Jugements derniers :
corps nus versus corps vêtus
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L’horizon du chrétien c’est la contemplation de Dieu. Lors du Jugement dernier les élus ( les brebis ) et les réprouvés ( les boucs ) seront séparés. Les premiers jouissant dans leur corps glorieux de la béatitude céleste tandis que les seconds seront tourmentés dans leur corps et dans leur âme. A l’époque médiévale, hommes et femmes vivaient avec ce bruit de fond permanent. Par ailleurs, sachant que le corps, vecteur de la faute originelle et des vices est aussi le corps des vertus et du salut, les corps des justes et des réprouvés doivent-ils être représentés nus ou habillés ? Telle était la question que se posaient les théologiens médiévaux. Le grand questionnement de l'évêque Honorius d' Autun au XIIIe siècle en est un bon témoignage :
" les saints seront-ils habillés ou nus ? "
La solution la plus purement théologique est celle de la nudité puisque, après le Jugement dernier le péché originel sera effacé pour les élus. Cette thèse est fortement soutenue par saint Augustin au motif de l'innocence retrouvée et de la totale absence de honte. Le vêtement étant un effet de la Chute, comme on l'a vu plus haut, il n'est pas utile de le montrer.
Pour d'autres, en revanche, la nudité est moins affaire de théologie que de pudeur et de sensibilité.
Les deux positions méthodologiques sont soutenues et soutenables.
Les divers ateliers de sculpture ont témoigné dans la pierre, à leur façon et avec leur style propre, de ces interrogations et de ces positions. Les justes seront le plus fréquemment représentés habillés lors de leur accession à la béatitude céleste, le vêtement figurant en quelque sorte leur corps glorieux. Les réprouvés conserveront, en revanche, le plus souvent, dans les tourments infernaux l'état de nudité qu'ils avaient à la sortie du tombeau.

** La résurrection des morts
En utilisant des images de la quotidienneté vécue et de l’existence terrestre les pierres sculptées expriment la vision que l’Eglise a de l’ici-bas et du monde d’en haut. La présentation sculptée des choses de la terre, des styles de vie qu’il faut adopter pour être un bon croyant, de la lumière céleste qui est réservée aux justes et des peines qu’encourent ceux qui s’écartent du droit chemin sont les thèmes majeurs qui sont abordés sur les tympans et les chapiteaux romans.


Eglise de Saint-Révérien, Nièvre
Au son des trompes les morts sortent de leurs tombeaux.




Sur un des tympans de la cathédrale ( gothique ) de Strasbourg, Bas-Rhin on peut remarquer, d'inspiration antérieure semble-t-il, cet ange jouant de la trompe et les morts nus se dressant pour le jugement dernier.



Collégiale de Candes Saint-Martin, Indre-et-Loire
Les corps se lèvent dans le plus simple appareil.
Lors de la résurrection ce ne sont pas des ossements qui seront représentés mais des personnages nus sortant de leurs tombeaux.

** La pesée des âmes
A la fin des temps, lors du Jugement dernier, les mauvais seront séparés des justes. D'un côté, les boucs seront l'objet des tourments infernaux, de l'autre, les brebis connaîtront les joies célestes.


Eglise Saint-Trophime, Arles, Bouches-du-Rhône
Un superbe archange saint Michel effectue la pesée des âmes. Un petit personnage nu est une âme en attente du Jugement.


Eglise de Saint-Révérien, Nièvre

Ici c'est la main divine elle-même qui tient la balance.
Malgré les efforts du monstre infernal la balance penche du côté de l'archange Saint-Michel qui attire à lui les justes.

** Paradis / Enfer 

Une fois réalisée la pesée des âmes au jour du Jugement dernier les justes sont séparés des mauvais.
Alors que les premiers vêtus sont guidés vers les portes de la Jérusalem céleste où les attendent les joies paradisiaques, les seconds nus et terrifiés sont conduits par les êtres démoniaques vers les feux infernaux.

Aux tourments de l'Enfer associés à une mauvaise conduite terrestre s' opposent toujours les modèles du bon fidèle admis au Paradis.
Guillaume Durand de Mende, évêque du XIIIe siècle, écrivait :
«  Parfois, on peint le paradis dans l'église, afin que sa vue invite à l'amour et à la recherche des récompenses célestes ; parfois, aussi, on y représente l'enfer, afin de détourner les hommes des vices par la terreur des supplices " ( 2005, p. 76 ).


Abbatiale de Fleury, Saint-Benoît-sur-Loire, Loiret

Dans une tour de la Jérusalem céleste les élus se pressent près du Christ. En-dessous, deux réprouvés, séparés du Christ par une muraille, émergent de l'étang de feu.


Ancienne abbatiale Sainte-Foy, Conques, Aveyron
Une cloison sépare deux univers ; à gauche, le Paradis ; à droite, l'Enfer. Un ange accueille les Justes au Ciel. Une âme qui vient d'être sauvée se détache de la cloison. La porte du Paradis est arrondie et bien ornée, tandis que celle de l'Enfer est carrée et sobre.


Ancienne abbatiale Sainte-Foy, Conques, Aveyron


Dans l’encadrement de la porte de l’enfer un Léviathan apparaît prêt à dévorer tous les damnés qu’un être diabolique dirige vers sa gueule béante.
Complétant les images fortes de type contre-modèle du tympan le propos moralisateur est sans ambiguité :

" Ô pêcheurs, si vous ne changez pas vos moeurs, apprenez qu'un jugement redoutable vous attend ".


** Corps glorieux / corps tourmentés au tympan d’Autin, Saône-et-Loire
L’opposition fondamentale entre le Bien et le Mal se lit avec force sur les tympans que ce soit à Conques, à Autun, ou à Arles par exemple. A l’ordre régnant dans l’évocation paradisiaque s’oppose le désordre dans les scènes infernales. Les justes jouissent de la contemplation béatifique pendant que les damnés sont soumis aux tourments spécifiquement associés à leurs péchés. D’un côté, les élus - nus ou vêtus - ont une expression sereine et joyeuse ; de l’autre, les damnés - nus le plus souvent - ont des corps déformés par la crainte du châtiment.
Dans le cas des tympans comme dans celui des chapiteaux, les scènes sculptées qui résultent d’une volonté de marquer les esprits des croyants pouvaient être accompagnées d’inscriptions latines. Ainsi peut-on lire sur le linteau du tympan de la cathédrale d’Autun :

«  C’est ainsi que ressuscitera quiconque ne sera victime d’une vie de péché - pour lui brillera sans fin la lumière du jour » et «  Que semblable terreur terrifie ceux que détient l’erreur terrestre - car l’horreur de ces images annonce ce qui les attend ».


Dans la cohorte des condamnés certains se cachent le visage alors que d'autres résignés se joignent les mains.


Ces images de fin des temps sont réalisées en référence à des comportements de la vie courante. Ainsi les corps tourmentés des réprouvés sont représentés d’après les mauvais exemples qui s’écartent du droit chemin : la femme adultère, l'ivrogne et son tonnelet...



Dans le groupe des damnés on remarquera de même l'avare portant sa bourse sur la poitrine



Dans la cohorte des réprouvés nus on remarquera avec effroi les énormes mains extrayant de sa tombe un personnage terrifié.


Des apôtres, les yeux tournés vers le Christ ; saint Pierre tourne le dos au petit groupe pour conduire un juste au Paradis.



Au sein de la cohorte des élus, au regard tourné vers la Jérusalem céleste, se remarquent des abbés portant leur crosse.


Ces images de fin des temps sont réalisées en référence à des comportements de la vie courante. Ainsi la représentation des corps des justes - nus ou habillés - se fait en recourant aux types du saint, du pèlerin. Parmi les bons on observe un pélerin de Jérusalem et un jacquet avec la fameuse coquille sur son havresac.

** Corps glorieux / corps tourmentés sur la façade de Saint-Trophime d'Arles, Bouches-du-Rhône.

L’iconographie du Jugement dernier a plus retenu l’intérêt par ses scènes diaboliques que par les paisibles processions des élus. Il s’agissait avant tout d’inspirer l’effroi par la figuration de contre-modèles.


Un ange tenant un glaive garde la porte du Paradis. Au-dessus apparaît la main de Dieu. Deux prélats - vêtus - condamnés portent la main à leur front en signe de désespoir.

Frise des réprouvés enchaînés s'éloignant du Christ en direction des feux infernaux.


Les damnés nus et terrorisés au milieu des flammes de l'enfer entretenues par un démon cornu.


A l'extérieur du porche, sur le retour droit s'achève la représentation de l'enfer : un démon grimaçant porte deux âmes, têtes en bas.


Enfin, un homme nu, coiffé d'un bonnet phrygien, porte deux petits personnages, les Cercopes, nains voleurs punis par Hercule pour avoir tenté de lui dérober ses armes et qui, restés sourds à la parole divine (ils se bouchent les oreilles), vont en enfer.


Dans la cohorte des justes on note des prélats portant une mître et un voile sur les mains, des prêtres, des hommes et des femmes de toute condition.
Notons que le discours des clercs autour du thème de la nudité, de la honte et du péché d'ordre sexuel a si fortement imprégné les mentalités que les tailleurs de pierre, malgré les textes théologiques, ne se sont pas résolus à ne pas habiller les justes.

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