SAN JUAN DE ORTEGA
_______________


Le monastère de San Juan de Ortaga est situé à 25 km à l'Est de Burgos, sur le chemin de Saint-Jacques, entre l'étape de Villafranca Montes de Oca et celle d'Agés.

Le saint bâtisseur
Juan de Velazquez naquit près de Burgos vers 1080. Disciple de saint Dominique de la Calzada (Santo Domingo de la Calzada), il construisit des ponts, traça des routes en compagnie de son maître. En espagnol, la calzada est la chaussée.

Après la mort de ce dernier, en 1109, Juan, échappant à un naufrage en revenant de Jérusalem, fit voeu d'édifier une chapelle. Il se réfugia alors dans les monts peu hospitaliers d'Oca. Vivant "parmi les orties", il acquit ainsi son surnom (ortega: ortie, du latin
urtica). Ayant construit sa chapelle, il reprit son inlassable activité d'ingénieur des ponts et chaussées. En compagnie de membres de sa famille, il fonda également une communauté de chanoines réguliers de Saint-Augustin pour accueillir les pèlerins.

Il mourut le 2 juin 1163 et fut inhumé dans la chapelle Saint-Nicolas du monastère qui porte son nom.

Le chevet roman
La tradition dit que la construction a commencé du vivant de San Juan, vers 1150. Cependant les études récentes de l'architecture du chevet et des sculptures conduisent les archéologues à donner une date plus tardive, vers la fin du XIIe siècle.

De cet édifice roman, seul demeure le chevet. L'abside est très belle, avec son jeu de colonnes-contreforts doubles. De part et d'autre de celles-ci, des colonnes plus fines supportent des arcs qui montent jusqu'aux modillons. Des colonnes plus basses s'adossent aux précédentes et soutiennent de nouveaux arcs. Ces groupes de colonnes et ces arcatures confèrent une apparente légèreté à l'abside centrale, pourtant massive.

Les chapiteaux sont de type végétal très stylisé. Des modillons variés – principalement des têtes – soutiennent les corniches.

Les absidioles sont plus trapues et moins élégamment renforcées, comme on peut le voir sur la photo.

Les chapiteaux intérieurs

Roland et Ferragus

Dans le croisillon Sud du transept, au sommet d'une colonne supportant un arc doubleau, la corbeille d'un chapiteau met en scène, dit-on, le combat de Roland et Ferragus.

Le récit semble prendre source dans un texte faussement attribué à l'évêque de Reims Turpin,
De vita et gestis Caroli magni, compilation de chants populaires repris en latin (peut-être par un moine du Dauphiné) au XIe siècle, puis traduite en français au XIIe siècle. Le texte du Pseudo-Turpin raconte hâtivement l'histoire de Charlemagne jusqu'à l'expédition contre les Sarrasins d'Espagne en 778.

Ferragus est un chef maure (dont certains textes ont fait un géant, descendant de Goliath vivant près de Babylone, envoyé par Satan pour aider les Sarrasins en Espagne). Les maures harcèlent l'arrière-garde de Charlemagne. Roland protège la retraite de l'armée et tue en combat singulier Ferragus d'un coup d'épée dans le ventre.

Cette expédition, qui n'a pas fait grand buit à l'époque, prit une importance considérable au cours de la première croisade (1096-1099) et Roland devint alors un héros de l'épopée chrétienne.

De plus, comme nous l'avons dit, le monastère se trouve sur un chemin de Saint-Jacques. Dans certains récits, saint Jacques apparaît en songe à l'empereur et lui montre un chemin d'étoiles qui va de la Frise à la Galice en passant par la France. Le frère de saint Jean l'Evangéliste occupait en ces temps-là une place éminente dans le coeur des chrétiens espagnols.

L'Apocalypse de saint Jean était devenue dans l'Espagne du Nord une prophétie de la Reconquête, au point de prendre plus de place que les Evangiles. Au VIIIe siècle, un moine, Beatus, rédigea un commentaire de ce texte, où il parlait aussi de saint Jacques comme évangélisateur de la péninsule et le présentait comme le patron de l'Espagne.

Peu après la mort de Beatus (en 798), le tombeau de saint Jacques est mis à jour. Une étoile aurait miraculeusement indiqué le lieu à l'évêque Théodomir. Signalons au passage que l'étymologie tardive (XIXe siècle sans doute) –
Campus stellae, le champ de l'étoile – ne constitue qu'une possibilité parmi d'autres. Jusqu'au XVIIIe siècle, on parle surtout de "Saint-Jacques en Galice".

Il n'est donc pas surprenant, dans cette région de Burgos, souvent menacée par les Sarrasins, traversée par le chemin de Saint-Jacques, de découvrir une sculpture glorifiant Roland, le preux dont on faisait le symbole de la résistance contre l'islam. L'homme de guerre était le pendant civil du martyr de la foi.

Roland montre l'exemple du combat qu'il faut mener. N'oublions pas qu'en 1099, le pape Pascal II interdit aux galiciens le pèlerinage à Jérusalem. Il écrit à Alphonse VI, roi de Castille, Léon et Galice: "Nous avons interdit aux chevaliers de votre royaume et à ceux qui veillent sur les frontières des royaumes les plus proches des vôtres, de se rendre à Jérusalem (...) Que personne ne leur reproche ce retour comme une infamie ou ose les accuser par quelque calomnie. A vous tous, nous prescrivons derechef de combattre les Maures demeurant sur vos terres, de toutes vos forces."

Rapidement se met en place l'image de saint Jacques, cavalier descendant du ciel pour vaincre les Sarrasins – Santiago Matamoros – et de Roland, son auxiliaire terrestre.

Dans le palais des rois de Navarre, à Estella, on peut voir aussi un très beau chapiteau représentant ce combat de Roland.

Les chapiteaux des sourires
Au croisillon Nord, les chapiteaux des colonnes triplées montrent plusieurs scènes. D'abord une Annonciation, où l'ange Gabriel est, selon certains, pour la première fois représenté agenouillé. Souriant, il tient à la main une hampe portant une croix pattée. Marie se tient debout, mains ouvertes, paumes en avant. Une servante l'accompagne.

Sur le chapiteau principal, au cours de la Visitation, Marie et Elisabeth s'embrassent tendrement. Elisabeth, dans un geste plein de douceur, pose sa main sur le ventre de la Vierge. A l'angle, appuyé sur une canne de marche, Joseph se tient assis, songeur. Au-dessus de lui, un ange étend avec bienviellance la main sur sa tête et le rassure: "Ne crains pas de prendre chez toi Marie, ta femme".

Marie se repose, allongée sur un lit. Une servante, derrière elle, lui assure une position confortable en redressant le matelas, pendant que son autre main se pose sur son épaule. Un beau drapé recouvre le corps de Marie. Au-dessus, l'Enfant Jésus est dans un berceau en dessous duquel on voit dépasser les pieds de l'ange qui parle à Joseph. La main gauche de l'ange s'appuie sur les pieds de l'Enfant. L'âne et le boeuf posent leur museau sur le corps de Jésus. En haut brille l'étoile.

Sur la dernière face, une servante tient une chandelle dont elle protège la flamme de son autre main.

Sur le dernier chapiteau, parmi les moutons, un ange annonce la nouvelle à un berger encapuchonné.

Il y a douze personnages: Marie, représentée trois fois, Elisabeth, Joseph, l'Enfant Jésus, trois anges, trois servantes et un berger. Tous sont souriants, sereins. L'âne et le boeuf eux-mêmes ne semblent pas d'une autre espèce et l'on serait tenté de les ajouter à la liste des personnages, tant ils contribuent à l'impression de douceur qui émane des sculptures. Images heureuses d'une naissance. Chaque visage, chaque attitude, chaque grain de pierre est éclairé par le texte johannique: "Je vous laisse la paix, c'est ma paix que je vous donne".

Sur les trois chapiteaux qui font face, acanthes et palmettes offrent un jardin sans danger, où une famille pourrait laisser jouer un enfant... comme une toute première tentation...

Le sarcophage
Une tradition veut qu'un haut personnage, sachant San Juan très malade, ait fait faire ce sarcophage. Mais avant de mourir, le saint aurait clairement dit qu'il souhaitait être inhumé sous une dalle nue.

Il nous reste cette oeuvre d'art funéraire du XIIe siècle. Sur la face gauche (la tête), figure l'Agnus Dei dans un cercle soutenu par quatre anges. Sur la face droite (le pied), saint Martin, à cheval, partage son manteau avec un pauvre appuyé sur un bâton.

Au centre de la face principale, dans une gloire polylobée, le Christ assis sur une bête dont on voit la gueule, tient de sa main gauche le Livre sur son genou et bénit avec trois doigts de sa main droite. C'est le Christ Pantocrator, avec son nimbe crucifère, entouré des Quatre Vivants, tous ailés. De chaque côtés, sous des arcatures romanes surmontées de tours, se tiennent les apôtres.

Sur le couvercle, on assiste à la montée au Ciel de l'âme de San Juan. Le saint est sur son lit. Deux anges emportent son âme. Il est entouré par un évêque, des abbés et des moines, tous de face sous des arcatures romanes. La face arrière du couvercle est inachevée et n'est pas visible dans la présentation actuelle du sarcophage.