Le temps passe et l'homme avec
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Eglise d'Orisoain, Navarre, Espagne
Têtes humaines sur une archivolte du portail.

Si on peut considérer que l'homme contemporain a maîtrisé l'espace, en revanche il n'a pas vaincu le temps. L'homme naît, est de son temps et subit les outrages du temps ; un jour le temps lui redemande sa vie, et il finit par passer un jour du temps.

Il sait qu'il doit mourir et, pourtant, il se comporte quotidiennement comme s'il ne devait jamais trépasser. L'existence individuelle ne peut être pensée sans la mort, cette fin tant redoutée, rupture inévitable toujours ressentie comme prématurée. Ainsi, la vie mène tout droit à la mort. En bref, la vie c'est la mort programmée.

La mort dans nos sociétés contemporaines, est moins ressentie - dans les premières décennies de la vie - comme faisant partie de l'ordre des choses. L'homme moderne vit ainsi près de la moitié de son existence sans une forte conscience de la mort, estimant qu'il aurait bien le temps d'y penser. Il a tendance à escamoter, dans son comportement quotidien, ce qui lui rappelle l'acte ultime de la vie.

De la mort générale à la mort singulière.
Les publications de décès sont une des premières pages des journaux que les hommes arrivant à un âge certain consultent. La mort est ainsi un fait divers journalistique…
Pouvant survenir à tout moment et en tout lieu,
des coordonnées de temps et de localisation la circonscrive. Mais simultanément ce fait divers familier chaque fois que nous le rencontrons, nous interpelle !

La mort est à la fois lointaine et prochaine. La mort, chacun sait cela, est le lot de toutes les créatures ; toutefois cette propriété ne nous dit rien de la mort personnelle.
La mort appartient, en effet, deux fois à l'homme : en tant que membre de l'espèce humaine et en tant qu'individu particulier.
Les morts abstraites d'autrui peuvent faire l'objet de catégorisation.
La mort n'est pas seulement un évènement susceptible d'être enregistré, comptabilisé, étudié, c'est aussi la fin d'une aventure personnelle : la mort concrètement vécue, un jour du temps, par l'être humain singulier. C'est la mort qui atteint une personne en tant qu'être unique, le jour où elle est amenée à couler sans espoir de refaire surface. C'est la mort qui atteint un être cher ; on souhaiterait ardemment qu'il soit épargné et, cependant, on sait bien qu'il ne peut en être exempté. La mort ne laisse jamais indifférent lorsqu'il existait des relations d'amitié, d'amour ou de parenté. La mort s'étend à tout et à tous. Si elle est le lot de tout ce qui vit, elle est aussi toujours ressentie comme unique. L'épreuve du trépas est incommunicable.
Par sa distinction devenue classique entre morts en première, deuxième et troisième personnes Vladimir Jankélévitch nous éclaire fortement sur le phénomène de la mort. ( La mort, Flammarion, 1977, édition 2017, p. 45-50 ).

La mort en troisième personne est la mort considérée d'un point de vue général ; c'est la mort abstraite, anonyme ; c'est un objet étudié par les sciences sociales, la démographie, la biologie et la médecine. La mort abstraite de l'homme en général atteint l'individu dans sa définition générique. Il s'agit de la mort des autres, la mort lointaine, impersonnelle, la mort enregistrée par les services de l'état civil, étudiée par la démographie, envisagée par le droit des successions. C'est aussi la mort qui fait la une des médias, soit violente ou spectaculaire (catastrophes naturelles ou accidentelles, guerres, famines ), soit relative à une personnalité célèbre dont la presse se fait les échos.

Par opposition à la mort anonyme, d'intérêt statistique, démographique, juridique ou médiatique, il y a la mort intime, celle qui atteint les proches et qui concernera chacun d'entre nous inéluctablement un jour.

Si la troisième personne peut-être appréhendée avec le recul du scientifique, la même sérénité n'est plus de mise dans le cas de la première personne dont c'est le sort même qui est en jeu. Il y a entre les deux notions toute la différence entre la mort d'autrui, qui apparaît largement lointaine et la mort-propre, la mort de soi, celle qui touche une personne singulière avec son histoire, sa profondeur.

La mort en
deuxième personne apparaît comme un cas intermédiaire entre l'anonymat de la troisième personne et la subjectivité tragique de la première…C'est la mort d'un être cher. La proximité de la mort d'un proche est presque notre mort. Ainsi en est-il de la mort de nos parents, d'un conjoint ou d'un enfant.
Remarquons que la disparition des parents supprime le dernier intermédiaire interposé entre la mort en troisième personne et la mort personnelle que chacun, le moment venu, fera pour soi singulièrement. Les êtres chers doivent mourir puisque les hommes en général sont mortels ; on sait depuis toujours que l'on devra mourir un jour ou l'autre…mais plutôt l'autre !

…En dernière analyse l'homme passe sa vie à prendre conscience de ce qu'il savait : la survenue possible d'un danger dont l'idée glissait sur lui la plupart du temps sans l'inquiéter. Lors de la mort d'un proche l'homme perçoit intimement que la mort n'est pas seulement pour les autres, ou qu'il peut être lui même un de ces "autres". (
Vladimir Jankélévitch, p.29 )
L'homme jusqu'ici épargné par le malheur sait tout ce que tous les hommes savent, mais il ne sait pas comment, ni quand.
Nous ne connaissons que le décès des autres, le contact d'une main qui ne serrera plus ou d'un front refroidi à jamais.

C'est lorsqu'il est frappé par le malheur que l'homme prend désormais la mort au sérieux. Meurtri dans ses attachements l'homme faisant l'expérience de la maladie grave et du deuil quitte le seul savoir intellectuel en éprouvant douloureusement et de l'intérieur le tragique de la mort.

La mort de l'autre renvoie inévitablement à la perspective de la mort personnelle. Pour peu qu'un être cher disparaisse, le monde parcouru ensemble a perdu ses tonalités ; c'est comme si la vie s'arrêtait.


L'homme par sa mort se trouve soustrait au temps.
Il quitte à jamais le présent pour entrer dans le passé. C'est la fin d'une histoire personnelle, la rupture d'une certaine union de l'être humain tant avec les personnes aimées, qu'avec son propre corps. La personne qui disparaît sait qu'après elle le temps continuera et que non seulement sa dépouille sera détruite mais que son souvenir même s'estompera rapidement.

Si, d'un point de vue impersonnel, la mort peut être saisie comme le terme inéluctable d'une trajectoire vitale, elle peut être envisagée aussi, d'une façon toute personnelle, comme un projet de vie incomplet, non entièrement atteint. Ce qui fait la valeur d'une existence c'est sa tension permanente vers un à-venir, vers un en-avant dont elle reçoit son sens. Si le propre de l'existence est de tendre vers un but, vers un avenir la mort est le risque pour toute aventure humaine de ne pas avoir pleinement accompli son projet existentiel.

L'individu entre dans la vie avec l'obligation d'en sortir
; on se trouve toujours démuni par la survenue de la mort. mais en fonction de l'âge le point de vue est différent ; il en est ainsi selon les générations.
Chez les plus jeunes, pleins de désirs et d'ambitions, la mort tient peu de place : elle semble un évènement bien lointain, les joies de l'existence leur paraissent normales. Les jeunes se projettent en avant sans réserve sans regards en arrière ; ne dit-on pas couramment que la jeunesse a la vie devant soi ! Les générations montantes entrent dans la vie dans les rires et l'insouciance même si au final pas mal d'illusions modèreront souvent leur enthousiasme et leurs succès. S'ils sont emportés dans la fleur de l'âge, sans avoir atteint l'automne de leur vie, leur disparition sera d'autant plus ressentie avec un sentiment de profonde injustice et de sourde révolte. Seuls ceux qui sont confrontés en continu à la souffrance et à la mort, parce qu'ils sont atteints de maladies génétiques, par exemple, savent vraiment apprécier le bonheur de vivre lors des répits de leur maladie.

De la même façon,
pour la personne dans la force de l'âge, la tête pleine de projets, l'acte-limite de la vie arrivera de la même façon toujours trop tôt.

Les générations sur le déclin ayant souvent perdu en tout ou partie leurs illusions et connu les échecs de leurs efforts commencent à percevoir avec plus ou moins d'inquiétude la fin de leur trajectoire vitale.
L'acte dernier de la vie est généralement ressenti comme prématuré même chez celle atteintes d'une grave maladie. Aujourd'hui, une vieillesse tardive et sans dégradation semble être un état normal, même si beaucoup n'y parviennent pas…Chacun sait qu'il peut devenir malade ou qu'il est mortel ; mais chacun fait comme s'il ne le savait pas. Ce savoir est couramment refoulé car on estime implicitement avoir toujours le temps de le savoir car on s'estime toujours assez jeune pour faire des projets et vivre.

Même à un âge avancé, l'homme se sent souvent pris de court au moment de disparaître de la scène du monde. L'angoisse du temps qui reste à vivre se fait plus vive et ce sentiment est renforcé lorsque l'on est atteint de pathologies lourdes : si le terme final n'est pas douteux la date reste incertaine.

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