I - LA LOGIQUE SOCIALE DE L'ALIENATION
DANS ET PAR LA CONSOMMATION




Le courant institutionnaliste constitue l'une des problématiques ayant vocation à saisir la dépendance de la structure des besoins à l'égard du système économique. L'économie dominante, posant les besoins comme des données extérieures au système de production, masque le fonctionnement réel de ce dernier et, par là-même, lui sert d'idéologie et d'apologie implicites. La thématique institutionnaliste peut être caractérisée comme une théorie de l'aliénation dans et par la consommation, cette dernière étant stimulée par des accélérateurs artificiels.

* Dans l'optique institutionnaliste, l'homme aurait largement perdu toute latitude de définition autonome de ses besoins. Si l'individu a perdu la maîtrise de ses propres besoins c'est à cause du
conditionnement social auquel il est soumis. La mise en question résultant chez VEBLEN de la retombée des valeurs de la classe de loisir sur les autres strates sociales ; le mode de consommation des classes populaires étant contaminé par celui de la classe oisive lui-même lié au système de production caractérisé par l'entreprise d'affaires ( Th.Veblen, La théorie de la classe de loisir, Gallimard, Paris, 1970 ). La consommation obéit ainsi largement à une logique de différenciation sociale.

* Le conditionnement, chez
J.K. GALBRAITH, résulte du fonctionnement même du système industriel moderne dont l'objectif de croissance continue de la production exige une création indéfinie des besoins. Le modèle de consommation favorable à la croissance de la production est inculqué à l'ensemble de la population par manipulation plus ou moins directe.( Galbraith, L'ère de l'opulence, Calmann-Lévy, Paris, 1961 et Le nouvel état industriel, Gallimard, Paris, 1968 ).

* Pour
Ivan ILLICH, la structure de la société est largement déterminée par les "mega-institutions" et les "mega-outils" auxquels recourent les précédentes. La complexité des institutions rend les usagers complètement dépendants ; de plus, le fonctionnement
de ces services soulève autant de problèmes qu'il en résoud. La croissance de l'institution accroît son inefficacité ; et plus elle perd de son efficacité plus on tend à la complexifier et plus elle croît (
Ivan Illich, La convivialité, Le Seuil, Paris, 1973 ).

* L'institutionnalisation du fétichisme de la marchandise s'effectue, en effet, dans ce modèle selon un double processus. D'une part,
consommateurs et usagers ne sont, pour le système de production privée et pour celui des institutions publiques, que de simples récepteurs pour leurs produits respectifs. Les individus par la contamination, la manipulation et l'intoxication psychologique ressentant des besoins sans cesse croissants de biens et services dont ils deviennent largement dépendants. D'autre part, le fétichisme de la marchandise est institutionnalisé en ce sens que les services du système de production et de l'appareil institutionnel public se substituent aux libres initiatives créatrices individuelles renforçant, ainsi, les valeurs des pratiques de consommation passive. Le réseau de valeurs institutionnalisées détermine, par le même mouvement, la façon dont les besoins sont perçus et les moyens de les satisfaire. C'est en ce sens que l'on peut parler de modèle aliéné de consommation au sens institutionnaliste.

Ces auteurs, de
VEBLEN à ILLICH en passant par GALBRAITH, font reposer leur analyse des valeurs institutionnalisées sur un certain moralisme et sur des normes idéales de nature. Au-delà du minimum de subsistance le sujet peut être modelé par l'environnement socio-culturel ; il est aliénable. En-deçà, il est type idéal, intemporel mais saisissable en lui-même ; il est inaliénable. Cette distinction, en maintenant le socio-culturel dans les besoins psychiques permet de retrouver, derrière la notion de besoin-survie, une référence originelle fondée dans la nature. Les besoins authentiquement humains seraient ainsi truqués, manipulés par le jeu d'institutions venant perturber la libre expression de la nature originelle de l'homme. Il faut alors supposer l'existence d'une conscience claire des besoins authentiquement humains et la possibilité d'établir une délimitation stricte entre besoins utilitaires et superflus.

Si cette distinction entre vrais et faux besoins peut présenter quelque intérêt pour la société, elle n'en présente aucun pour l'agent individuel. Les institutionnalistes, sur la base du
principe de facticité des besoins mettent à jour le caractère artificiel de certains besoins et soulignent les dysfonctions du système économique. Par là-même, ils ont produit une critique sociale
stimulante ; mais, leur mode d'analyse les a conduits à considérer le capitalisme dans son stade monopoliste comme
instance diabolique de perversion des valeurs authentiques et, par suite, les a empêchés d'étudier la détermination de tous les besoins.
La thèse institutionnaliste apparaît, ici, beaucoup moins générale que la problématique marxiste selon laquelle les besoins dépendent des exigencesobjectives du procès de production et du procès de travail.