L'ETRE-ENSEMBLE DES HOMMES AU XXIe SIECLE
Chapiteau dit de " la tricherie ".
Au lieu de mettre en commun les deux grosses boules qu'ils détiennent, les deux hommes en présence
ne rapprochent que leurs deux petites boules et, qui plus est, dans un mouvement pour se fuir...
Ancienne église priorale de Courpière, Puy-de-Dome.
La société telle qu'elle va se caractérise tout à la fois par la détérioration et la persistance du religieux. A l'époque du Web chaque être humain peut adopter les convictions religieuses qu'il désire ou ne pas se préoccuper de religion. D'ailleurs, on ne s'en prive pas. Etant donné le mouvement d'individualisation et de sécularisation que nos sociétés connaissent, la seule certitude, à l'aube du XXIe siècle, est que l'Eglise catholique sera dorénavant en minorité dans les pays du Nord alors que ses membres les plus nombreux appartiendront à l'hémisphère Sud. En France, les catholiques seront peut-être encore longtemps, devant la communauté musulmane, la communauté religieuse la plus importante. En raison du legs de l'histoire, le tissu sociétal restera encore imprégné de la culture chrétienne, mais l'aventure de vivre se poursuivra dans un pays où coexisteront des non-croyants et des fidèles de confessions diverses. Cette situation relativement nouvelle a des conséquences majeures d'abord sur l'organisation du vivre-ensemble dans une société multiculturelle. Elle impose aussi de nombreux défis à la foi chrétienne si celle-ci veut être une force pour vivre dans une société incertaine et d'anonymat. Tels sont les deux volets inséparables de la réflexion qu'il reste à mener.
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POINTS D'ANCRAGES POUR LE VIVRE-ENSEMBLE DES HOMMES
" Mais c'est toujours aller trop vite en besogne que de proclamer,
comme on l'a fait volontiers depuis quelque temps,
la mort de ce qu'on ne parvient plus à comprendre : l'homme,
la religion, l'histoire. Le lien symbolique ne peut pas disparaître
car il est consubstantiel à l'idée de langage, d'humanité et de société.
Il peut y avoir des déficits rituels, des insuffisances dans la manière
dont les hommes se représentent leurs relations, mais non disparition
de ce sans quoi l'individu et la société seraient impensables et la vie invivable..."
Marc Augé, Pour quoi vivons-nous, 2003, p.106
Chapiteau de l'église romane de Civaux, Vienne.
Devant la crise de sens et de la perte des repères dans la société contemporaine, certains ont cherché dans l'absolu de la politique et le projet du communisme des réponses à leurs interrogations. La sacralisation de la politique dans les sixties semble actuellement étrange à beaucoup.
D'aucuns sont allés chercher dans le Coran ou dans la pensée bouddhique ce que ne leur ont pas apporté les idéologies vers lesquelles ils s'étaient tournés.
Devant les tragiques déconvenues du XXe siècle suscitées par l'accaparement des pouvoirs par un parti unique gouvernant au nom du peuple ou de Dieu, d'autres s'avisent qu'il faut chercher désormais dans les mythes comme dans l'histoire de l'art, et non plus dans les idées, le sens de la vie, le destin de l'humain. Ainsi, pour André Malraux, l'art est le seul moyen dont dispose l'homme pour créer du sens en ce qu'il permet le dialogue des cultures et rend perceptible l'évolution de la conscience au cours de l'histoire.
De même, Jean Daniel se demande si l'incertitude sur la transcendance et sur l'Histoire n'était pas " le seul vrai rempart contre les tentations alternées du nihilisme et du fanatisme ? Si même le salut, oui le salut, pourquoi pas, était dans le questionnement et non dans la foi ?" (1996, p. 20). Pour cet homme habité par le goût et l'exigence du rationnel, l'avenir des hommes dans la cité serait dans le seul questionnement.
Toutefois, l'homme des temps actuels peut aussi continuer à chercher dans les Evangiles des certitudes mystiques tout comme des préceptes de vie personnels et collectifs. Et puis, il y a la multiplication des offres dans les grandes surfaces de la religiosité ; enfin, il y a tous ceux qui font profession d'athèisme et les indifférents à la chose religieuse. Il est clair que les propositions de foi ne suscitent pas l'attention de tous ceux qui croient que les hommes sont seuls au monde et sont allergiques au religieux.
S'il appartient à chacun de mener sa vie en choisissant son itinéraire, c'est collectivement que les hommes dans la cité doivent construire leur avenir. Dans une société où les changements se produisent plus rapidement que ses membres ne peuvent en prendre conscience et les comprendre en toute plénitude, les problèmes qui se posent sont innombrables : technologiques, économiques, sociaux, politiques, idéologiques et éthiques. Les positions acquises doivent-elles être conservées ? Si l'on reconnaît comme nécessaires que les situations de certains groupes changent, quel prix les autres groupes sociaux doivent-ils acquitter ? Quelles transformations doivent être opérées ; doivent-elles être de nature réformiste ou radicale ? Faut-il aller, par exemple, jusqu'à un système dans lequel l'organisation de la production serait confiée aux seuls producteurs immédiats eux-mêmes ? Une dose plus ou moins forte de régulation étatique doit-elle être associée au libéralisme triomphant d'aujourd'hui ? Le caractère débridé et non maîtrisé du phénomène de mondialisation ne doit-il pas être interrogé ? Les organisations de la société civile ne doivent-elles pas exercer une fonction de pression et de proposition en faveur de l'intérêt général et de la préservation de la qualité de la vie ? Une société doit-elle aller au-delà d'assurer à chacun de ses membres des conditions respectueuses de vie : santé, logement, travail... en leur garantissant en plus les conditions "qui leur permette de passer à l'existence, c'est-à-dire d'assurer leur histoire en participant à l'histoire de leur propre société ", de telle sorte que la fécondité sociale de chacun puisse réellement s'exprimer ? ( Ph. Caumartin et A. Rouet, 1998, p. 173 ). Si on admet qu'une dimension sociale est constitutive de l'être humain, la participation de chacun à l'ensemble de la vie sociale est un absolu. Quelle appréciation porter sur l'opposition entre l'humanitaire et le droit d'ingérence ? De même, en ce qui concerne les droits de l'homme et les intérêts stratégiques des pays.
Ces graves questions débordent le cadre de cette étude ; un seul thème sera esquissé : celui du grippage de la laïcité dans la société contemporaine.
* Le monopole du sens c'est fini !
On peut penser que c'est en termes de décomposition et de reconstruction que se posera au XXIe siècle la question des rapports entre le religieux et la modernité. Compte tenu de la situation actuelle, il n'y a guère de raisons pour que cesse demain l'affaiblissemeent continu, commencé il y a près de quatre décennies, des systèmes religieux et dogmatiques. Vérités de foi et prescriptions morales imposées d'en haut par les magistères des religions traditionnelles sont de moins en moins acceptées y compris par les fidèles les plus pratiquants. On s'achemine vers de nouvelles modalités de socialisation religieuse moins strictes, des quêtes spirituelles individuelles, prenant appui à l'occasion aussi bien sur des pratiques orientales que sur des pratiques ésotériques, chacun se composant hors cadres intitutionnels son système de significations et de croyances sur lequel il va construire sa vie pour un mieux-être intérieur. Ainsi, l'individu contemporain se façonne sa religion personnelle- si du moins il éprouve le besoin d'en avoir une- avec des ingrédients puisés à différentes sources : une pointe de sagesse orientale associée à des réminiscences de catéchisme, le tout pouvant être éventuellement pimenté d'une once de crédit en la réincarnation. Cette recomposition religieuse est bien dans l'air du temps. Il faut dire que l'interrogation sur le monde d'en haut n'est plus au centre des préoccupations de l'individu-roi ; ce qui importe davantage c'est la place et l'avenir de chacun ici-bas. L'attachement à une vérité unique et absolue en vue d'un au-delà cède le pas à la quête d'une meilleure intégration des diverses dimensions de sa personnalité pour mener au mieux sa vie dans ce monde-ci. Ce qui fait dire à madame Hervieu-Léger que les croyants "définissent et modulent eux-mêmes des parcours spirituels de plus en plus indifférents aux frontières dénominationnelles et confessionnelles, des parcours qui font communiquer... le registre spirituel et le registre de la thérapie, de la psychologie ou du management des performances personnelles et professionnelles" ( 2001, p. 134 ).
Pourtant, parce qu'elles sont mouvantes et changeantes les sociétés modernes sont de ce fait déstabilisantes et opaques. Par suite, toutes les aspirations spirituelles n'ont pas disparu dans des sociétés poutant a priori rationnelles et désenchantées. Le XXIe siècle pourrait bien être une ère de foisonnement des croyances, mais qui s'exprimeraient sur un mode relativiste. Avec des accrocs, devant la multiplicité de l'offre spirituelle prévalant dans les sociétés modernes, un régime de tolérance sereine pour les conduites et les croyances des autres paraît être en passe de s'instaurer. Sans doute, la tolérance vient-elle sur le devant de la scène lorsqu'une société ne peut pas éviter d'interdire. Dès lors que dans une société pluraliste l'idée que tous les itinéraires philosophiques et religieux peuvent détenir une part de vérité la tolérance devrait s'étendre ; elle en constitue un des éléments de régulation. Dans cette situation de consensus atone, il n'est reconnu à aucune conception philosophique ou religieuse le monopole du sens.
En outre, cette question de l'évolution culturelle ne prend-elle pas une autre dimension avec la montée des technologies de l'information ? Tous les courants de pensée, toutes les religions et toutes les pratiques sont aujourd'hui sur la Toile. C'est un changement global dans la façon d'appréhender la communication et le monde.
Internet constitue en quelque sorte un champ d'expérimentation de modalités nouvelles d'être-ensemble des hommes. Chaque entité intervenant dans le cyberespace constitue une invitation à la production du sens humain. A la limite, à suivre les philosophes les plus optimistes du cyberespace, une nouvelle religion pourrait émerger, du fait du croisement de ces différentes propositions de sens ; une religion qui pourrait englober les autres systèmes religieux. Ce mouvement de spiritualisation généralisée pourrait être en rapport avec le fait que l'homme va se trouver de plus en plus en mesure de diriger lui-même sa destinée génétique, perspective d'avenir aussi enthousiaste qu'effrayante. Ne faut-il pas mettre les technologies de l'information à leur juste place ? Internet est un instrument pour l'être humain, sans doute, un merveilleux instrument qui accroît le nombre d'outils à la disposition de l'homme. Mais, gardons-nous de faire d'Internet l'instrument d'une production de spiritualité nouvelle du genre humain. Certains, pour le moins euphoriques, à l'instar de Pierre Lévy, n'hésitent pas à franchir le pas et à évoquer une " véritable métamorphose de la conscience humaine" .
* De la laïcité dans une société pluri-culturelle et pluri-religieuse.
Dans un pays comme la France la question religieuse revêt également une dimension politique. La réduction progressive de l'emprise des institutions religieuses, d'une part, la prolifération des croyances et des formes de religiosité, de l'autre, entraînent des dysfonctionnements dans le dispositif traditionnel de gestion publique de la sphère religieuse. En d'autres termes, c'est la question de la laïcité que les bouleversements se la scène religieuse amènent à poser.
Décrite comme un affranchissement neutre des pouvoirs confessionnels la laïcité a été fréquemment vécue comme rejet de la religion. La séparation de la société civile et de la société religieuse s'est souvent transmuée en un laïcisme opposant la raison et la foi, les Lumières étant censées faire reculer les ténèbres de l'obscurantisme religieux. Ce qui amène certains à faire semblant de croire que le cléricalisme menacerait la société française. En revanche, d'autres pourraient légitimement s'interroger sur une notion de laïcité associée à l'idée d'une lutte contre la religion, la valeur de tolérance d'une société multi-culturelle et multi-religieuse étant alors bafouée.
Par l'introduction du principe de laïcité, la Troisième République entendait émanciper la société française et ses institutions clés de l'emprise cléricale exercée par la hiérarchie catholique au cours de maintes instances de la République, de l'école et de la presse, nombre de Français continuent de se penser et de se comporter comme si le modèle catholique exerçait encopre une puissance tutélaire sur la société. Or, avec l'érosion de la pratique religieuse, le catholicisme ne peut plus être perçu comme religion socialement et culturellement dominante. Si l'on ajoute à cela la présence d'une importante population musulmane et l'émergence de divers groupes qui se disent religieux les rapports qui s'étaient historiquement établis entre les religions et la République laïque ne vont plus de soi.
Le débat sur la laïcité sort des cercles spécialisés pour gagner l'institution scolaire. Les revendications identitaires et religieuses des jeunes musulmans, entre autres, en sont à l'origine. Devant l'importance prise par les phénomènes qui ont trait à la religion dans les cultures et dans l'histoire à laquelle s'ajoute la méconnaissance contemporaine des différentes religions, quelle place le fait religieux doit-il tenir dans l'école laïque ?
Pour Régis Debray " la République, à bon droit, ne reconnaît aucun culte. Doit-elle pour autant refuser d'en connaître ?" ( 2001, p. 383 ). A partir du constat du déficit culturel des jeunes générations en matière religieuse l'Education Nationale entend réhabiliter l'enseignement des faits religieux à l'école. Dans l'esprit d'une laïcité bien comprise l'adoption d'une approche informative des phénomènes religieux devrait permettre une meilleure compréhension de la société et du monde en dehors de toute dimension confessionnelle. Dans cette optique laïque qui se veut équilibrée, le religieux "objet de culture" serait distingué du religieux "objet de culte". Pour un philosophe, comme Henri Pena-Ruiz, l'institution scolaire ne doit pas confondre le registre de la connaissance avec celui de la croyance. C'est dire que la distinction entre savoir et croire est fondamentale. Un texte religieux peut être un simple document culturel pour les uns, mais un texte de foi pour d'autres. Dans cette perspective, la laïcité "est fondée sur la conviction que le monde est commun à tous les hommes, quelle que soit leur option spirituelle". Elle n'est pas fondamentalement anti-religieuse. Il s'agit d'unir les hommes au-delà de leurs différences. En un mot, la laïcité entend transcender les convictions spirituelles particulières. La tolérance doit être entendue comme respect, non des croyances d'autrui, mais de la liberté de croire ( Henri Pena-Ruiz, 1999, p. 233 ).
Globalement, le problème de la laïcité dans la société française réside dans la gestion de la situation spirituelle et religieuse contemporaine caractérisée, d'une part, par la dérégulation des religions institutionnalisées et, de l'autre, par la recomposition individuelle et subjective du croire religieux.
Le schéma français de laïcité caractérise de fait une communauté religieuse par le rassemblement cultuel des fidèles. C'est finalement à partir du monde confessionnel catholique que la République a organisé la coexistence des diverses religions sur le territoire national. Le président de la conférence des évêques de France est ainsi un représentant qualifié de l'Eglise catholique vis-à-vis de la puissance publique. Une nouvelle ère pour les relations entre l'Eglise catholique et l'Etat en France s'ouvre avec la mise sur pied d'une structure permanente de dialogue et de concertation afin d'examiner les problèmes d'ordre administratif et juridique qui peuvent se poser entre eux. De la même façon, le président de la fédération protestante de France, le président de l'assemblée des évêques orthodoxes de France et le Grand Rabbin de France parlent au nom de leurs fidèles. En revanche, les difficultés apparaissent persistantes pour inscrire l'Islam dans la société française. La définition des contours d'une instance représentative du culte musulman en témoigne. Après une décennie de tâtonnements, les évènements du 11 septembre 2001 ont conduit à accélérer la mise en place d'un conseil français du culte musulman. Finalement, un accord a été obtenu le 20 décembre 2002. La répartition des sièges au sein du futur conseil obéit à un équilibre des forces entre les trois principales fédérations, les grandes mosquées et des personnalités de la communauté. Les fédérations représentent les forces idéologiques et nationales en présence dans l'islam de France : la Mosquée de Paris liée à l'Algérie, la Fédération nationale des musulmans de France (FNMF) liée au Maroc et l'Union des organisations islamiques de France (UOIF) proche du courant des frères musulmans. En revanche, beaucoup de parties prenantes - mosquées, associations, coordinations - représentant la jeune génération née en France, restent à l'écart du processus de mise en place d'une instance représentative, et se sentent flouées. Si l'Etat entend continuer à faire prévaloir sa neutralité dans la question religieuse, des institutions susceptibles de maîtriser leur propre espace du croire sont nécessaires. Les diversités théologique, nationale, politique et idéologique sont telles dans le monde islamique que l'image d'un Islam monolithique apparaît bien erronée.
Lorsque les contours d'une communauté croyante ne peuvent être bien définis et qu'il devient impossible d'en faire dégager des représentants reconnus, le schéma français de laïcité se trouve déstabilisé. Il en est ainsi lors de la montée des sectes et des goupes qui se prétendent religieux mais, qui par leur nature, ne peuvent pas entrer dans le cadre institutionnellement défini du croire religieux. Ce qui conduit Danièle Hervieu-Léger à s'interroger sur l'avènement d'un modèle de laïcité médiatrice capable de mobiliser les différentes familles spirituelles au service de la construction du lien social pour " la défense et le développement de toutes les libertés publiques hors desquelles la liberté religieuse qu'elles revendiquent pour elles-mêmes n'aurait aucun sens " . Et cette spécialiste des questions religieuses de pousuivre : " La liberté religieuse ne peut être revendiquée comme un droit absolu que dans la mesure où cette revendication vaut attestation absolue que les droits de l'homme font système. En réclamer le bénéfice, c'est, pour un groupe quelconque, accepter de se placer lui-même dans la dépendance de ce système. Il importe peu de savoir si un groupe qui invoque la liberté religieuse inscrite dans la loi a un titre légitime à se déclarer "religieux". La seul chose qui compte, dès lors qu'il réclame ce dû démocratique, est de savoir dans quelle mesure les valeurs qu'il diffuse et les pratiques qu'il met en oeuvre sont compatibles non seulement avec l'Etat de droit, mais également avec l'univers de valeurs qui peut, seul, lui assurer l'exercice effectif du droit qu'il revendique " ( D. Hervieu-Léger, 1999, pp. 262-263 ).
On le voit, dans une société qui se découvre multiculturelle et pluri-religieuse, la dérégulation institutionnelle du religieux n'est pas sans poser de problèmes. L'affaire du foulard islamique a notoirement altéré la vie publique en France. Les controverses sur les sectes ont du mal à déboucher sur une ligne de conduite. Dans la mesure où chacune compose sa ligne spirituelle l'Etat a du mal à trouver des interlocuteurs socialement repérables ; la laïcité se grippe.
De la même façon, la rédaction de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne traduit le malaise du gouvernement français devant la notion de laïcité. Dans le préambule de la charte, la France a imposé que l'expression " le patrimoine sirituel et moral" remplace la référence à " l'héritage culturel, humaniste et religieux" au motif du respect de la culture laïque de notre pays.
Alors que chacun peut parfaitement avoir ou ne pas avoir de convictions religieuses, nul ne peut réécrire l'histoire. Alors que la charte des droits fondamentaux a pour objet de définir les valeurs communes sur lesquelles l'Europe politique pourra s'édifier dans le respect de ses différentes cultures, nul ne peut méconnaître le commun héritage judéo-chrétien du continent. Croyant ou athée, chacun est tributaire du passé des sociétés européennes. Le mouvement de sécularisation, l'émancipation des sociétés européennes de la tutelle religieuse se sont effectués à partir d'un milieu culturel chrétien. Ce n'est pas que l'alliance de la foi et de la raison se soit toujours réalisée sans heurts, mais, la querelle sur l'héritage religieux en cette fin de siècle peut apparaître bien vaine. Refuser de faire mention du terme "religieux" ne revient-il pas à mettre en avant un idéal laïque insuffisamment sûr de lui-même alors qu'il se veut porté par la tolérance ?
Inversement, pour les tenants d'une séparation stricte de l'Eglise et de l'Etat, à l'heure de la réinterprétation à usage politique des religions, la laïcité constitue encore la meilleure défense contre tous les détournements du sacré à des fins peu mystiques. La vision d'avenir que constitue la charte ne doit-elle pas l'emporter sur le legs du passé pour important qu'il soit ? ( Pour une discussion informée de la charte européenne on peut se référer à Noël Copin, Lettre aux chrétiens qui ont le blues, 2001, pp. 31-46).
Sur ce plan religieux comme sur d'autres la réelle difficulté est de faire coexister des sociétés européennes aux traditions politiques et religieuses plurielles. En tout cas, l'être-ensemble des hommes, tant au niveau national qu'au plan européen, suppose une production de sens à partir de valeurs communes léguées par un passé riche de traditions de pensée et de courants religieux. C'est sur la base de ces diverses lignées philosophiques et religieuses reconnues et valorisées que le vivre-ensemble des hommes pourra se construire en se livrant à un excamen continuel de ce qui est immuable dans les référents culturels et éthiques, de ce qui ne l'est pas, en repérant les changements acceptables et ceux qui seraient transgression du sujet humain. Les enjeux des temps à venir ne peuvent faire fi du passé et de la mémoire. Les débats que font surgir les avancées de la bioscience - manipulations génétiques, procréation médicalement assistée, recherches sur l'embryon, clonage - posent de redoutables questions quant au statut de la personne humaine ; ils ne sauraient être restreints à quelques-uns. Mais comment dégager un consensus entre ceux qui misent entièrement sur les promesses de la science et ceux qui estiment que ceraines limites doivent être maintenues, au motif que l'embryon humain ne saurait être considéré comme une chose ? En outre, toute interdiction est-elle un moyen efficace dans le combat éthique alors que ce qui est interdit dans un pays peut être autorisé dans un autre ? Du fait de la compétition industrielle que se livrent les pays, ceux qui expriment moins d'exigences en matière d'éthique jouissent dans la course aux biotechnologies d'avantages comparatifs. Une réflexion, dans toutes ses dimensions, est urgente ; les différents points de vue ( disciplines, religions, philosophies, politiques ) doivent pouvoir s'exprimer et, par conséquent, aussi ceux inspirés par le christianisme. Dans la mesure où les sociétés occidentales se sont affranchies d'une transcendance divine, de la croyance en l'existence d'un ordre naturel ou de l'espérance en l'avènement d'un messianisme laïque, sur quelles bases générales et systématiques recréer l'être-ensemble collectif ? L'abandon de normes régulatrices partagées, surplombant par leur caractère absolu la société, rend malaisé l'établissement de compromis entre des positions philosophiques, religieuses ou politiques opposées dont aucune ne peut plus prétendre culturellement s'imposer à tous. Historiquement, la notion d'humanité qui établit l'égalité de tous les êtres humains repose sur l'alliance fondatrice des valeurs judéo-chrétiennes, de l'humanisme de la Renaissance et de l'esprit des Lumières. Il reste que la vraie limite de l'humanité de l'homme -" cette fragile évidence" - n'est pas aisée à situer ( selon l'expression de J.C. Guillebaud, 2001, p. 159. Dans son " principe d'humanité", l'auteur traque, tout au long d'éclairantes analyses, le concept d'humanité ).
Une question majeure demeure pour demain : celle de la laïcité dans les sociétés modernes. Dans des sociétés multiculturelles, aucune religion ne va plus apparaître comme l'unique détentrice de sens et se présenter comme telle en face de l'Etat. Deux types de voies peuvent être prospectées.
Dans une première logique, il s'agit d'organiser la diversité religieuse en cherchant à instaurer la cohabitation interconfessionnelle du plus grand nombre. La coexistence des communautés spirituelles repose sur le dégagement d'un apparentement d'intérêts, sur la recherche d'un consensus d'opinions. Le risque étant que les confessions souhaitent ériger leur façon de voir en règles s'imposant à tous par une pression continue sur les institutions républicaines et laïques. Dans cette perspective, on aurait plutôt une conception minimaliste de l'Etat. Il en était différemment autrefois lorsque l'Etat, sous influence religieuse spécifique, était plutôt puissant et faisait prévaloir une orthodoxie confessionnelle officielle, c'est-à-dire qu'était supposée une unité de foi assez grande pour souder l'ensemble sociétal. Il serait, toutefois, erroné de croire, à l'époque, au parfait accord des coeurs et des convictions. Les réflexions d'une voix autorisée sur ces débats méritent d'être entièrement rapportées. " La tradition catholique et la tradition laïque peuvent aujourd'hui partager certaines convictions communes qui ne pouvaient pas apparaître au temps où les rapports de forces étaient insurmontables : en particulier, le respect de la personne humaine et le souci de justice pour tous. Mais, quelle que soit cette relative communauté de valeurs, nous ne pouvons pas nous résigner à la privatisation de la foi. Nous n'acceptons pas que le principe de laïcité, sans doute mal interprété, renvoie les convictions religieuses au domaine strictement privé, à l'expérience individuelle de chacun" ( Mgr Claude Dagens, 2001, p. 110 ). Dans l'optique d'une laïcité vécue et pour aider l'Etat à gérer la redistribution globale du paysage moderne de la croyance la proposition d'un Haut conseil de la laïcité pour éclairer les choix politiques peut être avancé. Par cette proposition, Danièle Hervieu-Léger entend lancer un débat public sur l'avènement d'une laïcité médiatrice (2001, p. 205s. ).
Dans une autre logique, de nature plus hypothétique, c'est une laïcisation radicale de la puissance publique et de la société civile qui est préconisée. Puisque certains sont croyants et d'autres non il faut, pour n'exclure personne, assurer simultanément l'égalité des droits de tous et l'entière liberté de conscience pour chacun. Par une laïcisation radicale, il s'agit de faire advenir un monde commun de sens fondé sur ce qui unit les hommes et dégagé de ce qui les oppose. Cet idéal de concorde exige l'adoption de règles rendant possible la vie commune de tous les hommes indépendamment de leurs options spirituelles, que celles-ci soient ou non d'essence religieuse ; athées et libres penseurs étant mis sur un strict pied d'égalité avec les croyants. Il s'agit de " construire un monde commun de raison et de sens où les hommes peuvent s'accorder dès lors qu'ils apprennent à relativiser et à transcender leurs options spirituelles particulières" ( Henri Pena-Ruiz, 1999, p. 338 ). C'est dire que la laïcité doit articuler l'idéal d'un espace civique commun et le principe de neutralité confessionnelle de la puissance publique en faisant valoir ce qui est seulement commun à tous et en excluant toute hiérarchisation des convictions spirituelles. La laïcité, ainsi entendue, culture du vrai et du juste, se voudrait " transcendance libératrice". Selon cette philosophie de la laïcité proposée par H. Pena-Ruiz, " la paix laïque", voie difficile et exigeante, en tant que "pari simultané sur la raison des hommes et la liberté des individus, pourrait bien constituer l'espoir du XXIe siècle" ( Idem, 1999, p. 349 ).
Qu'en sera-t-il effectivement ? Il est difficile à l'heure actuelle de le savoir, mais ce qui est certain c'est que les débats seront ardus tant les positions des partisans et des adversaires sont opposées tant au sein des nations qu'entre les Etats. La fidélité stricte au principe républicain de séparation de l'Eglise et de l'Etat est de nos jours encore qualifiée de laïcité de combat par les tenants d'un idéal de laïcité dite ouverte. Mais que signifie ouvrir la laïcité, si ce n'est essayer de rétablir une emprise publique du religieux qui hérisse alors les esprits les plus sceptiques ? Une conception forte de la laïcité, marquée par l'idéologie républicaniste, invite à refondre la puissance publique sur un strict principe de neutralité. Mais les croyants peuvent-ils se limiter au seul rôle apolitique de purs témoins spirituels auquel la version dure de la laïcité entend les cantonner ? Le phénomène religieux est aussi un fait social. Dans les pays où la séparation entre les Eglises et l'Etat n'existe pas réellement, à l'instar de l'Allemagne, la majorité de la population souhaite que les confessions religieuses restent présentes dans la société et ne se cantonnent pas au seul champ spirituel. On le voit, la difficulté sera grande d'ériger des règles harmonisatrices au sein de l'Union européenne ( passant de 15 à 25 membres) entre des pays dans lesquels les rapports entre le religieux et le politique sont si différents, à l'exemple de la Pologne majoritairement catholique ou de la Turquie musulmane dont la candidature soulève de vives discussions.
Toutefois, dans les sociétés composites que sont les collectivités modernes il faudra bien reconnaître le caractère pluriel des croyances et des valeurs. Le problème du financement des mosquées et des salles de prière par des capitaux issus des pays du Golfe, au risque d'une mainmise fondamentaliste sue les lieux de culte, amène à se poser la question d'une adaptation-réglementaire ou législative- de la loi de 1905 de séparation des Eglises et de l'Etat. La question de l'exercice du culte musulmann altère les évidences des défenseurs de la stricte laïcité. Ce sont les rapports entre l'Etat démocratique et le croire religieux qui doivent faire l'objet d'une recomposition. En application du principe de laïcité, le texte de loi, promulgué le 15 mars 2004, dispose que " dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit". La loi se veut réponse aux tensions communautaristes dans les établissements publics où certains jeunes issus de l'immigration affirment leur identité ou dissimulent leur détresse derrière le port ostensible de signes religieux. En présence de populations composites le respect des principes de pluralisme et de laïcité se veut le ciment de la citoyenneté républicaine.
Par-delà les différenciations culturelles légitimes, il existe un ensemble de grandes valeurs de base sur lesquels toute vie en société est fondée et des droits de la personne humaine sur lesquels on ne peut transiger : liberté, respect du pluralisme des convictions, devoir de tolérance, égalité entre les sexes, prévalence du droit et de la justice, solidarité ; la recherche de la paix et la préservation de l'environnement pourraient participer à cette définition d'un ordre des valeurs.