LA CONDITION HUMAINE



L'histoire des hommes est le fruit du jeu successif des vagues de générations qui traversent la vie, cette voyageuse fragile et fugace
sur la scène du monde.

L'homme, comme tous les êtres vivants, n'est que de passage sur la planète Terre. La vie démarre avec le sourire du nouveau-né, se poursuit avec les mimiques de l'ado, l'éclat de la jeunesse, la demi-teinte de l'âge mûr avec déjà ses illusions perdues, les affres de la vieillesse et les angoisses du grabataire.
L'homme naît, est de son temps et subit les outrages du temps ; un jour le temps lui redemande sa vie, et il finit par passer un jour du temps. Ainsi, la vie mène tout droit à la mort. En bref, la vie c'est la mort programmée.
Les êtres vivants disparaissent parce qu'ils vivent ; ils se reproduisent parce que à échéance plus ou moins lointaine, quoique certaine, ils vont devoir quitter le théâtre du monde. Que sont étroits les liens entre la vie, l'amour et la mort ! La victoire de la vie
interfère continuellement avec la victoire de la mort.

Ceux qui sont morts se trouvent soustraits au temps. Après avoir vécu tous les évènements de leur vie avec en toile de fond la menace de leur propre mortalité, ils quittent à jamais le présent pour entrer dans le passé. Ils ont vécu goûtant les joies simples de la vie et supportant ses aleas. Il en a été, certes, toujours ainsi ; cependant,
l'air du temps, ici aussi, imprime sa marque.

Jusqu'au XVIIIe siècle, plus de la moitié d'une génération disparaissait avant d'être en âge de participer à sa propre reproduction. L'espérance de vie à la naissance était faible, les mortalités infantile et maternelle étaient importantes. A cela venaient s'ajouter périodiquement famines, épidémies et guerres. Dans ces conditions, les populations avaient une expérience familière et fréquente de la mort. Le contexte social et culturel était tel qu'il s'agissait de vivre pour les individus avec la présence toujours éminente de la mort.



Avec les baisses historiques des taux de mortalité infantile et maternelle
l'espérance de vie doubla entre 1817 et 2005, passant de 40 à 80 ans en moyenne en France. De ce fait et compte-tenu de la modification de l'espace-temps des communautés - toujours moins rurales et davantage citadines - la venue au monde et le départ des individus se sont profondément transformés. A tel point que la mort, dans nos sociétés, est moins ressentie - dans les premières décennies de la vie - comme faisant partie de l'ordre des choses.

L'homme moderne vit ainsi près de la moitié de son existence sans une forte conscience de la mort, estimant qu'il aurait bien le temps d'y penser. Il a tendance à escamoter, dans son comportement quotidien, ce qui lui rappelle l'acte ultime de la vie. Il rêve même de se rendre immortel en allongeant toujours plus sa vie grâce aux progrès des bio-technologies, nanotechnologies et systèmes d'information.
La traversée de l'existence, toujours incertaine et fragile, a des chances d'être de plus en plus longue pour un plus grand nombre.
Sans envisager, comme certains, une future réanimation cryogénique, l'enjeu de la société contemporaine est moins de parvenir à l'immortalité que d'assurer une longévité accrue dans de meilleures conditions de vieillissement.

L'homme moderne a beau éluder, dans son comportement quotidien, ce qui lui rappelle l'acte final de la vie, il n'en reste pas moins
en tension continue avec la mort, sa propre mort.

Si, d'un point de vue impersonnel,
la mort peut être saisie comme le terme inéluctable d'une trajectoire vitale, elle peut être envisagée aussi, d'une façon toute personnelle, comme un projet de vie incomplet, non entièrement atteint.
On sait que la durée de vie de chaque espèce est génétiquement programmée. Tout comme le grain a son être dans l'épi qu'il sera,
toute existence humaine a son être dans son entière réalisation dans le temps qu'il lui est donné de vivre.
La mort est le risque pour toute aventure humaine de ne pas avoir pleinement accompli son projet existentiel.
Même à un âge avancé, l'homme se sent souvent pris de court par la mort ; il arrive parfois que la mort soit acceptée, voire désirée par une personne ne supportant plus ses souffrances physiques et psychologiques. Piergiorgio Welby, atteint de dystrophie musculaire, a demandé ainsi à mourir ; le 20 décembre 2006, le respirateur qui le maintenait en vie depuis 1997 a été débranché.
Par sa mort le débat sur l'euthanasie a été relancé comme l'avait fait la mort de
Vincent Humbert quelques années plus tôt et en 2008 celle de Chantal Sébire.
Le corps exténué opère une sorte de reddition et réclame la cessation des souffrances endurées, fusse au prix d'une délivrance sans espoir...La vie ne semble plus valoir la peine d'être vécue. Le propre de l'existence est de tendre vers un but, vers un avenir ; dans ces cas dramatiques le principe même de l'existence se détruit puisqu'il a semblé à ces personnes qu'elles n'avaient plus rien à attendre de la vie...

En dernière analyse,
ce qui fait la valeur d'une existence c'est sa tension permanente vers un à-venir, vers un en-avant dont
elle reçoit son sens.

Au fil du temps, les rapports des vivants avec les morts se sont profondément modifiés. Mais, si les réponses apportées sont différentes, les interrogations fondamentales sur le sens de l'existence demeurent.