IV -Une hypothèse interprétative :
L'ENTRECROISEMENT D'UN ORDRE DE LA PRODUCTION ET
D'UN ORDRE DE LA CONSOMMATION




En dernière analyse une série de considérations semble s'imposer. Il peut d'abord être soutenu que les besoins ne sont pas naturellement illilités et que les comportements de consommation ne témoignent pas de l'autonomie qu'ils sont censés manifester. Ce n'est que lorsqu'elle est resituée dans le champ des rapports sociaux que la consommation acquiert son sens plénier. Dans la sphère étroite des nécessités de base la forme des besoins est socialement spécifiée. Au-delà des besoins de survie c'est la nature même des besoins qui se trouve déterminée par le système social. Enfin, cette triple lecture du mode de détermination sociale des besoins nous conduit à mettre en doute l'autonomisation complète de la sphère de la consommation par rapport à la sphère de la production et à suggérer l'enchevêtrement beaucoup plus probable des deux sphères. L'économie capitaliste ne peut se maintenir que dans la production d'une différence matérielle. Tout objet, pour peu qu'il soit soumis à la logique de la production de sens,
peut apparaître comme matériel de différences à l'aide duquel l'organisation productrice se livrera à une opération dont la finalité ultime est de vendre plus et mieux. Aliéné dans son rôle de producteur l'homme l'est également dans le rapport qu'il entretient avec l'univers objectal.

* Le modèle institutionnaliste de la consommation-institutionnalisation des valeurs, par-delà la part de vérité qu'on peut sûrement lui reconnaître, n'épuise pas le sens des comportements de consommation. Les aberrations socio-économiques n'ont pas pour seule origine les interventions manipulatrices autonomes des appareils de production privés (GALBRAITH ) et publics ( ILLICH ), mais
proviennent, plus profondément, de la logique de reproduc tion élargie du capital. L'idéologie et les tendances de la consommation ne sont pas seulement des perversions engendrées par une socialisation intoxicante, mais proviennent également des conditions de travail et d'existence des individus en tant que travailleurs.

Pour appréhender totalement les phébomènes de consommation il faut remonter à la sphère de la production, contrairement au modèle institutionnaliste qui prend les seules valeurs institutionnalisées comme hypothèses conceptuelles fondamentales. Il revient à
MARX d'avoir montré avec force comment les besoins sont déterminés historiquement par le niveau des forces productives et - par l'intermédiaire des conditions de travail - par l'organisation générale du procès de production. En considérant l'aliénation de l'individu en tant que consommateur conditionné par les institutions et manipulé par les organisations productrices, les institutionnalistes ont négligé l'homme dans sa dimension de producteur. Par leur mode même d'analyse ils n'ont pas vu que certaines formes de consommation trouvaient leur origine dans le caractère aliénant des conditions de travail du système de production. Ici, l'aliénation de l'individu-consommateur s'enracine alors dans l'aliénation de l'individu-producteur.

La problématique institutionnaliste, assez typiquement américaine, se situe à la fois en-deçà et au-delà du paradigme marxiste. Elle apparaît radicalement en-deçà dans la mesure où elle méconnaît fondamentalement la dépendance des besoins à l'égard du procès de production et du procès de travail.
Paradoxalement, la thèse marxiste en renvoyant la détermination des besoins essentiellement aux conditions générales de la production et, notamment, aux conditions de travail permet de mieux saisir la vulnérabilité des consommateurs au conditionnement manipulateur des grandes firmes dénoncé par
GALBRAITH. Finalement, le consommateur n'est pas conditionné par le seul jeu de la publicité et de la mode, mais il l'est déjà par l'ensemble des processus sociaux qui l'ont rendu réceptif aux valeurs institutionalisées.

* Le paradigme marxiste, quant à lui, à cause de son optimisme technologique reste largement productiviste et tend à négliger certaines des contradictions résultant du développement industriel. Il en est ainsi notamment des problèmes d'environnement, de la technologie avancée et, plus généralement, de celui de la nature des outils. L'incidence du facteur technologique sur l'évolution
des besoins humains paraît avoir été mieux saisie par les institutionnalistes. C'est le cas de
GALBRAITH pour qui la technologie moderne va, tout à la fois, engendrer un pouvoir technostructurel et donner à ce dernier les moyens de sa domination. c'est surtout le mérite d'ILLICH de nous obliger à y porter toute notre attention. L'analyse marxiste, en effet, n'incite généralement pas à la
relativisation de l'essor des forces productives " libératrices " de l'homme. L'explication marxiste courante laisse largement dans l'ombre tous les aspects de la consommation qui échappent à la problématique matérialiste de la vie et de la reconstitution des capacités. La fameuse phrase de l'
Introduction à la critique de l'économie politique " la consommation apparaît comme moment
de la production " est encore, nous semble-t-il, interprêtée trop souvent d'une façon mécanique étroite, par le marxisme ordinaire. Si on admet que les besoins sont créés par le système économique, il ne s'ensuit pas, pour autant, qu'il faille les rattacher uniquement à la réparation, à la reconstitution et à l'élargissement de la force de travail. Si la détermination par la production est fondamentale
l'ensemble de la consommation ne saurait pourtant s'y réduire.

* Le système économique, en effet, exacerbe la consommation d'une autre manière encore : dans un monde où l'échange se généralise, l'acquisition de biens et services nouveaux revêt une dimension statutaire et discriminatoire bien mise en
évidence par
VEBLEN. Les rapports qu'il entretient avec autrui semblent être importants pour l'homme dès lors qu'il peut survivre. A la limite, l'acquisition a moins pour objet la possession d'une marchandise dotée d'une valeur d'usage particulière que d'être signifiante d'une position sociale. Nous ne sommes plus, alors, en présence d'un phénomène de compensation mais de production de sens. C'est ici que se situent les analyses de Jean BAUDRILLARD, à la conjonction des dées vebleniennes et d'une ligne de pensée originairement marxiste. Analyses puissamment originales, en ce sens qu'elles nous invitent à reconsidérer le champ
de l'économie dans la direction d'une
économie politique généralisée, laquelle impliquerait la production de valeur d'échange/signe au même titre, et dans le même mouvement que la production des biens matériels et de la valeur d'échange économique. Chez BAUDRILLARD, il n'y a pas d'authenticité ; il n'y a de vrai que les structures. Le système a un sens en lui-même ; c'est lui qui détermine les besoins. Pour dégager un surplus le système est amené à créer toute une stratégie de besoins qui est favorable à la création de surplus. Notre auteur pousse à son terme la logique de la socialisation de la consommation. Par-delà la fonction apparente des objets c'est au niveau idéologique que la consommation opère selon une logique de la différenciation sociale. Si l'on admet que la symbolique du signe fonctionne relativement bien dans les sociétés industrielles, alors la consommation va s'entretenir par la nouveauté des objets. L'inégalité des revenus entre groupes sociaux - laquelle permet ou non l'acquisition de signes
distinctifs -, est alors à la racine de ce processus de différenciation. Le j
eu des signes et de leur manipulation régit, à n'en pas douter, pour partie, les comportements de consommation.

* * La structure historique des besoins relève, nous semble-t-il, d'une double logique : celle de la production et des conditions de travail et celle d'une logique sociale de la consommation ( jeu des signes et socialisation manipulatrice ). Il semble, en effet, qu'une théorie unique, monocausale puisse difficilement prétendre au rang de théorie générale des besoins puisque de nombreux secteurs échappent aux différentes problématiques considérées de façon séparée. Si les rapports de production et les conditions de travail ( phénomènes de reconstitution et de compensation ) jouent un rôle décisif dans la détermination des besoins sociaux, le développement technologique, la contrainte sociale de différenciation, conjugués aux disparités de revenus, participent à la genèse de l'ensemble des besoins exprimés. Ce dernier versant de la consommation ne saurait être méconnu dans la mesure où il est l'occasion du pouvoir des classes dominantes détentrices du code symbolique. Cela ne veut pas dire que la société capitaliste ne soit d'abord, fondamentalement, une société de production, un ordre de production ; mais, cela veut dire que s'y entrelace un ordre de la consommation, qui est un ordre de rapports symboliques se nourrissant de l'inégalité sociale. Pour satisfaire à l'exigence de la production pour la production, c'est-à-dire pour l'accumulation, le capitalisme requiert la mise de la société en état de
consommation forcée et la mise des individus en condition de consommation passive ; la performance du capitalisme contemporain étant d'intégrer l'idée de besoin au champ symbolique tout en le maintenant au service de la production marchande. La genèse des besoins s'explique ainsi, tout à la fois, par les potentialités des forces productives, par les nécessités de la reproduction et par l'apprentissage des valeurs institutionnalisées et signifiantes.
La structure des besoins humains apparaît alors largement comme la résultante du processus d'intériorisation progressive des exigences du système de production et du système symbolique de différenciation sociale. La structure des besoins est une des structures majeures du capitalisme.

Si ce système d'interprétation rend effectivement compte de la structure des besoins deux implications peuvent en être inférées tant au niveau de réalité des divers besoins que sur le plan conceptuel. Les besoins dépendant de la structure socio-économique aucune discrimination ne saurait être opérée quant au niveau de réalité des différents besoins ; toute séparation entre " vrais " et " faux " besoins comme entre besoins " fondamentaux " et " non fondamentaux " doit être rejetée pour l'individu ; tout besoin, quelle que soit sa nature, doit être admis comme tel. Tout système des besoins fait partie de l'édifice social considéré et de lui uniquement.
Apparaissant comme un reflet de la représentation du monde véhiculée par la structure sociale le terme de besoin ne possède pas la propriété d'invariance conceptuelle propre à un outil analytique ayant vocation à saisir l'ensemble de la société dans ses dimensions spatiales et temporelles. De ce fait, l'idée de besoin n'apparaît pas comme système de visée cohérente et comme
faisceau de possibilités, il ne saurait être érigé en concept ( définition du concept par
Gilles-Gaston GRANGIER, Méthodologie économique,Puf, 1955, p.25 ).
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PS
NORA-MINC, dans un fameux rapport de 1978 annonçaient un changement sociétal profond au tournant du XXIe siècle du fait de la généralisation de l'informatisation qui se mettait en marche. Les nouvelles technologies de l'information et de la communication se sont imposées depuis cette publication pionnière à tel point que l'on a pu parler de l'avènement d'une ère de la " consommation de la communication ". Ces nouvelles technologies sont symptomatiques de l'air du temps contemporain ; c'est pourquoi elles sont abordées ci-dessus dans ce site.

Mais, cela ne remet pas en cause l'intérêt d
'analyses plus anciennes consacrées à la " société de consommation de masse " que nous avons choisi de rappeler ci-dessus dans leur état initial avant d'étudier les évolutions du capitalisme intervenues dans les trois dernières décennies du XXe siècle. On a pu parler à propos de ces dernières de " société consommatoire " ( Robert ROCHEFORT, 2007 ) et de " société d'hyperconsommation " ( Gilles LIPOVETSKY, 2006 ) ; cette analyse fera l'objet de la dernière étude ci-dessous.