niveaux d'engagement spirituel des participants ( contenus du croire plus ou moins vaste, degré de conviction plus ou moins profond ). En même temps, l'émotion collective vécue peut constituer, pour certains, un premier pas vers des formes plus durables d'implication religieuse. Cette formule des rassemblements d'un nouveau type centrée sur des évènements qui font date - JMJ, Jubilé, Rencontres de Taizé, ...- s'inscrit bien dans l'air du temps, mais n'est pas suffisante à elle seule.
Marcher sur les deux jambes suppose aussi un véritable enracinement dans le terreau local, moins spectaculaire, mais plus durable et plus profond. Il va être, en effet, de plus en plus difficile de vouloir réguler la vie ecclésiale ssur l'ensemble du globe depuis Rome. Par sa présence multiculturelle sur tous les continents et dans les pays les plus divers, afin d'éviter des dysfonctionnements, voire de nouvelles séparations, une plus grande place ne devrait-elle pas être accordée aux Eglises locales, aux synodes, aux conférences épiscopales ? Sans doute, faut-il plus largement continuer à explorer du côté des ouvertures esquissées par le concile Vatican II quant à la façon de concevoir l'Eglise et son rapport aux sociétés modernes. Il faut aussi que l'Eglise gomme certains des traits centralisateurs et doctrinaires qu'elle offre fréquemment d'elle-même, qu'une pondération plus grande soit donnée à la collégialité et qu'une place plus importante soit accordée au niveau local, aux conseils presbytéraux et pastoraux. Pour les temps qui sont les nôtres, un évêque, comme Mgr Albert Rouet, encourage, tant en zones rurales qu'en zones urbaines, l'établissement de rassemblements de croyants témoignant d'une vie de foi visible dans leur secteur dans une perspective d'ouverture aux autres. La communauté locale est composée d'un groupe de laïcs ( élus ou appelés et envoyés par l'évêque ) qui prend en charge avec un prêtre un territoire ( 2005 ). La vie de la communauté chrétienne de base repose sur un noyau de cinq personnes. Aux trois charges correspondant à l'annonce de la foi, à la mission de la prière et à l'exercice de la charité s'ajoutent la nécessaire exécuion des tâches matérielles et une foncion de coordination et d'animation remplie par lme délégué pastoral. De son côté, Mgr Gérard Daucourt, évêque de Nanterre, préconise les " petites communautés fraternelles de foi " entre personnes qui se fréquentent dans la vie quotidienne et dans le partage de la Parole.
Dans un tissu social dont le christianisme ne sera plus le facteur structurant que des siècles durant il avait constitué, ces quelques voies à prospecter débouchent naturellement sur la question oecuménique. Le XXIe siècle qui s'ouvre ne pourra que progresser dans les efforts de rapprochement entre les Eglises de la réforme, la confession anglicane, l'Eglise catholique et l'orhodoxie. La séparation entre chrétiens paraît à beaucoup, aujourd'hui, peu fondée. D'importantes recherches théologiques ont été menées de part et d'autre dans les dernières décennies et une plus grande compréhension des points de rencontre et de divergence s'est opérée. Malgré tout, les rapprocchements sont délicats car, au-delà d'incompréhensions séculaires, il reste des traditions doctrinales et liturgiques fort différenciées. Aussi, le visage du christianisme de demain pourrait prendre moins " la forme d'un hypothétique et improbable 'retour' ( que celle ) d'une communion de communionss, d'une Eglise d'Eglises gardant leurs traditions légitimes propres et se reconnaissant mutuellement dans leurs diversités mêmes " ( Paul Valadier, 1999, p. 205 ). Une logique de communion dans la pluralité répondrait aux attentes du plus grand nombre car " ce qui nous unit est bien plus grand que ce qui nous sépare " rappelle le père Alexandre Men de l'église orthodoxe russe ( 2004, p.62 ). C'est dire que devrait être réalisée une union dans la même et unique foi au Christ à travers une rencontre respectueuse des charismes et des singularités des diverses Eglises confessionnelles. C'est en tout cas une voie à explorer par les différentes confessions chrétiennes dont les divisions, étrangères à l'Esprit du Christ seront de plus en plus difficiles à saisir par les membres d'une société sécularisée et pluraliste.
La capacité à témoigner de l'unité future du peuple de Dieu est entravée par le maintien de dissensions tant entre confessions qu'au sein même de l'Eglise catholique. " Chacun doit apprendre la part de vérité dont témoigne son frère chrétien et qui manque à la plénitude de sa propre confession de foi. La catholicité de chacune des confessions chrétiennes est une catholicité blessée par l'absence des autres à sa propre célébration eucharistique " ( Bruno Chenu, 2002, p. 310 ). Les problèmes doctrinaux sont certes importants, mais ils ne doivent pas empêcher les terrains de rencontre. Hélas, il y a encore du chemin à parcourir.
Ce n'est pas le récent document intitulé Dominus Iesus publié par le préfet de la congrégation pour la doctrine de la foi qui va entrouvrir plus largement la porte à l'espérance oecuménique. " Malgré les divisions entre chrétiens, l'Eglise du Christ continue à exister, en plénitude, dans la seule catholique ". Même si ce texte se veut avant tout strictement théologique, peut-on contester aux Eglises de la Réforme qu'elles puissent être " des Eglises au sens propre dans la situation historique où nous sommes d'un tragique échec de l'unité chrétienne théoriquement revendiquée sans pour autant que le terme catholique puisse authentifier une réelle et attractive universalité ( André Mandouze, Le Monde, 24/2/2000). Les trois co-présidents du Conseil des Eglises chrétiennes ( catholique, protestante, orhodoxe ) on cherché malgré tout à recadrer l'impact du document en menant des réflexions communes sur des sujets éthiques comme la quesion du clonage et en essayant de dégager une position analogue de la laïcité à la suite de la proposition française de retirer la référence " au patrimoine religieux de l'Europe". La récente réaffirmation de la doctrine vaticane la plus traditionnelle sur l'eucharistie et le rappel de l'impossibilité des " inter-communions " entre catholiques et protestants ne va pas faciliter les relations entre les deux communautés ( Encyclique du 17 avril 2003 ). Et pourtant, l'oecuménisme peut-il se réaliser autrement que par la communion fraternelle, dans la charité réciproque, entre chrétiens d'obédience diverse ?
Si l'Eglise est une communion d'amour la réconciliation ne saurait être toujours reportée. Et pour qu'un véritable dialogue oecuménique s'instaure, ouvrant la voie à l'acceptation d'une diversité chrétienne, une plus grande diversité et autonomie des Eglises locales n'est-elle pas indispensable ? En bref, les perspectives d'avenir du christianisme passent, moins par le regret obsédant d'une époque qui ne reviendra pas, et davantage par " l'intégration du pluriel ", selon l'heureuse formulation de Jean Delumeau ( Guetter l'aurore, 2003, p. 189 ).
Enfin, le siècle à venir devrait être aussi une ère de responsabilité accrue des religions. Avec le déclin des idéologies, les religions sont passées du rang de superstructures obscurantistes à éliminer, dans la logique marxiste, au rang de facteurs à prendre en compte sur la scène internationale. Seront-elles à l'origine de conflits entre différents fanatismes ou contribueront-elles dans leur diversité à la coexistence des peuples et à la promotion de l'humanité ? C'est un des mérites du pontificat de Jean-Paul II d'avoir favorisé à Assise une rencontre des religions. Sans nier les difficultés de la tâche à entreprendre, oecuménisme renouvelé et dialogue avec les religions non-chrétiennes devraient constituer des lignes de force quasiment obligées de la réflexion religieuse du nouveau siècle. Dans un contexte de conflits dramatiques ( attentats du 11 septembre 2001, affrontements sans cesse recommencés israélo-palestiniens) le sommet inter-religieux d'Assise de janvier 2002 a réaffirmé le refus des religions de voir le nom de Dieu justifier la violence.
Dans une société devenue pluraliste la dépendance de naguère à l'égard d'une autorité religieuse ou morale, censée détenir seule la plénitude de la vérité n'est plus guère envisageable. Qu'on s'en réjouisse ou qu'on le déplore, il est difficile de ne pas prendre en compte ce nouveau rapport de l'Eglise et de la société présente. Comme nous sommes dans une société où les chrétiens doivent, dorénavant, se reconnaître en minorité, ceux qui attendent tout de la terre accepteront de moins en moins que les autorités religieuses imposent leurs points de vue et leurs prescriptions à la société civile. Combien de fois a-t-on pu entendre ceux qui ne partagent pas la perspective chrétienne dire : " que les chrétiens s'imposent des obligations s'ils le veulent, mais qu'ils ne cherchent pas à les imposer aux autres".
Le Christ glorieux se manifeste à saint Jean, chapiteau du porche de l'abbaye de Fleury, Saint-Benoît-sur-Loire ( Loiret ).
* L'Eglise, demain : moins une restauration qu'un nouveau mode de présence au monde.
La sortie de la société dite de chrétienté ne signifie pas pour autant la fin du croire contemporain. C'est la fin d'une ère et, sur ce point, le débat est clos. C'est aussi l'entrée dans un nouvel âge et, pour l'Eglise, cela implique un changement majeur de son mode de présence au monde. Le problème, dans ces gros temps actuels, est de rendre plus lisible le message évangélique dans un environnement d'offres spirituelles plurielles. Il ne s'agit pas de céder à de pseudo-réenchantements tels qu'on peut en rencontrer sur le marché des croyances. Il s'agit plutôt, si un renouveau du christianisme doit s'opérer, de se demander si un certain nombre d'aménagements ne devraient pas être effectués ?
Ne faudrait-il pas, d'abord, qu'une attitude de miséricorde l'emporte sur le durcissement de l'enseignement du magistère romain ? Autrement dit, il s'agit moins de tenter une impossible restauration en faisant prévaloir une position doctrinale traditionnellement conservatrice que de retrouver la perspective conciliaire d'ouverture de l'Eglise sur le monde moderne.
Il faudrait affranchir la Bonne Nouvelle de formes culturelles qui ne parlent pas aux générations actuelles et procéder aux ajustements que nécessite la culture présente. Relativement à l'homme des siècles précédents, étroitement enserré dans un maillage d'influences coutumières, sociales, religieuses, l'homme contemporain apparaît dépourvu de racines. Cependant, d'un autre côté, libéré de la pression sociale, il paraît jouir d'une forte autonomie comportementale et paraît plus responsable de ses choix dans tous les domaines de l'existence. Du point de vue religieux qui nous retient ici, il convient de reconnaître que la société institutionnellement chrétienne n'était pas sans présenter un certain nombre d'ambiguïtés, du fait notamment des risques d'infantilisme de la foi chez des personnes restées mineures sous la tutelle de leurs autorités tant spirituelles que temporelles. La religion était naguère plus conventionnelle ; la pratique religieuse était plus importante qu'aujourd'hui, mais la foi des fidèles était-elle pour autant toujours plus véridique ? La vie courante des communautés paroissiales rurales n'était pas exempte d'hypocrisie sociale. Faut-il rappeler que bien souvent les hommes s'attablaient dans les débits de boissons pendant que les femmes allaient à l'église !
Le déracinement et la sécularisation contemporains conduisent, certes, à une perte d'influence du religieux, mais, par ailleurs, obligent à des options proprement délibérées, à un effort véritable de conversion de la part de celui ou de celle qui le souhaite sur la base d'une transcendance reconnue de la foi par rapport à toute raison purement sociologique. Les préoccupations spirituelles, dans une société marquée par la dérégulation des croyances, ne sont probablement pas moindres que dans une civilisation paroissiale où l'encadrement collectif du religieux est tel que le questionnement individuel peut être réduit ou affadi. La foi vécue par chaque croyant sera plus forte, plus authentique si elle est le résultat, non pas d'un enseignement imposé qu'on essaie de respecter, mais le fruit d'une profonde conviction.
Bien sûr, une société qui devient pluraliste est une société dans laquelle disparaît tout consensus quant aux valeurs et aux règles morales. Du point de vue ecclésial, les réponses apportées par l'opinion publique et la législation aux délicates questions de notre temps peuvent ne pas être satisfaisantes ; elles n'en demeurent pas moins de bonnes questions posées par la société à la réflexion chrétienne. Une certaine distance peut toujours être prise par rapport à l'évolution contemporaine des moeurs ; chacun reste libre individuellement de ne pas nécessairement suivre tous les comportements en vogue. De même, ce n'est pas parce que certaines pratiques sont légalement autorisées qu'elles deviennent pour autant obligatoires. Une loi précise ce qu'il est possible de faire dans certaines situations ; elle ne dit pas que ce qui est permis est bien et sans problèmes dans son application. Il reste à chaque être humain à se déterminer librement en conscience dans un climat dont il est difficile de s'émanciper entièrement, il faut bien le reconnaître. Les médias modèlent, en effet, fortement les esprits avec les représentations culturelles dominantes qu'ils véhiculent où sont omniprésents le sexe, le pouvoir, l'argent et l'individu-roi guidé par ses seules émotions ; en bref, des représentations généralement éloignées des valeurs promues par les religions.
Même si elle est exigeante, la religion devrait rendre léger, remplir d'allégresse et, pour cela, s'appuyer sur des propositions positives plutôt que de dénoncer purement et simplement la modernité et brandir trop souvent des interdits. Encore qu'il soit possible de relever des différences d'attention et de traitement entre la sphère privée et la sphère sociale ; la liberté d'appréciation reconnue à chacun n'étant pas la même entre les deux domaines. Faut-il encore qu'on ait appris à prendre le recul qui permet d'adopter ou de rejeter les modèles que la société met sur le devant de la scène.
Ne faudrait-il pas, aussi, renoncer toujours plus à toute forme de pouvoir autre que celui de la seule Parole ? Tout au long des siècles, l'Eglise s'est étendue quantitativement et en influence. Elle a grandi pendant une bonne partie de l'histoire de l'Occident en pouvoir et en prestige, s'installant peu à peu dans les structures temporelles, aussi bien pour le meilleur que pour le pire lorsqu'il lui arrive d'être intolérante, voire persécutrice. Après l'ère dramatique mais fondatrice des martyrs, ce fut la période longue et triomphante de la chrétienté instituée, c'est-à-dire un christianisme établi et considéré bien différent du christianisme au seuil de notre temps. Dans des pages pénétrantes qui n'ont rien perdu de leur actualité, Emmanuel Mounier se réjouissait de la fin de la chrétienté, la compromission avec les pouvoirs temporels ayant atténué la radicalité du message évangélique. La libération des tentations du pouvoir apparaissant alors, à l'auteur de Feu la chrétienté, donner au christianisme une chance de retrouver la pureté de sa condition première.
Soixante ans plus tard, une lecture analogue de la situation du christianisme peut être largement effectuée. La fin de la chrétienté n'est pas la fin du christianisme. C'est certes la fin du rôle socialement englobant de la religion, mais non la fin du message d'espérance dont le christianisme est porteur. Nous entrons dans " l'âge de la purification ou du ressourcement. Le christianisme en quelque sorte s' émancipe de la chrétienté dans ce qu'elle pouvait avoir d'ostentatoire et de normatif... En renonçant à la puissance temporelle, à la contrainte, au dogmatisme, le christianisme retrouve la pureté bouleversante des origines. Il n'est plus compromis avec le pouvoir politique, mais il n'est pas non plus exilé dans un attentisme boudeur. Au sens le plus fort et le plus concret du terme il peut se ressourcer " ( Michel Albert, Jean Boissonnat, Michel Camdessus, 2002, p. 39 ).
Nous sommes ainsi à la fin d'un âge et nous inaugurons une ère nouvelle de recentrage sur le noyau dur de la foi dont on peut se demander s'il ne pourrait pas se passer de certains dépôts et sédiments non essentiels accumulés au cours du temps. Dans le monde actuel, c'est moins par la puissance, moins " par le paraître que par l'être " ( Godfried Danneels, in Duchesne/Ollier, 2001, p. 277 ) c'est-à-dire par la profondeur de la foi, l'amour et l'espérance que l'Eglise saura incarner qu'elle devrait assurer son avenir. C'est en échappant aux ambiguïtés d'époques révolues où il surplombait la société et en recourant à des moyens pauvres que le christianisme pourrait être bien être plus actuel que jamais. Pour manifester ses valeurs propres, le christianisme doit trouver une autre manière de témoigner de la foi en un Dieu personnel et dans l'homme, peut-être sur le mode proposé par le pape Jean XXIII : " L'Eglise préfère recourir au remède de la miséricorde, plutôt que de brandir les armes de la sévérité " ( cité par Frère Roger, fondateur de la communauté de Taizé, Le Monde 31/12/2002 ). Ne pourrait-on pas voir dans cette attitude " la chance d'un christianisme fragile" pour reprendre les termes de Mgr Albert Rouet. De la tentation du pouvoir proviennent nombre de taches dans l'histoire de l'Eglise et de déviations par rapport à la stricte route évangélique : croisades, inquisition, guerres de religion, silence de Pie XII face aux crimes nazis, comportements ambigus et secrets de la hiérarchie vaticane... Dans cette perspective, il faut s'éloigner toujours plus des pouvoirs temporels dont il semble que, dans certains milieux, on conserve la nostalgie. En d'autres termes, que l'Eglise habitée par la seule Parole, cherche à se rapprocher toujours plus de son divin Modèle et que, servante et pauvre, elle illumine le monde. C'est en retrouvant le sens de la parole évangélique dans toute sa vigueur novatrice et son authenticité qu'elle peut " proposer la foi " aujourd'hui, c'est-à-dire " proposer l'Amour qui se révèle en Jésus-Christ et qui nous engage à sa suite " (Mgr Claude Dagens, 2001, p. 95 ).
En d'autres termes, dépositaire d'un donné révélé l'Eglise est amenée à fonctionner " davantage comme un message d'appel que comme une institution encadrante " ( Mgr Gérard Defois, 2004, p. 79 ). Il ne s'agit pas, bien sûr, d'opposer la parole à toute forme institutionnelle car le message a besoin de s'incarner. Témoigner, proposer la foi suppose un passage obligé par des moyens humains, en bref, le recours à des moyens institutionnels appropriés assurant une présence au monde renouvelée.