II - LA LOGIQUE SOCIALE DU MODE DE PRODUCTION.



Dans la perspective marxiste, il s'agit de déterminations durables, générales, inéluctables alors que dans l'optique institutionnaliste ces déterminations apparaissent comme perversions du système de production à un certain moment de son histoire. Cette déviation des objectifs de l'appareil de production ne provient pas de la dimension de l'outil et du pouvoir technostructurel régissant la production selon ses intérêts ; pour le marxisme, c'est la logique même du mode de production qui est en cause. La critique ne se fonde point, apparemment, sur la facticité et l'artificialité des besoins, mais sur le fait que la production capitaliste induit et requiert un certain type de besoins ; ceux permettant la mise en valeur et l'accumulation élargie du capital.

Selon les marxistes, les besoins sociaux ( les besoins ressentis socialement par un groupe donné d'individus ) correspondent essentiellement au mouvement des exigences objectives du mode de production à l'égard de ses agents. La production ne peut être appréhendée indépendamment des besoins qu'elle a pour finalité de satisfaire, pas plus que les besoins ne peuvent être définis
indépendamment de la production qui les satisfait. En conséquence, la détermination des besoins et leur satisfaction ne sont que des moments d'un même procès de la production sociale. C'est dire que les besoins que la production satisfait sont les besoins de la production elle-même.
La production et la consommation apparaissent " comme les moments d'un procès où la production est le véritable point de départ et, par conséquent, le facteur prédominant. En tant que nécessité et besoin la consommation est elle-même un facteur interne de l'activité productive. Cette dernière, cependant, est le point de départ de la réalisation donc son facteur prédominant l'acte où tout le procès vient se renouveler".

Comment, d'après
MARX, s'effectue la détermination des besoins par la production ?
La production produit la consommation :
1- en lui fournissant son objet ( qu'elle a d'abord fabriqué ) ;
2- en lui dictant le mode de la consommation objectivement et subjectivement ;
3- en créant chez le consommateur par la perception de l'objet produit le besoin
de ce dernier.

" La production ne crée pas seulement un objet pour le sujet, mais aussi un sujet pour l'objet ", écrit
Karl MARX.

Une telle formulation paraît, cependant, bien insuffisante pour s'opposer aux thèses institutionnalistes.
GALBRAITH, en effet, n'hésite pas à écrire " les besoins sont en réalité le fruit de la production ". Parce que l'activité économique ne peut croître que dans la mesure où le marché lui-même est en expansion, un système productiviste a besoin de créer une insatisfaction permanente par rapport à tout niveau déjà atteint. C'est pourquoi corrélativement à la production des biens les grandes firmes fabriqueraient par les artifices de l'activité publicitaire les besoins des consommateurs de telle sorte qu'elles puissent écouler leur fabrication. C'est au-delà de cette interprétation que MARX nous invite à le suivre. Si la consommation n'est qu'un moment du procès social de production, c'est parce que " l'individu produit un objet et, par la consommation, il retourne à lui-même, mais en tant qu'individu productif qui se reproduit lui-même " ( Marx, Introduction générale à la critique de l'économie politique ", La Pléiade, Gallimard, Paris, 1963, p. 247 ).
Si la consommation se présente comme moment de la production c'est parce que l'agent individuel consomme en tant qu'agent de la production et que ses besoins découlent tant de son rôle dans le procès de production que de sa position dans les rapports sociaux de production. Au cours de l'activité productive sont produits, non seulement des biens matériels, mais également des acteurs sociaux qui se transforment eux-mêmes en transformant la nature.

Considérer les besoins indépendamment de la production c'est, pour le marxisme, leur accorder une primauté logique. Dans le cas du matérialisme historique
le procès de production détermine les besoins non seulement par son résultat ( l'objet interpelle le consommateur ), mais également par ses effets sur l'agent producteur. Ce n'est que par le fonctionnement et la reproduction du mode de production que les besoins sociaux sont induits et requis. Dans cette problématique la finalité de la production capitaliste, loin d'être la satisfaction des besoins humains, est l'exploitation pour la mise en valeur du capital. La production capitaliste est avant tout une production de plus-value qui devra être récupérée, réalisée sous sa forme argent : le profit. Pour le capitaliste, la valeur d'usage, le bien produit ne présentent pas d'autre intérêt que d'être le support d'une valeur d'échange et l'occasion d'une plus-value. Le capital ne peut exister sans bouleversement constant de sa propre base matérielle. Aussi, l'accumulation indéfinie est-elle la loi du capital. Le développement des forces productives par le capital ne se fait pas pour elles-mêmes, mais pour le profit. Le problème des besoins se pose ainsi dans le cadre plus général du problème de la reproduction de la force de travail, laquelle renvoie aux conditions du procès de production. Les biens de consommation et les conditions d'existence dans lesquelles ils s'insèrent apparaissent comme le reflet de l'organisation capitaliste de l'activité économique, comme les produits du travail organisé sur la base des rapports de production structurés par les exigences de la production de plus-value. Les conditions d'existence des travailleurs historiquement déterminées et reproduites sur la base de rapports de production capitalistes se présentent comme la résultante de la nécessaire accumulation élargie du capital.

La reproduction des travailleurs apparaît soumise à des exigences contradictoires. Les producteurs participent à la croissance des forces productives tout en produisant la plus-value, et par là-même, leur propre développement se trouve freiné. Par la reconstitution de leur force de travail les travailleurs ne peuvent se reproduire pour eux-mêmes qu'en se reproduisant pour le capital. Les
producteurs se reproduisent pour eux-mêmes comme êtres humains productifs et en tant que tels comme agents de la mise en oeuvre du capital. D'autre part, l'intérêt du capital dans son ensemble exige l'extorsion maximale de plus-value ce qui implique que le prix des produits nécessaires à l'entretien de la force de travail soit la plus faible possible. Mais, réduire le coût de reproduction de la force de travail n'est pas suffisant ; le capital doit également tenir compte des conditions plus générales de reproduction adéquates aux formes de l'accumulation et qui permettent de satisfaire aux exigences de qualification.

Les besoins de l'agent productif seraient ainsi pour l'essentiel liés à
la réparation et à la reconstitution de la force de travail, à la reproduction et à l'élargissement de la force de travail. Ce sont les conditions d'emploi de la force de travail qui définissent les exigences de sa production hors du travail.

Finalement, pour le marxisme, la reproduction du travail dans le capitalisme est une reproduction aliénée dans la mesure où le travailleur se reproduit, non pas pour lui-même, mais pour le capital. Les besoins sociaux correspondent aux exigences de la production intériorisées par l'homme productif. Les besoinsdu consommateur ne sont pas créés au dernier moment et de toute pièce parle conditionnement publicitaire ; c'est au niveau des rapports sociaux deproduction et des rapports de travail qu'il faut rechercher l'explication de la dérive des besoins que connaissent les sociétés développées. Concevoir les besoins sociaux à partir des contraintes de la reproduction de la force de travail empêche l'autonomisation des sphères de la production et de la
consommation.