RICHESSE DE L'ART ROMAN

" Mesure de l'espace, mesure de l'esprit "
(
Henri Focillon )
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Chaque époque a connu ses détracteurs de l'art. Aveugles aux liens essentiels unissant le Beau, le Vrai et le Bien, ils fulminent contre les chefs d'oeuvres en lesquels ils ne voient qu'un diabolique divertissement. Ainsi, Bernard de Clairvaux se déchaîne contre les images. "On montre quelque très belle image d'un saint ou d'une sainte, et les saints sont estimés d'autant plus saints qu'ils sont mieux coloriés. Les gens admirent ce qui est beau, bien plus qu'ils ne vénèrent ce qui est sacré". On pourrait aussi reprocher au Christ de s'exprimer par paraboles, et accompagner Eckhart dans la quête de cet "abîme sans fond et sans forme de la divinité silencieuse et déserte (...) où il n'y a trace ni d'ouvrage ni d'image"!

Bâtisseurs, sculpteurs, peintres, savaient qu'artisans, laboureurs, moines, ne sont pas des mystiques à la recherche de l'essence même de Dieu et découvrant que leur théologie négative et superlative les condamne finalement à un silence dont on ne sait s'il procède d'une béatitude devant l'indicible ou de l'ultime vertige d'un esprit qui ne sait plus s'il doit identifier Dieu à l'être ou au néant.

L'homme des deux siècles romans connaît les récits bibliques, les Evangiles et leurs prolongements dans les textes apocryphes souvent reçus comme d'indispensables compléments de l'Histoire Sainte. Il connaît les vies des saints et les miracles, que collectera la
Légende dorée au XIIIe siècle. Et s'il accepte le dépouillement intérieur de certaines églises, comme celles d'Ile de France où le décor des corbeilles tend si souvent à l'abstraction, il ne refuse pas les images lorsque la présence d'un artiste, la volonté d'un clerc ou simplement une tradition héritée des siècles romains les font jaillir à profusion, comme en Provence ou en Saintonge.

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Notre-Dame de l'Assomption, Oulchy-le-Château (Aisne).

Encore faudrait-il prendre bien des précautions avant de parler de dépouillement. La petite église berrichonne de Brinay n'est ornée d'aucune sculpture... mais les murs du choeur sont entièrement couverts de fresques. Et il en va de même à Nohant-Vic. Et dans les Grisons, la survie miraculeuse des 153 panneaux de bois peints de la nef romane doit inciter à la prudence ceux qui ne songeraient qu'aux sculptures et aux fresques. Que de boiseries, de tentures ont disparu, victimes des incendies, des pillages, de l'humidité...

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Saint-Aignan, Brinay ( Cher )


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Saint-Martin, Zillis, dans les Grisons ( Suisse )

Et les monstres! s'indigne
Bernard de Clairvaux. Soignant une fois de plus son style de façon fort mondaine, le voici qui s'attaque au bestiaire des chapiteaux: "Mais que font dans les cloîtres, devant les frères en train de lire, ces grotesques qui prêtent à rire, ces beautés d'une étonnante monstruosité ou ces monstres d'une étonnante beauté?" Pauvre maître de Silos: qu'il soit anathème! Et l'on voue aux gémonies l'artiste des tailloirs de Moissac. L'histoire nous a plus d'une fois montré que les iconoclastes se faisaient volontiers bourreaux: le souci de purifier autrui s'achève en extermination de tous ceux en qui l'on croit déceler quelque impureté.

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Saint-Pierre, Moissac ( Tarn-et-Garonne )


Cible des diatribes hargneuses de Bernard,
l'abbé Suger, son exact contemporain, fit graver sur les portes de bronze de Saint-Denis: "N'admire ni l'or ni la dépense, mais le travail de l'oeuvre (...) L'esprit engourdi s'élève vers le vrai à travers les choses matérielles". Le philosophe peut passer mille heures à peaufiner un ouvrage, ou pire, à simplement tenter de comprendre un texte... il fera toujours figure de paresseux face aux maîtres verriers, sculpteurs ou peintres qui affrontent la réalité matérielle pour lui donner, malgré son altérité, des formes dans lesquelles notre esprit se reconnaîtra. L'abbé Suger n'est pas un naïf qui veut faire peur au peuple avec des diables et éblouir les moines avec ses vitraux. Il sait que le travail est une valeur. "L'oisiveté est ennemie de l'âme. C'est pourquoi, à certaines heures, les frères doivent s'occuper au travail des mains, et à certaines autres à la lecture des choses divines" (Règle de saint Benoît, chapitre 48). Or les grandes images romanes, images de pierre des sculptures, images de couleur des fresques, peintures et enluminures, images de lumière des vitraux, sont les résultats de durs travaux accomplis dans l'éclairage de "la lecture des choses divines"... Nous devons en être certains, même si, regardant hippogriffes et sirènes avec quelque perplexité nous avons oublié qu'ils étaient, pour l'homme roman, les habitants d'un même monde.

A l'époque romane, ce souci de bâtir et d'embellir l'espace sacré n'est que rarement le fait d'une orgueilleuse ambition. L'esprit bénédictin façonne la chrétienté, et l'art se développe dans un esprit d'humilité et de charité. A côté des plus grandioses réalisations – dont Cluny nous donnerait une idée si plusieurs générations d'imbéciles plus ou moins haineux n'en avaient pas fait leur victime entre 1750 et 1823 – fleurissent prieurés et eglises paroissiales. Nous sommes bouleversés par Saint-Gilles du Gard, par San Isidoro de Leon, par les portails des stavkirker de Norvège, mais que cela ne nous fasse pas perdre de vue que des talents rustiques, modestes, parfois malhabiles, pouvaient s'exprimer sans s'exposer au mépris et à la risée d'esthètes s'autoproclamant maîtres absolus du goût.

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San Isidoro, Leon, province de Leon ( Espagne )

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Saint-Just, Pressac ( Vienne )

Nous n'avons pas à porter des jugements qui nous inclineraient à écarter telle sculpture d'une chapelle de village sous prétexte qu'elle n'a pas, à nos yeux, la même valeur esthétique que l'Isaïe de Moissac. Dom Angélico Surchamp – dont on connaît l'effort d'une vie entière pour faire connaître et aimer l'art roman – insistait pour qu'on fît place à toutes les oeuvres, sans réserves. Art des moines bénédictins d'abord, l'art roman est un art d'accueil dans lequel la production du maître comme celle du tâcheron doivent être mesurées à l'aune de l'authenticité de l'offrande qu'elle constitue. L'heure n'est pas encore à la virtuosité que désertera peu à peu la spiritualité.
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Saint-Georges, Le Heaulme ( Val d’Oise )

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Santa Maria Assunta, Canari ( Corse )


L'art roman accueille les plus humbles créateurs, et nous devons mettre à l'honneur leurs travaux, comme l'abbé doit honorer ses hôtes.
"Tous les hôtes qui arrivent seront reçus comme le Christ, car il dira un jour: J'ai été votre hôte et vous m'avez reçu (...) C'est surtout en recevant des pauvres et des pèlerins qu'on montrera un soin tout particulier, car, en eux plus qu'en d'autres, c'est le Christ qu'on reçoit" (Règle de saint Benoît, chapitre 53). Au début du XIe siècle, saint Odilon, abbé de Cluny, à qui l'on reprochait sa mansuétude, répondit: "J'aime mieux être jugé miséricordieusement pour ma miséricorde que sévèrement damné pour ma sévérité". Ainsi s'exprime l'esprit de Cluny qui doit nous inspirer la clémence envers les oeuvres, et c'est pourquoi nous essaierons d'en montrer la diversité sans établir de hiérarchie.
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Saint-Trophime, Arles, ( Bouches-du-Rhône )

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Abbatiale Notre-Dame, Selles-sur-Cher ( Loir-et-Cher )


L'oeuvre romane n'est pas gratuite, elle a pour fonction première de
manifester une vérité, – ce qui ne signifie pas illustrer un texte. Il arrive même souvent qu'il s'agisse d'une vérité que les plus savants commentaires ne parviennent pas à exprimer, si ce n'est au prix d'un discours si laborieux qu'elle finit par s'y noyer. Le Père Sirgant, qui a si bien compris l'esprit de Saint-Pierre de Moissac, dit avec une juste et profonde simplicité: "A Moissac, il n'y a aucune méchanceté". Le Christ tient le Livre, entouré par les quatre Vivants et deux anges aux doux visages, tandis que les Anciens, tenant cithares et bols d'or l'adorent en souriant. Ici comme nulle part ailleurs, la grande vision de l'Apocalypse est éclairée par la première épitre de saint Jean: "Dieu est amour". Les visages des Anciens rayonnent de bonheur, les quatre Vivants sont tendus vers le Christ, les anges, eux, sont plus sereins, on sent qu'ils ont l'habitude, mais dans leur délicat sourire s'exprime le bonheur d'être auprès de ce Dieu dont le regard nous dit qu'Il veut que chacun de nous soit sauvé. Le génial sculpteur effectue en une seule image la synthèse des textes de saint-Jean.

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Saint-Pierre, Moissac ( Tarn-et-Garonne )

Sculptures et peintures n'ont pas pour fonction de se substituer aux textes pour en donner connaissance à une population analphabète. Bien au contraire: les images supposent cette connaissance sans laquelle elles seraient incompréhensibles. Mais l'art roman ne s'arrête pas aux mots, il prolonge en images les textes sacrés, il en explore les sens multiples. Il dévoile ainsi l'ineffable.

Nous savons tous que saint Thomas n'a pas cru immédiatement ceux qui lui disaient que Jésus était ressuscité. Certains pensent qu'il est le mauvais élève de la classe des Douze. Mais dans le cloître de Silos, d'un grand geste du bras, le Christ sépare Thomas des autres. Sa main tendue au-dessus de la tête de l'apôtre le protège des donneurs de leçons et confère ainsi une valeur au doute de celui dont la foi authentique repose sur une nécessaire incrédulité.
"Du sceptique qu'il était, il devient l'homme de la foi redoublée" écrit Gérald Antoni qui cite saint Grégoire: "Il a donc cru tout en voyant, puisqu'en regardant un vrai homme, il a proclamé que celui-ci était Dieu, et cela, il n'avait pu le voir. Le relief du pilier d'angle de Silos l'exprime de façon fulgurante par le mouvement du Christ et la disposision des personnages.

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Cloître de Santo Domingo de Silos ( Espagne )

Bêtes et monstres hantent les chapiteaux, rodent sur les tailloirs et les architraves.
"Beautés monstrueuses, belles monstruosités". Ces êtres inquiétants viennent des récits bibliques, des visions apocalyptiques, des apocryphes, et, souvent aussi, des marges de la chrétienté, d'où les rapportaient les moines, les pèlerins, les artistes: le Moyen Orient, l'Afrique du Nord, l'Irlande, la Scandinavie... Les hommes des temps romans étaient de grands voyageurs. Pèlerins, croisés, les "affamés de Dieu" se rendaient à Rome, à Compostelle, en Terre Sainte. Ils en ramenaient des récits, des objets, des étoffes. Les abbés visitaient des prieurés ou d'autres monastères très éloignés. Le bestiaire s'enrichit par ces échanges, ces voyages. Les sources sont parfois connues, et d'autres fois difficiles à établir.

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Eglise d’Urnes ( Norvège )


Parmi tant d'autres ayant parcouru les chemins d'Europe et de Palestine, prenons trois exemples de clercs venant d'Italie et ayant séjourné au Bec-Hellouin à l'époque de Guillaume le Conquérant. Saint Anselme, né à Aoste, abbé du Bec en Normandie, devint évêque de Canterbury. Guillaume de Volpiano, lui aussi né en Italie et passé par le Bec, devint abbé de Saint-Bénigne de Dijon. Un troisième Italien, Lanfranc, étudia à Pavie, fut moine au Bec avant de devenir abbé de Saint-Etienne de Caen.

Les artistes eux-mêmes ne demeuraient pas nécessairement dans une même province. On trouve les sculptures très reconnaissables du Maître de Cabestany sur une aire qui recouvre le Nord de l'Espagne, le Languedoc et l'Italie. L'architecture elle-même pose bien des problèmes. D'où viennent les coupoles du sud-ouest? Le bâtisseur de l'abbatiale de Cellefrouin s'est-il vraiment inspiré des façades de certaines églises arméniennes?

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Eglise abbatiale Saint-Nicolas, Cellefrouin ( Charente )

Enfin, il faut souligner que l'art roman n'a pas surgi du néant. Il y a une aube préromane dont subsistent bien des chefs d'oeuvre: art irlandais, carolingien, ottonien, wisigothique, mozarabe, viking...

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Quintanilla de las Vinas, Castille ( Espagne )

Au XIIe siècle s'effectue la transition vers le gothique. A Morienval, en Ile de France, par exemple, apparaissent des voûtes d'ogives. Les maîtres tardifs de Silos, comme ceux des chapiteaux de l'ancienne cathédrale de Salamanque nous montrent l'impatience des derniers artistes romans, tentés de manifester leur talent, leur maîtrise technique, au prix d'un effacement du sens.

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Ancienne cathédrale de Salamanque ( Espagne )

Dans l'art roman, à quelques exceptions près, l'espace de l'oeuvre est tout entier pénétré de l'esprit des textes. Le sacré n'est pas dissociable de la matière qui le manifeste ou l'évoque.

"S'il ne s'agissait que de faire communier à des états d'âme, qu'ils soient exaltés ou désespérés, on pourrait se contenter de considérations esthétiques. Mais que veut dire un beau crucifix? Il s'agit d'entrer dans une passion. Réduire les oeuvres d'art chrétiennes seulement à de la beauté, c'est s'arrêter en chemin. Il faut aller jusqu'au bout de ce qu'elles disent." Ce qu'écrit ici Bernard Bro concerne l'art roman plus que tout autre. L'oeuvre d'art romane n'est pas le support accidentel d'une signification: elle est une signification dont la mystérieuse beauté tient à l'harmonie entretenue, en toutes ses manifestations, entre Dieu et le monde des hommes.

C'est pourquoi elle reste à l'échelle humaine, même lorsque ses dimensions sont immenses. L'abbatiale de Cluny était longue de 187 m. Le grand transept mesurait 75 m, et le petit transept 39 m. La coupole s'élevait à 40 m de hauteur... Et pourtant, lorsqu'on se trouve sous la partie du transept qui subsiste, nous ne nous sentons pas écrasés. Les pierres de toutes les églises romanes résonnent d'une voix qui nous dit
"Entre chez moi sans crainte". Car le miracle de toute oeuvre romane est d'être à la fois à la mesure de Dieu et à la mesure de l'homme.

Et c'est pourquoi aussi une tout petite chapelle, où, dit-on, le Cid fut armé chevalier, peut nous sembler digne d'accueillir un Dieu.

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Santiago el Viejo, Zamora ( Espagne )


Comment savoir si, comme l'écrivait
Dostoïevsky, "la beauté sauvera le monde"? Mais si la chose est possible, l'art roman y apportera la plus notable contribution.

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J'adresse mes plus vifs remerciements à Joël Jalladeau dont l'amour pour l'art roman se renforce de compétences en informatique.
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