DES ATTITUDES DIFFERENTES
DEVANT LA FINITUDE ET LA MORT



Danse macabre,extrait. Abbaye de la Chaise-Dieu ( Haute-Loire ).

Les représentations de la mort sont liées à la vision du monde prévalant dans les civilisations qui les véhiculent. Parce qu'une société évolue, le regard qu'elle porte sur la mort se transforme. Puisque l'individu n'est assuré que d'un temps de vie limité dans un monde où sa présence ne semble pas indispensable et qui ne conservera aucune trace de son passage des interrogations existentielles se posent fatalement. Qu'est-ce que la vie ? Qu'elle est la bonne façon de vivre ? Qu'est-ce que la mort ? Qu'est-ce qu'il y a de l'autre côté ? Rien du tout ou une autre vie ?

* Une pluralité de sensibilités face à la vie.

La certitude de ne faire qu'un passage fugitif sur terre place chaque homme dans l'obligation de décider - à condition qu'il en ait socioéconomiquement le choix - l'usage qu'il veut en faire. Dans les sociétés contemporaines, la diversité des réponses correspond à la pluralité des sensibilités et philosophies rencontrées. Une vie longue, avec une vieillesse tardive et sans dégradation est l'attitude la plus couramment rencontrée. Pour d'autres, c'est moins le nombre des années qui fait la plénitude d'une existence que la ricchesse des expériences menées et des passions extrêmes vécues. Une vie plus courte, mais menée tambour battant, est alors préférée à la vie banale, sans relief, des gens ordinaires. " Mieux vaut exploser que mourir à petit feu ", aurait dit, Kurt Cobain, leader du groupe Nirvana, retrouvé mort, à son domicile, une balle dans la tête. La durée de vie importe alors moins que la considération de certaines de ses caractéristiques.
Finalement, le spectre des attitudes générales de vie s'étend, d'un côté, du renoncement et du dépouillement religieux total à la doctrine, de l'autre, du carpe diem invitant à se hâter de jouir du jour présent. Entre les deux extrêmes, se situent les aventures humaines singulières menées par la plupart de nos contemporaains, avec leur part d'ombre et leur part de lumière.

La vie de l'être humain c'est avant tout le temps qui passe inexorablement, c'est-à-dire des années qui succèdent aux années, obscurcies par la brume de la routine quotidienne, pimentées par les percées lumineuses que sont les rares moments de bonheur. La vie, c'est cela : des gens qui attendent quelque chose de l'existence, d'autres qui se heurtent frontalement à un mur qui bouche, sans espoir d'éclaircie, l'horizon.
Certains résument leur existence à l'accumulation effrénée de biens. D'aucuns, au lieu de rechercher les seules satisfactions de la chair et du plaisir, essaieront de se réaliser en mettant en oeuvre tout ce qu'il y a en eux de généreux. La volonté de développer la solidarité à l'égard d'autrui est la justification de leur engagement social miltant.
D'autres essaient de se réaliser dans la satisfaction de la tâche accomplie ; quelques- uns ne vivent qu'avec l'ambition de laisser une oeuvre qui leur survivra et leur assurera une vague immortalité ; maigre succédané !
Pour beaucoup, enserrés dans les mailles d'une existence trop précaire, l'idée même d'attendre quelque chose de l'existence est tout à fait étrangère. Si le monde est manifestement dur pour beaucoup, il est également séducteur, envoûtant et dérisoire. Par ses attraits enchanteurs le monde conduit l'homme à s'étourdir par le divertissement. Mais, il peut apparaître dérisoire à celui qui parvient à ne pas se laisser totalement emporter par le courant des affaires ordinaires de la vie.
Dans la société contemporaine marquée par un individualisme exacerbé les réponses les plus variées sont ainsi apportées aux interrogations soulevées par l'existence selon la pondération que chacun accorde au matériel et au spirituel dans sa vie.
La dynamique individuelle résulte de tensions entre, d'une part, l'immédiateté et l'urgence des affaires courantes et, de l'autre, les préoccupations d'ordre spirituel, plus discrètes et silencieuses, qui semblent bien souvent pouvoir être remises à plus tard. Chacun est traversé par cette tension entre les impératifs de la quotidienneté et la quête de sens comme ce balancement plus général entre les parts d'ombre et de lumière qui l'habitent.


Danse macabre, abbaye de
la Chaise-Dieu ( Haute-Loire ).


* Des rapports à la mort multiples.

Puisque dans la vie il y a la mort et que la première ne peut être saisie indépendamment de la seconde, celle-ci pose elle-même problème. La mort est-elle la fin absolue, le cap sur le néant ? Y a-t-il un au-delà des apparences objectives de la réalité humaine ? Si oui, est-elle un passage vers un au-delà d'ici bas ?

Dans la société contemporaine se rencontrent aussi bien des croyants dont la vie est illuminée par une dimension transcendantale que des sans religion qui rejettent toute possibilité d'un au-delà de la mort et qui considèrent la foi religieuse comme le type même de l'illusion consolatrice.

Pour quiconque adopte un point de vue matérialiste, toute forme de croyance religieuse manifeste une aliénation. Parce qu'elle interrompt un jour le cours d'une vie, la mort, même avant de survenir, projette sur l'ensemble de l'existence une menace si radicale qu'elle génère une profonde inquiétude métaphysique suscitant l'espérance d'un après-la mort. Ainsi, les considérations sur l'idée de survie seraient avant tout un reflet de l'aspiration à l'immortalité éprouvée par l'homme, rongé au fond de lui-même par l'angoisse. C'est par la prise de conscience de la richesse des possibilités qui lui sont offertes par le seul monde tangible d'ici-bas que l'homme devrait abandonner la recherche illusoire d'un autre monde projeté. La crainte de la mort, cette figure inverse mais inséparable de la vie, ne devrait plus être considérée comme un élément constitutif de l'être humain, mais comme le signe d'une conscience aliénée. C'est par l'affirmation de la réalité terrestre et la pleine conscience de ses capacités créatrices que l'homme devrait s'affranchir du vertige de la mort. C'est par son épanouissement dans son travail comme dans ses relations avec lers autres que l'être humain devrait se libérer des effets de l'aliénation.

Cependant, nombre d'hommes et de femmes des sociétés modernes entretiennent un rapport à la mort différent de celui prôné par cet humanisme radical.
Pour cette autre famille de sensibilités, le monde visible ne constitue pas le tout de la réalité. Si, pour le croyant comme pour l'incroyant, la mort reste une épreuve, pour le premier, elle n'est pas absolue. La vie ne se limite pas à sa seule part visible ; la foi en l'existence d'une part métaphysique donne un sens à son existence éclairée par une lumière venant d'ailleurs. La mort est, non seulement, l'instant où tout s'achève, mais c'est aussi celui où tout se noue, c'est-à-dire le passage obligé vers un ailleurs.
Les contours de cet au-delà de la mort restent certes bien flous, et sont bien sûr différents selon les systèmes de croyances. La foi en la résurrection ou la croyance en la réincarnation, par exemple, ne participent pas de la même logique. Les contours de cet après-la mort restent de toute façon empreints de mystère même pour celui qui croit. Ainsi, du point de vue de l'espérance chrétienne " la seule certitude que nous puissions de fait annoncer est que notre résurrection sera semblable à celle de Jésus... L'homme passera alors de la corporéité terrestre à la corporéité de l'Homme Nouveau, celle inscrite dans le Royaume de Dieu " ( Louis-Michel Rénier, 1997, p. 131 ).



Chapiteau couramment appelé " de la mort de saint Hilaire " .
L'artiste entend, au-delà du seul registre terrestre, évoquer le passage de la mort à la vie nouvelle.
Au premier niveau, un défunt est étendu sur son lit, veillé de part et d'autre par des moines lisant leurs prières.
Alors que le mort du premier niveau est habillé, comme rattaché au sol par son lit, son " double " est nu,
libéré de ses attaches terrestres et accompagné par deux anges vers la main du Père qui appelle à Lui le défunt.
Eglise Saint-Hilaire,
Poitiers, Vienne.


Ainsi, l'espérance chrétienne veut être une proposition de sens qui débouche sur un ailleurs. Au lieu d'être dénièe, la mort s'entend alors comme un passage obligé ouvrant sur la résurrection.

Une telle parole de sens constitue une pierre d'achoppement pour les non-croyants d'autant plus qu'il n'est pas nécessaire d'être matérialiste militant pour se reconnaître incroyant. Il suffit d'être agnostique et de soutenir que tout ce qui est au-delà du donné expérimental est inconnaissable et que, par suite, il n'est pas utile de se livrer à des interrogations d'ordre métaphysique.

La reconnaissance d'une dimension transcendantale de la réalité humaine est d'abord affaire de convictions et de sensibilité philosophique et religieuse. Dans un monde qui tente de plus en plus d'escamoter la mort, nos contemporains, essaient de vivre comme s'ils ne devaient jamais mourir. Le fait de croire ou de ne pas croire fait partie des libertés essentielles de chaque homme ; il est en tout cas difficile d'échapper au questionnement. A ce titre, les deux attitudes doivent également être respectées.

A la façon de voir imposée par l'institution ecclésiastique, dans une situation de chrétienté, succèdent aujourd'hui, dans un contexte de retrait des croyances religieuses traditionnelles, de multiples propositions : athéisme assuré de lui-même, agnosticisme, simple indifférentisme, bricolage individualisé de croyances, religions historiques établies...
Dans ce creuset l'espérance chrétienne propose, quant à elle, une Bonne Nouvelle victorieuse de la mort. Par opposition à ceux qui pensent qu'ils vont disparaître de manière définitive et totale, ceux qui adoptent un point de vue religieux reconnaissent des phares et des balises pour dépasser la mort. L'ultime voyage signe, dans le premier cas, l'absurde de la condition humaine, dans l'autre, la confirmation d'une espérance, la sortie de l'ombre pour rencontrer la lumière.

Mourir c'est larguer les amarres, appareiller une dernière fois pour un voyage sans retour, sans espoir de croiser en route une voile à contre-courant, mais c'est aussi, pour qui espère que le ciel n'est pas vide, aborder une autre rive offrant une vie autre. Celui qui se situe dans cette dernière perspective ne s'affranchit pas pour autant de sa condition mortelle et donc de l'angoisse de la mort qui lui est étroitement associée. Mais, pour l'homme qui laisse son " regard se transformer à la lumière de la Résurrection - mort traversée et transfigurée -", selon la forte expression de Régine du Charlat, la mort change de visage ( 2002, page 78 ). Par sa victoire sur la mort le Christ en a modifié le sens. Ce qui amène Bernard Sesboüé à écrire : " En raison du salut apporté par la mort et la résurrection du Christ, il est proposé à tout homme de mourir dans le Christ, afin de ressusciter avec lui " (Sesboüé, 2004, p. 99 ). Au total, pour celui qui accepte l'appel du Christ, la mort peut être vue comme " deux histoires différentes : celle de quelque chose de terrible et celle de notre retour à la maison ; celle de notre destruction finale et celle de notre libération à la fin de notre histoire et au début de la longue période de l'éternité " ainsi que l'écrit Timothy Radcliffe, ancien maître de l'ordre des prêcheurs ( 2005, p. 120 ).

Cette traversée et cette transfiguration de la mort ont été magnifiquement symbolisées par un sculpteur sur un chapiteau de l'église de Langonnet (Morbihan ).




Le corps du Christ représenté sous la forme d'un épi de blé est encadré par deux oiseaux
De même que le grain semé meurt et porte des fruits, le Christ mort sur la croix sera enseveli et ressuscitera.
Cette transformation va concerner tous les hommes.
D'après
Anne et Robert Blanc - Les symboles de l'art roman, Editions du Rocher, 2004, p. 255.


L'espérance et la foi chrétiennes sont ainsi illustrées dans la pierre.