UN CAP A TENIR : LA VOIE DE L'AMOUR
" Aime et dis-le par ta vie "
Saint-Augustin
Représentation symbolique de saint Mathieu,
Eglise Saint-Pierre, Melle, Deux-Sèvres.
Dans un contexte où le liant entre croyance religieuse et ordre social se trouve désagrégé, dans une situation où il n'y a pas non plus de messianisme laïc absolu substitut, c'est une fonction balisatrice que l'Eglise est amenée à remplir. Elle rappelle aux hommes, contre vents et marées, aussi bien les exigences de liberté, de dignité et d'intégrité de la personne humaine que les principes et contours de toute action collective. En bref, dans une optique sociale et culturelle, c'est un rôle de veilleur qu'elle entend jouer. Il est symptomatique que la première encyclique publiée le 25 janvier 2006 par le pape Benoît XVI s'intitule " Dieu est amour ". Ce document résolument philosophique et spirituel est une réflexion sur le thème de l'amour humain et un appel aux gouvernants à promouvoir la justice " but et mesure intrinsèque de toute politique ".
Heureux les pionniers de l'Amour qui se sont aventurés sur le sentier des Béatitudes !
Les Béatitudes ( Matthieu 5, 1-12 )
"Heureux les pauvres de coeur :
Le Royaume des cieux est à eux !
Heureux les doux :
Ils obtiendront la terre promise !
Heureux ceux qui pleurent :
Ils seront consolés !
Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice :
Ils seront rassasiés !
Heureux les miséricordieux :
Ils obtiendront miséricorde !
Heureux les coeurs purs :
Ils verront Dieu !
Heureux les artisans de paix :
Ils seront appelés fils de Dieu !
Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice ;
Le Royaume des cieux est à eux !
Heureux serez-vous si l'on vous insulte,
si l'on vous persécute
et si l'on dit faussement toute sorte de mal
contre vous, à cause de moi.
Réjouissez-vous, soyez dans l'allégresse,
Car votre récompense sera grande dans les cieux !"
Faut-il rappeler, d'abord, que les Cieux signifient, selon la foi chrétienne, " l'au-delà " avec tout l'indicible qui lui est associé. On sait qu'historiquement " le rapport au surnaturel et le réel concret de la terre ont été imbriqués l'un dans l'autre, le surnaturel investissant le quotidien, inversement, le mobilier terrestre trouvait largement une place dans le monde céleste " ( Jean Delumeau, 2000, p. 467 ; également, Roger Troisfontaines, 1960, p. 10 ). Avec le développement de la pensée scientifique, le ciel et la terre ont été compris comme étant régis par les mêmes lois. Le ciel doit alors être saisi comme un "non-lieu "; c'est, pour le croyant, " un avenir par-delà la mort ou plus précisément par-delà la résurrection", les Béatitudes y étant pleinement réalisées ( Jean Delumeau, idem, pp. 467-468 ). Le ciel, dans le champ de la foi, est donc une métaphore indiquant la plénitude du salut de l'homme. C'est ce vers quoi le chrétien entend cheminer ; c'est pourquoi Bernard Sesboüé a pu dire que ce n'est pas seulement un " en-haut ", mais aussi un " en-avant " ( 2004, p. 119 ).
Les Béatitudes constituent la charte de l'idéal évangélique. Elles ont traversé le cours des âges en métamorphosant de nombreuses consciences. Naturellement, la sainteté a présenté des formes plurielles à la mesure des circonstances et des exigences du temps. Mais, qui peut vivre la perfection dans l'esprit des Béatitudes, lesquelles récapitulent toute la Bonne Nouvelle ? La vie des gens ordinaires apparaît bien éloignée de celle des virtuoses de la quête de Dieu.
Pour le plus grand nombre, qui mène une vie normale, la voie du bonheur que Dieu propose à l'homme d'emprunter n'est pas facile. Il faut constamment border la voile et remonter le courant ; cela suppose une vigoureuse refondation de l'existence. Cela implique une dépossession de soi toujours plus grande afin de mieux recevoir la Parole et de se laisser façonner par elle. Ce n'est vraisemblablement pas sans raison que ce chemin de découverte que l'homme est invité à suivre commence par le fameux " bienheureux les pauvres en esprit ". L'expression " se faire pauvre de coeur " signifie, à tout le moins, garder un certain détachement envers les biens terrestres. Selon le Poverello d'Assise, un pauvre selon l'Evangile est un homme qui a renoncé librement à exercer tout pouvoir, toute espèce de domination sur les autres et qui est mené par l'esprit du Seigneur. Le chemin est difficile et resserré ; peu le trouvent, beaucoup passant devant sans même s'en apercevoir. Pour marcher sur les sentiers du Tout Autre il faut laisser parler son coeur. Pour cela, il faut savoir faire silence en soi-même. Avec leurs appareils de radio-télévision, leurs baladeurs et leurs téléphones mobiles les hommes d'aujourd'hui sont communément soumis à une prolifération de paroles et de musiques qui généralement ne favorisent pas le retour sur soi. La brièveté des temps de silence rend aujourd'hui délicate l'écoute intérieure. Autrefois, le temps lent permettait la construction d'un espace privatif intime moins agressé par les bruits de la vie extérieure. Le bourdonnement incessant du monde du dehors - clameur des débats politiques et des revendications sociales, publicité insidieuse, communication plus ou moins oiseuse - anéantit le léger murmure intérieur de la voix de la conscience. Il faut savoir se ménager des temps de silence et de calme, savoir se déconnecter afin de favoriser des temps de ressourcement. L'écoute intérieure est pourtant un préalable pour qui veut essayer d'être, à son échelle, témoin de l'Amour source de vie.
Etre témoin, c'est proposer, aux hommes qui espèrent comme à ceux qui n'attendent plus rien, la foi en l'avènement d'un autre temps, à la fois " déjà là " et encore " à venir ". Il s'agit de tendre de tout son être et durant toute son existence vers l'Amour ; en un mot, il faut essayer de " devenir christique ", pour reprendre la forte expression d'Hippolyte Simon (1999, p. 186 ). Hier comme aujourd'hui, d'aucuns le deviennent par le témoignage du martyre ; il y a des vocations de l'abrupt. Il est donné à certains d'y parvenir du sein de leur communauté monastique, voire par la voie érémitique ; à d'autres, d'y accéder du coeur du monde. C'est par une attitude mystique, des exercices spirituels, un rayonnement missionnaire, un don de faire des miracles, une charité agissante, une foi simple, recueillie ou militante que les saints ont marché sur les chemins de Jésus. Ces divers itinéraires de l'imitation du Christ ramènent toujours à une mise en oeuvre évangélique, bien que singulière, de l'Amour.
Saints de tous les temps et de tous les pays, saints célèbres du calendrier, humbles saints de nos villes et de nos campagnes, tous nous interpellent et nous invitent à vivre de la Bonne nouvelle. Il y a les saints martyrs que l'espérance transfigure. Il y a les saints de l'Amour qui rayonnent de la joie de vivre. Il y a les saints de la charité qui par leurs actes irradient la bonne Nouvelle. Il ya les saints serviteurs de la Vérité qui, par toute leur vie, veulent servir en proclamant Dieu.
A côté de ces femmes et de ces hommes en situation de rupture radicale, il y a la foule des autres, des saints de tous tempéraments, proches de nous par leur démarche parfois hésitante. En d'autres termes, la foule des saints qui nous ressemblent dont le coeur est attiré par d'autres nourritures que les seules nourritures terrestres mais pour qui le passage, c'est-à-dire le franchissement de la ligne vers l'autre rive, reste difficile après les hauts et les bas de la vie. Si la Bonne Nouvelle c'est l'amour, il y a dans les faits, bien souvent, une grande distance entre cet amour et la réalité vécue dans les espaces encore imprégnés d'une certaine culture chrétienne. Il est demandé à celles et à ceux qui veulent essayer de dépasser la mesure commune, de vivre chaque jour dans la simplicité, l'obscurité et la monotonie des activités courantes pourvu qu'elles soient marquées dans leur exécution du sceau de l'Amour et effectuées dans un esprit de service. Si le Christ s'est fait serviteur, la seule voie à suivre pour l'homme qui veut marcher sur ses pas, même à distance, est celle du service. A la base d'une attitude de service se trouve la pauvreté. Soeur Emmanuelle nous redit fortement que " le Dieu du christianisme a choisi la faiblesse comme moyen d'action. Pour cette raison fondamentale, la foi chrétienne rend nécessaire une option prioritaire pour les pauvres. Les combats même pour les plus nobles causes, ne peuvent que revêtir les atours de la pauvreté " (2001, p. 167 ). Ce n'est pas tant que la détention de biens importe réellement en soi ; la difficulté provient plutôt du fait que la possession de richesses tend à provoquer une attitude de suffisance. Le tout est de se servir des biens terrestres sans jamais se laisser asservir par eux. La pauvreté en esprit est l'attitude fondamentale dont tout le reste découle. Le serviteur ne peut être tel que s'il est pauvre de soi afin d'être pleinement serviteur. Sous ces conditions, c'est dans l'humble fidélité au quotidien qu'est la sainteté. Il faut savoir croître depuis son milieu de vie, là où l'esprit de service nous aura été donné d'être et d'agir en notre temps qui court apès le temps. L'homme veut vivre son temps à lui et tracer sa route en conséquence. Le temps de Dieu n'est pas celui de l'homme et celui-ci a de la peine à entrer dans le temps divin. Jour après jour, il appartient à chaque homme de choisir de se glisser ou non dans le sillage du Christ.
Dans cette option, quelques-uns prendront radicalement le grand large, se laissant attirer entièrement par le Christ, d'autres refuseront de larguer les amarres qui les retiennent au monde, certains, enfin, essaieront de distendre ces liens afin de se rendre davantage disponibles pour être témoins de la Bonne Nouvelle en donnant du corps, chacun à sa manière, selon ce qu'il est à un moment donné, à l'esprit de service.Comme il est demandé à chacun de faire frictifier ses talents quels qu'ils soient - artistiques, d'éloquence, de science, d'argent, de charité, de prière, mais aussi dans l'exécution des humbles tâches quoptidiennes - pourvu que cela soit dans un esprit de service et d'ouverture aux autres -, les modalités pratiques ne sont pas fixées une fois pour toutes et pour tous. Ce qu'on fait dans l'existence importe moins que de le faire avec amour.
La tâche est rude mais exaltante du fait de l'ambivalence de la situation concrète du chrétien en raison de sa condition d'homme et de croyant. Toujours soumis à une écartelante tension entre, d'une part, sa foi, et de l'autre, l'expression des réalités humaines, il est prié de ne pas oublier sa dimension terrestre, voué qu'il est au service de ses frères, tout en ne négligeant pas l'ailleurs auquel il est appelé. Ces deux aspects sont toujours en l'homme et la ligne de partage est mouvante. Ce qui est demandé aux femmes et aux hommes des temps actuels, comme à ceux d'hier, c'est d'inscrire leurs propres routes dans le sillage de la Lumière afin que leurs propres sillages témoignent du Très Haut. Pour cela, nous sommes invités à une entière conversion du coeur et de l'esprit : il faut accepter de laisser le Christ prendre la barre de notre vie.
Pour appartenir au monde d'en haut et à ce monde d'ici-bas c'est " à l'un et à l'autre " qu'il faut entièrement se livrer ( Ambroise-Marie Carré, 1662, p. 10 ). La conciliation de ces deux invitations apparaît une tâche ardue. Il est difficile de rendre au tout Puissant la part qui lui revient et d'être entièrement disponible pour les hommes afin d'oeuvrer à l'avènement d'un monde meilleur. Se consacrer à l'Absolu suppose le recueillement, de longs moments de silence, la renonciation à maints relatifs qui constituent l'ordinaire de la vie. le don de soi aux autres évoque d'autres impératifs et engagements d'existence, également accaparants : l'appartenance à des groupes ( partis, syndicats, associations ) afin de peser sur les structures de la société en vue de réduire les injustices sociales, combattre toutes les formes de pauvreté, construire la paix, favoriser un autre développement... En bref, il s'agit d'assurer le service des hommes dous les différentes formes de l'activité quotidienne, de la gestion de la cité et des diverses tâches sociales.
Parce que nous ne sommes jamais entièrement au Tout Autre ni entièrement aux autres, nous sommes profondément écartelés entre ces deux exigences de l'intimité avec Dieu et du service d'autrui. Quelle voie étroite convient-il de parcourir pour mériter le titre de chrétien ! Le chemin de l'épanouissement de l'homme croyant est tracé, mais il est resserré ; la tentation est grande de s'arrêter en cours de route. Il appartient à chacun de tendre vers l'homme des Béatitudes. " Ose autant que tu peux " pour l'expansion de l'Amour, " là est tout l'Evangile " a pu écrire Pie R. Regamey ( 1963, p. 178 ). Dans la même veine, "ayez faim et soif de la justice de Dieu, de l'intimité avec lui ; comprenez que sur cette terre, dans votre cadre de vie et de travail, l'éternité commence et vous ne pourrez plus faire vos gestes d'hier " ( A.M. Carré, 1962, p. 159 ). En d'autres termes, c'est dans le sillage de l'Amour que chacun, à sa mesure, selon les circonstances et les époques et selon le don qui est le sien, est invité à se fondre.
Pour symbolique qu'elle soit, l'image du sillage permet de mettre en place un certain nombre de balises. L'avantage de l'image est d'apporter plus de sens en moins de mots.
Il y a ceux qui se tiennent à l'écart, de façon délibérée ou non, de l'aire d'influence du sillage et sont enserrés dans le seul réseau des relations horizontales complexes qui constituent la société. L'immanence des entreprises humaines et l'importance des problèmes que pose la modernité suffisent à accaparer leur attention. Ici, seul compte le plan horizontal des rapports avec les hommes et avec les choses.
Il y a , à l'opposé, ceux qui veulent vivre l'absolu dégagement à l'égard des biens de ce monde afin de vivre à l'état pur un rapport à Dieu. Les saints, tels François d'Assise hier ou Mère Térésa de nos jours, ont ainsi mené cette quête de Dieu, en cherchant à se libérer du réseau des relations horizontales afin de vivre, de façon exclusive, sans aucun accomodement et dans toute sa pureté et son intensité, le rapport vertical de l'homme à Dieu. Sans doute, est-il donné à peu d'êtres humains de vivre cet absolu de la foi et de désappropriation de soi-même afin de réaliser de façon authentique cette pure relation verticale au Très-Haut. Les moines et moniales, solitaires et solidaires, tentent une approche unifiante de tout l'être, en essayant de mener une recherche continue du tout Autre en prenant appui sur une communauté fraternelle.
Toujours dans le sillage de la Lumière, mais à distance plus ou moins grande, il y a le plus grand nombre des croyants qui essaient d'être chrétiens, à leur mesure, en s'efforçant de vivre leur foi au milieu du monde. Il s'agit d'unir religion et action, d'assumer chrétiennement le monde et son époque sans les quitter. Cela implique d'essayer de vivre l'ensemble des rapports familiaux, sociaux et de travail sous la verticale de Dieu. Le plan horizontal des rapports avec les hommes et avec les biens doit être informé, et plus ou moins transformé, par le jeu de la dimension verticale pour tous ceux qui essaient d' être fidèles à l'indicible message.
Aujourd'hui, comme hier et comme demain, la vie demeure une aventure passionnante sous toutes ses formes : action, amour, beauté, contemplation, découverte, joie, progrès, science... Il appartient à chacun de choisir son itinéraire et son style d'existence en fonction de ce qu'il veut faire de sa vie et de ce qu'il entend être ; faut-il encore qu'il en ait le choix ! Comme tous les autres hommes, le chrétien doit s'engager dans la transformation du monde. En même temps, il doit être un homme du ciel et, pour cela, user du monde avec un certain détachement. En situation entre terre et ciel, il lui faut être, à la fois, d'un monde et de l'autre. Sous l'écume grise de nos existences laisser entrevoir les virtualités de la lame de fond des Béatitudes. Et pour cela il n'est qu'un programme, mais quel programme ! Hisser la grand-voile, quitter les quais de la quotidienneté où l'on végète pour avancer au large et cingler au coeur du monde guidé par le seul compas de l'Amour.
Une formulation de circonstance :
Béatitudes pour temps de chômage
"Bienheureux ceux qui s'appauvrissent
Pour investir et créer des emplois, car
Ils accumulent des richesses dans le Royaume
Bienheureux ceux qui renoncent à cumuler
Les emplois qui ne leur sont pas nécessaires
Pour vivre dignement, car
Ils ont une place assurée dans le Royaume.
Bienheureux les fonctionnaires publics
Qui travaillent comme s'ils s'occupaient
De leur propre affaire,
Qui facilitent les démarches
Et qui étudient sérieusement les problèmes.
Leur travail sera considéré comme sacré.
Bienheureux les travailleurs indépendants
Qui ne s'opposent pas à de justes réformes de
Leur profession,
Parce que mieux vaut faire la volonté de Dieu
Que plaire aux collègues.
Bienheureux les ouvriers et les employés
Qui préfèrent la création de postes de travail
Pour tous, plutôt que d'accumuler des heures
supplémentaires et des primes pour eux-mêmes,
Parce qu'ils savent où est leur vrai trésor.
Bienheureux les banquiers, les courtiers,
Les commerçants qui ne profitent pas de la situation pour augmenter
leurs gains, même légalement,
Parce qu'ils rendent un service à la Paix.
Bienheureux les hommes politiques et syndicaux
Qui s'attachent à trouver des solutions réalistes
au chômage, par-dessus les stratégies et les intérêts partisans,
Parce qu'ils accélèrent la venue du Royaume.
Bienheureux serons-nous tous,
quand nous cesserons de dire :
" si je ne tire pas profit de la situation, un autre le fera ",
quand nous cesserons de penser :
" quel mal y a-t-il à frauder,
puisque tout le monde le fait ?"
quand nous renoncerons à penser :
" si la loi n 'est pas violée, tout est permis ",
Parce qu'alors, la vie en société sera une
Anticipation du bonheur du Royaume ".
Mgr Torija, évêque de Ciudad, Espagne