Les scènes de la Nativité :
deux conceptions de la place de Joseph ?
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Eglise Saint-Aignan de Brinay, Cher. XIIe siècle.
Le songe de Joseph. L'Enfant, l'âne et le boeuf. La Vierge est couchée dans un grand lit.


LES IMAGES DU PREMIER SONGE DE JOSEPH
L'incompréhension et la peine de Joseph étaient bien grandes. Aussi, il méditait de quitter secrètement Marie.
C'est alors qu'un premier songe l’informe du caractère divin de la maternité de Marie ( Matthieu, 1, 25 ).
1 18 Voici quelle fut l'origine de Jésus Christ...Marie, la mère de Jésus, avait été accordée en mariage à Joseph ; or, avant qu'ils aient habité ensemble, elle fut enceinte par l'action de l'Esprit Saint. 19 Joseph, son époux, qui était un homme juste, ne voulait pas la dénoncer publiquement ; il décida de la répudier en secret. 20 Il avait formé ce projet, lorsque l'ange du Seigneur lui apparut en songe et lui dit : « Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse : l'enfant qui est engendré en elle vient de l'Esprit Saint ; 21 elle mettra au monde un fils, auquel tu donneras le nom de Jésus (c'est-à-dire : Le-Seigneur-sauve), car c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés. »
22 Tout cela arriva pour que s'accomplît la parole du Seigneur prononcée par le prophète : 23 Voici que la Vierge concevra et elle mettra au monde un fils, auquel on donnera le nom d'Emmanuel, qui se traduit : « Dieu-avec-nous ». 24 Quand Joseph se réveilla, il fit ce que l'ange du Seigneur lui avait prescrit : il prit chez lui son épouse, 25 mais il n'eut pas de rapports avec elle ; elle enfanta un fils, auquel il donna le nom de Jésus.

La représentation du personnage sur les divers supports de pierre offre de grandes similitudes.

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Eglise Saint-Trophime, Arles, Bouches-du-Rhône.
Deuxième moitié du XIIe siècle.


L'ange informe Joseph de la nature divine de l’Enfant à naître.


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Cloître de Saint-Trophime, Arles, Bouches-du-Rhône.
Deuxième moitié du XIIe siècle.


L'ange dit à Joseph qu'il peut prendre Marie pour épouse en lui expliquant la conception divine.


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Chapiteau du chœur, Notre-Dame du port,
Clermont-Ferrand, Puy-de-Dôme.
XIIe siècle.

Joseph se tenant toujours la tête dans la main est figuré debout songe à répudier Marie discrètement. Un ange le tire de ses pensées en lui saisissant la barbe pour lui faire entendre raison et le rassurer sur la fidélité de Marie; il lui révèle la conception divine de Jésus.

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Eglise Saint-Aignan de Brinay, Cher.XIIe siècle.

Les peintres aussi ont représenté Joseph pensif ; ici, près de l'Enfant dans l'étable.
JOSEPH DANS LES SCENES DE LA NATIVITE
Joseph est couramment relégué dans un angle de la scène, parfois même au registre inférieur. Il est presque toujours de petite taille, la tête appuyée sur sa main, et regarde dans une direction opposée à la scène. C’est l’attitude dominante que lui ont donnée les imagiers.

Cependant, on peut trouver quelques représentations sculptées dans lesquelles le personnage de Joseph est configuré dans une attitude paraissant moins subordonnée.

A. Attitude 1 : Marie au premier plan, Joseph en retrait.

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Façade de Notre-Dame-la-Grande, Poitiers, Vienne. XIIe siècle.

La scène de la Nativité ; Marie, allongée, tend le bras vers un berceau d'osier où repose l'Enfant.
Joseph figure en retrait à droite de Marie allongée qui tend la main vers l’Enfant et de la scène du Bain de l’Enfant.
Assis il ne regarde pas la scène, son bras droit est posé sur son genou et soutient sa tête dans une position de méditation ou de perplexité.

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Façade de Notre-Dame-la-Grande, Poitiers, Vienne. XIIe siècle.

L’attitude de Joseph -la tête appuyée sur la main-revient comme un leitmotiv dans un grand nombre d’œuvres ; assis, replié sur lui-même, le dos courbé, les yeux ouverts ou clos, un coude posé sur le genou, la tête pesamment appuyée sur la main.

En outre, les sculpteurs n'ont pas hésité à puiser leur inspiration dans des textes non reconnus canoniques par les autorités ecclésiastiques à l'exemple de la présence des deux sages-femmes dans la scène du bain de l'Enfant Nouveau-né.

** C’est dans le Protévangile de Jacques et dans l'Evangile du Pseudo-Matthieu que nous trouvons la mention des deux sages-femmes qui accompagnent la Nativité.

Mais Marie sent qu’elle va accoucher. Joseph la place dans une grotte, le temps d’aller quérir une sage-femme. La sage-femme vient mais n’a pas à intervenir, car la naissance se produit derrière une nuée qui se dissipe pour faire place à une grande lumière. Intervient Salomé qui déclare ne pouvoir croire qu’une vierge a enfanté que si elle le vérifie physiquement. Ce qu’elle fait, montrant ainsi que Marie est encore vierge après l’accouchement.

Mais il n'est pas sans intérêt de citer in extenso les chapitres XVIII à XX du Protévangile de Jacques
  Et il dit : "Viens le voir." Et la sage-femme alla avec lui. Et elle s'arréta quand elle fut devant la caverne. Voici qu'une nuée lumineuse couvrait cette caverne. Et la sage-femme dit :" Mon âme a été glorifiée aujourd'hui, car mes yeux ont vu des merveilles." Et tout d'un coup la caverne fut remplie d'une clarté si vive que l'oeil ne pouvait la contempler, et quand cette lumière se fut peu à peu dissipée, l'on vit l'enfant. Sa mère Marie lui donnait le sein. Et la sage-femme s'écria : "Ce jour est grand pour moi, car j'ai vu un grand spectacle." Et elle sortit de la caverne et Salomé fut au devant d'elle. Et la sage-femme dit à Salomé : "J'ai de grandes merveilles à te raconter ; une vierge a engendré, et elle reste vierge." Et Salomé dit : "Vive le Seigneur mon Dieu ; si je ne m'en assure pas moi-même, je ne croirai pas"
     Chap. XX. Et la sage-femme, rentrant dans la caverne, dit à Marie : "Couche-toi, car un grand combat t'est réservé." Et Salomé l'ayant touchée, sortit en disant : "malheur à moi, perfide et impie, car j'ai tenté le Dieu vivant. Et ma main brûlée d'un feu dévorant tombe et se sépare de mon bras."
Et l'ange du Seigneur lui apparut et lui dit : " Salomé, Salomé, le Seigneur t'a entendue ; tends la main à l'enfant et porte -le. Il sera pour toi le salut et la joie." Et Salomé s'approcha de l'enfant et elle le porta dans ses bras en disant : "Je t'adorerai, car un grand roi est né en Israël." Et elle fut aussitôt guérie, et elle sortit de la caverne justifiée.


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Façade de Notre-Dame-la-Grande, Poitiers, Vienne. XIIe siècle.

Le Bain de l'Enfant dans une cuve en forme de calice tandis que Joseph semble songeur.

Dans le
Protévangile de Jacques, Joseph va chercher une sage-femme juive pour Marie. Réf. Protév Jc XIX 1. En XIX 3, après la naissance de Jésus, la sage-femme, émerveillée, invite une autre sage-femme à venir constater cette naissance miraculeuse qui laisse Marie vierge. C'est l'épisode de la main brûlée et guérie par Jésus. C'est, de très loin, l'apocryphe le plus diffusé dans le monde chrétien. Il a eu une très grande influence sur la piété mariale et l'iconographie de la Vierge.

Dans
l'Evangile du Peudo-Matthieu, Joseph amène deux sages-femmes: Zahel et Salomé. Même événement: Salomé veut constater la virginité de Marie. Sa main est desséchée puis guérie par Jésus. Réf. Pseudo-Mt XIII 3



 ** C'est encore l'Evangile du Pseudo-Matthieu qui nous dit que Jésus est né entre un bœuf et un âne.

Cette représentation de l'âne et du boeuf près de Jésus vient de l'évangile apocryphe du Pseudo-Matthieu, qui lui-même se réfère à deux passages de la Bible.
D'abord
Isaïe I, 3: « Le bœuf connaît son propriétaire et l'âne la crèche de son maître, Israël ne connaît pas, mon peuple ne comprend pas ».
Mais aussi
Habacuc III 2 où nous lisons actuellement « L'oeuvre que tu as projetée, Seigneur, fais-la surgir au milieu des années », alors que les premiers chrétiens, utilisaient la traduction grecque des Septante qui disait « au milieu de deux animaux », à cause d'une ambigüité du texte hébreu. Les vieilles versions latines, antérieures à la Vulgate de saint Jérôme reprenaient cette traduction. Et c'est ce qui fait dire au Pseudo-Matthieu « Or, deux jours après la naissance du Seigneur, Marie quitta la grotte, entra dans une étable et déposa l'enfant dans une crèche, et le bœuf et l'âne, fléchissant les genoux, adorèrent celui-ci. Alors furent accomplies les paroles du prophète Isaïe disant: « Le bœuf a connu son propriétaire et l'âne la crèche de son maître », et ces animaux, tout en l'entourant l'adoraient sans cesse. Alors furent accomplies les paroles du prophète Habacuc disant: « Tu te manifesteras au milieu de deux animaux ». Et Joseph et Marie, avec l'enfant, demeurèrent au même endroit pendant trois jours. » (Pseudo-Matthieut XIV).


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Eglise Saint-Trophime, Arles, Bouches-du-Rhône.
Deuxième moitié du XIIe siècle.


  • L’Enfant Jésus est couché dans une crèche, l’âne et le bœuf le réchauffent. Joseph occupe sa position traditionnelle.



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Eglise d'Ambérac, Charente.XIe siècle.

Une scène de la Nativité sans doute de facture fruste mais synthétique : Annonciation, Visitation, Nativité, Mages.

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Eglise d'Ambérac, Charente.XIe siècle.
Plan rapproché exprimant la perplexité de Joseph au chevet de Marie.

 **Retour sur le statut de l’image dans les grandes œuvres romanes.

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Chapiteau de l'arc de l'abside, monastère de San Juan de Ortega,
Espagne.
XIIe siècle.


L'ange au sourire posant sa main sur la tête de Joseph les yeux mi-clos ; lui dit-il de ne pas craindre de prendre Marie pour épouse ?
Dans les dimensions réduites de ce bloc de pierre Jésus, Marie, la servante, l'âne et le boeuf, l’étoile... et la belle composition de Joseph et de l'Ange.
Une Nativité remarquable d’au-delà des Pyrénées où se retrouvent l’influence des écrits apocryphes avec la présence de la servante ou de la sage-femme et celle de l’âne et du bœuf.


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Chapiteau de l'arc de l'abside, monastère de San Juan de Ortega,
Espagne.
XIIe siècle.


La noble figure de l’humble Joseph, les yeux mi-clos, une fois de plus songeur entre les scènes de la Visitation et de la Nativité.

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Chapiteau de l'arc de l'abside, monastère de San Juan de Ortega,
Espagne
.XIIe siècle.


Le sourire de l’ange qui lui dit de prendre Marie pour femme bien qu'elle soit enceinte. L’ange montre du doigt l'Enfant qui dort dans la crèche et pose tendrement son autre main sur la tête de Joseph. Quelle composition scénique !
On dit couramment que l'image illustre le texte ; pourtant certaines œuvres semblent aller plus loin que ce qui fait l'objet de la pure représentation.

Qui étaient ces imagiers? Ce ne sont pas des illustrateurs. L'illustration est au service du texte. Dans les pierres romanes, les textes sont dépassés vers des sens sur lesquels les textes sont muets. Ces pierres
sont imprégnées de pensée. Par la mise en page, la structure générale, l'harmonie l'artiste de génie parvient à mener l'observateur au-delà du visible pour atteindre l'invisible.


Laissons Michel Claveyrolas exprimer l'abîme de sens qui se dégage de cette splendide composition : « Les grandes oeuvres romanes sont des pensées en images, ce sont des méditations plastiques sur les textes, et même à partir des textes. Plus que des auxiliaires des récits, les images en déploient les richesses. Elles ne traduisent ni ne détournent le sens: elles révèlent la profondeur des textes en les associant plus audacieusement que ne le feraient les mots. »

B. Attitude 2 : Joseph face à Marie, une présence déjà moins subordonnée.


Certaines représentations sculptées montrent le personnage de Joseph configuré dans une attitude paraissant plus affirmée que dans les images précédentes.


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Ancienne prieurale de La Charité-sur-Loire, Nièvre. XIIe siècle.

Joseph est à la tête du lit de Marie et pose sa main sur le plan horizontal qui supporte le berceau de l’Enfant.
Il semble donc être associé davantage à la scène, présent comme un père au chevet de son épouse et de leur enfant.


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Basilique Sainte-Marie Madeleine, Vézelay, Yonne.© art-roman.net
S’il se tient encore la tête, Joseph non nimbé est placé dans cette composition face à Marie auréolée comme l’Enfant.

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Chapiteau de la collégiale Saint-Laurent d’Auzon, Allier.© Wikimedia


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Chapiteau du cloître de San Domingo de Silos, Espagne. XIIe siècle
Joseph face à Marie et à L’Enfant ; remarquons le geste de l’ange posant, ici aussi, la main sur la tête la tête de l’époux lui prescrivant de prendre Marie comme épouse.


En conclusion.
* Les sculpteurs n'ont pas hésité à puiser leur inspiration dans des textes non reconnus canoniques par les autorités ecclésiastiques. Cette insistance - par la présence de sages-femmes - à prouver la virginité de Marie renforce l’image et le culte de cette dernière, figure majeure de l’Incarnation ; simultanément Joseph, toujours représenté sous les traits d’un homme âgé, semble souvent peu associé à l’histoire qui se déroule.
*
L’insuffisance quantitative de la base de données ne permet pas de dégage une évolution dans l’iconographie du personnage de Joseph entre le XIé et le XIIé siècles ; il semble qu’à tout le moins deux conceptions puissent être distinguées.

Dans une
première, dominante, le personnage de Joseph est isolé, en retrait de la scène principale composée de Marie et de Jésus. Souvent représenté assis, de petite taille, il se tient la tête dans la main, pensif ou perplexe devant le mystère de l’Incarnation. Le personnage a réellement un rôle second dans la composition scénique.

Dans
une seconde, Joseph est représenté debout, près du berceau de l’Enfant, à proximité de Marie ou même lui faisant face. Même s’il lui arrive de se tenir encore la tête dans la main, ses gestes sont plus variés caractérisant une attitude moins passive. Le personnage semble moins étranger à l’Evénement ; il apparaît davantage partenaire de Marie.

Il est difficile à Joseph, homme discret, au rôle mal défini, de trouver une juste place entre les deux personnages majeurs de l’Incarnation que sont la Vierge et l’Enfant.
On est en face de deux modalités de représentation de Joseph selon qu’il est considéré comme une figure subordonnée ou un personnage à la présence plus affirmée, moins étranger à l’histoire qui se déroule.

Ce deuxième type de nativité - simple frémissement aux temps romans - devait prédominer dans les siècles suivants.
Alors
peut-on voir dans cette seconde conception une amorce de changement iconographique : la personnalité de Joseph s’esquissant lentement au fil du temps et son rôle de protecteur de la Sainte Familles commençant à être perçu par certains imagiers ?

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