III - LA LOGIQUE SYSTEMIQUE
DE LA PRODUCTION ET DE L'ECHANGE GENERALISE DE SIGNES.




Pour Jean BAUDRILLARD les besoins ne sont pas produits un par un en relation aux objets respectifs. L'individu n'est pas là d'abord avec ses besoins et voué par la nature à s'accomplir en tant qu'être humain. C'est le " système des besoins "qui est le produit du système de production. Les besoins ne doivent pas être définis comme force innée, mais comme fonction induite dans les individus par la logique interne du système. Ces besoins étant produits comme force consommative dans le cadre plus général des forces productives, production et consommation doivent être considérées comme unique processus logique de reproduction élargie des forces productives. Cet impératif, qui est celui du système, passe dans les mentalités et l'idéologie courante. Autrement dit, il n'y a de besoins que parce que le système en a besoin. Les besoins des individus
consommateurs sont des forces productives aujourd'hui requises par le fonctionnement du système lui-même au même titre que la force de travail.
L'hypothèse conceptuelle de
BAUDRILLARD est, en effet , que les " besoins ( le système des besoins ) sont l'équivalent du travail social abstrait : sur eux se fonde le système de la valeur d'usage, comme sur le travail social abstrait se fonde le système de la valeur d'échange. L'hypothèse implique aussi, pour qu'il y ait système, qu'une même logique abstraite de l'équivalence règle la valeur d'usage et la valeur d'échange, un même code " ( " Au-delà de la valeur d'usage ", in Pour une critique de l'économie politique du signe, Gallimard, Paris, 1972, pp. 155-156 ).
Dans cette perspective, ce sont les deux fétichisations, celle d'usage et celle de la valeur d'échange, elles seules réunies, qui constituent le fétichisme de la marchandise. Une même logique ( et un même fétichisme ) jouerait sur les deux versants de la marchandise spécifiés par
MARX : valeur d'usage et valeur d'échange.

Cette lecture du système de production et du système des besoins met en jeu un mode de production différent du mode de production matérielle ( et pour cette raison échapperait à l'interprétation marxiste ) ; elle met à jour une
logique inconsciente de la différenciation sociale qui ne se définit plus par la propriété des moyens de production, mais par le contrôle du procès
de signification. Considérés en soi et un par un les biens de consommation n'ont pas de sens ; seuls ont un sens le rapport à ces objets et la " perspective " sociale d'ensemble dans laquelle ils se situent. L'objet n'est jamais consommé en soi
( dans sa valeur d'usage ), mais manipulé comme signe distinctif.
L'objet est en cause, non sa fonction objective ; il fait moins fonction d'objet que fonction de preuve, d'exposant social. Les éléments pouvant être utilisés en vue de signifier une différence vont des matériaux aux marques, des formes aux couleurs. Tout et n'importe quoi peut être constitué en tant que support d'une différence. La logique sociale de la consommation loin d'être une logique de l'appropriation individuelle de la valeur d'usage des objets est une logique de la production et de la manipulation des signifiants sociaux.
Sans doute, ce procès de différenciation statutaire a-t-il un accent vécu, conscient, éthique ( celui de l'échelle de prestige ) ; mais la différenciation dépasse inéluctablement l'agent individuel. La différenciation c'est aussi, en même temps, l'instauration d'un ordre total des diofférences qui est d'emblée le fait de l'ensemble sociétal. Le procès de différenciation a alors un aspect structurel, inconscient : c'est l'inscription permanente dans un code lequel échappe pour l'essentiel aux individus.

Ainsi,
BAUDRILLARD nous invite à voir le champ de la consommation non pas en tant que champ homogène, mais comme champ social structuré où les biens ainsi que les besoins eux-mêmes filtrent vers le bas à travers les différentes classes sociales. Le code de l'avoir, s'adressant à tous apparemment sur le même registre donne une impression de démocratisation
sans limite des relations sociales par le biais d'une possession toujours renouvelée d'objets alors qu'il n'en est rien. Cette impression d'accessibilité générale à la société de consommation - suractivée par le pouvoir publicitaire
et la mode - concourt à entretenir l'opinion qu'il est possible de franchir des degrés supérieurs de l'échelle sociale par la simple acquisition de nouveaux biens plus coûteux. Mais cette mobilité sociale escomptée fondée sur le renouvellement incessant des objets possédés n'est qu'illusoire. La différenciation des objets s'inscrit dans une optique hiérarchique discriminante de groupes sociaux ayant pour fonction de distinguer les consommateurs les uns par rapport aux autres dans une perspective de surenchère permanente à travers l'univers objectal.

Alors que la société de consommation donne à croire à un accès virtuellement identique pour tous aux biens produits et vendus, il y a production sociale d'un " matériel de différences " et une hiérarchie dans l'acquisition des biens et services.
La filière des besoins, comme celle des biens, est ainsi socialement sélective.