MONDE MALEFIQUE ET ART ROMAN


COMPOSITIONS SCENIQUES DIABOLIQUES
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Les scènes historiées peuvent être regroupées selon deux thèmes :

I- LES TENTATIONS ET EVOCATIONS MULTIFORMES DU MAL.

Louvre roman 105bis
Ancienne église Saint-Rieul de Senlis, Oise. Musée du Louvre.

Beaucoup de saints subirent des tentations diaboliques, mais Jésus-Christ, lui-même eut à affronter Satan ainsi que le rapporte l'évangéliste Matthieu. Les imagiers romans s'emparèrent de ces épisodes christiques rapportés dans un texte canonique.

" Alors Jésus fut emmené par l'Esprit dans le désert, pour être tenté par le diable.

Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, il eut faim.

Le tentateur, s'étant approché, lui dit: Si tu es Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains.

Jésus répondit: Il est écrit: L'homme ne vivra pas de pain seulement, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu.

Le diable le transporta dans la ville sainte, le plaça sur le haut du temple,

et lui dit: Si tu es Fils de Dieu, jette-toi en bas; car il est écrit: Il donnera des ordres à ses anges à ton sujet; Et ils te porteront sur les mains, De peur que ton pied ne heurte contre une pierre.

Jésus lui dit: Il est aussi écrit: Tu ne tenteras point le Seigneur, ton Dieu.

Le diable le transporta encore sur une montagne très élevée, lui montra tous les royaumes du monde et leur gloire,

et lui dit: Je te donnerai toutes ces choses, si tu te prosternes et m'adores.

Jésus lui dit: Retire-toi, Satan! Car il est écrit: Tu adoreras le Seigneur, ton Dieu, et tu le serviras lui seul.

Alors le diable le laissa. Et voici, des anges vinrent auprès de Jésus, et le servaient." Matthieu 4.1-11

II- LES REPRESENTATIONS INFERNALES.

A la fin des temps, lors du Jugement dernier, les mauvais seront séparés des justes. D'un côté, les boucs seront l'objet des tourments infernaux, de l'autre, les brebis connaîtront les joies célestes.
C'est essentiellement dans certains écrits apocryphes que les imagiers romans puiseront une partie de leur inspiration pour évoquer la cité céleste mais surtout les lieux infernaux.
Généralement, au temps des pierres romanes une partie du monde de l'image constitue une forme de dénonciation du Mal ou de différentes formes de péché au regard de l'Eglise institutionnalisée. En d'autres termes, il s'agissait à l'époque médiévale d'aider les chrétiens à combattre leurs démons intérieurs.
Prenant avec force le contrepied des principes spirituels les images licencieuses ou les créatures diaboliques agressant de pauvres êtres humains amèneraient l'observateur à revoir sa conduite en renouant avec les valeurs dont elles sont foncièrement l'antithèse. Le registre canon/transgression s'exprimerait dans l'imagerie romane par le couple archétype/disqualifications vécues.

** L'enfer
" De là on m'emmena et je vins au lieu du jugement, et je vis l'enfer ouvert, et là je vis une certaine plaine, comme une prison, un jugement immense. Et Je descendis, et j'écrivis tous les jugements des juges, et je connus toutes leurs demandes, et je soupirai et pleurai sur la perdition des impies, et je dis en mon cœur : « Heureux qui n'est pas né ou qui, étant né, n'a pas péché devant la face du Seigneur, pour qu’il ne vienne pas en ce lieu et ne porte pas le joug de ce lieu. »
Et je vis les gardiens des clés de 1’enfer qui se tenaient près des portes très grandes, leurs faces étaient semblables à de grandes vipères, leurs yeux à des lampes éteintes, et leurs. dents découvertes jusqu’à leur poitrine. Et je leur dis en face : « Plût au ciel que je ne vous eusse pas vus et que je n’eusse pas contemplé vos actions, et que personne de ma race ne vînt à vous. »

Livre des secrets d'Hénoch (ou Hénoch slave, ou II Hénoch) (II Hénoch XL 10 – XL 2, Pléiade p. 1199, traduction André Vaillant et Marc Philonenko)
Ouvrage caractéristique de l’ancienne mystique juive. Son contenu indique qu’il est nécessairement antérieur à la destruction du Temple de Jérusalem en 70 après J.-C.
Il n’est conservé que dans des textes slaves des XVe, XVIe et XVIIe siècles. L’original grec est aujourd’hui perdu.
Edition :
Ecrits intertestamentaires, Pléiade, Gallimard, 1987
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** Dans les écrits apocryphes, l’
Apocalypse de Pierre ( datant des années 132 – 135 ) est une œuvre fondamentale qui est à l’origine de la tradition des descriptions de l’au-delà post mortem.
Les pécheurs seront précipités dans des ravins, torturés avec des fers rouges, attaché à des roues de fer tournoyantes, tourmentés par des oiseaux carnivores...; en bref, seront condamnés à des peines douloureuses qui n'auront pas de fin.

Au milieu du IIIe siècle l'Apocalypse de Paul reprendra en les développant ces punitions et tortures, chacun étant rétribué selon son iniquité, ses oeuvres, et ses actes mauvais.
Le texte reflète une tentation gnostique, mais ne semble pas s’opposer à l’orthodoxie. Sans doute né en milieu monastique, il a été très en faveur auprès des moines. L’imagerie médiévale y a beaucoup puisé, notamment en ce qui concerne l’enfer, et cela jusqu’au XVe siècle.

Et finalement,
" l'archange Michel descendit ( du ciel ) et, avec lui, toute l'armée des anges. Ils parvinrent jusqu'à ceux qui étaient dans les tourments. A cette vue, ceux-ci pleurèrent à nouveau et crièrent : «Aie pitié de nous, Michel, aie pitié de nous et du genre humain, car c'est par tes prières que subsiste la terre. Désormais nous avons vu le jugement et reconnu le Fils de Dieu. Il nous fut impossible de prier pour cela avant que nous n'arrivions en ce lieu. Avant de quitter le monde, nous avons entendu dire qu'il y avait un jugement, mais les obstacles du monde et la vie profane nous ont empêchés de nous repentir. »
Michel répondit : «Ecoutez la parole de Michel : je suis celui qui à toute heure demeure en présence de Dieu. Il est vivant, le Seigneur, celui en présence de qui je demeure. Ni la nuit ni le jour, je ne cesse de prier pour le genre humain. Oui, je prie pour ceux qui sont sur la terre, mais eux, sans relâche, commettent l'iniquité, la fornication, ils ne produisent rien de bon à mes yeux tandis qu'ils sont sur terre; et vous, vous avez gaspillé le temps où vous deviez vous repentir. Moi, cependant, j'ai toujours prié ainsi, et maintenant encore je prie Dieu pour qu'il envoie la pluie et la rosée sur terre, je prie pour que la terre produise ses fruits. Et je dis que si quelqu'un fait un peu de bien, je combattrai pour lui, je le protégerai pour qu'il échappe au verdict : des tourments. Où sont donc vos prières ? Où sont vos pénitences ? Vous avez honteusement perdu votre temps ! Maintenant donc, pleurez; je pleurerai avec vous, et ainsi feront les anges qui m'accompagnent, et Paul, le bien-aimé : voyons si le Dieu miséricordieux aura pitié de vous en vous accordera un peu de fraîcheur. »

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Eglise de Saint-Mandé-la-Brédoire, Charente-Maritime.

** Dante Allighieri, mort en 1321, popularisera le thème de l'enfer dans sa fameuse Divine Comédie.
Dès le Chant III de l'Enfer, les pécheurs sont prévenus
"
Vous qui entrez ici, laissez toute espérance. " Traduction de Guy de Pernon, http://numlivres.net

En suivant Dante dans son cheminement en Enfer, Chant XXI :

" 6. Ainsi - bien que sans feu, mais par un art divin
Bouillait là sous mes pieds une poix si épaisse
Qu'elle engluait la rive de chaque côté.

19. Je la voyais, mais en elle je ne voyais

Que les bulles formées par le bouillonnement : 
Elle semblait enfler, ensuite retombait.
 
22. Comme je regardais fixement en dessous
Mon guide me dit « Prends garde !  Prends garde à toi ! »,
Et me tira vers lui de l'endroit où j'étais.

25. Je me suis retourné comme qui est anxieux

De voir quelle est la chose qu'il va devoir fuir, 
Et à qui une peur soudaine ôte les forces,

28. Mais qui, en regardant, ne s'attarde pas ;

Et derrière nous je vis un diable tout noir
Qui arrivait en courant là-haut sur le pont

31. Ah! Combien son aspect m'est apparu féroce ! 

Et comme son allure me semblait cruelle,
Ses ailes déployées, ses pieds posant à peine ! 

34. Il portait un pécheur jeté sur son épaule 

Qu'il avait anguleuse et un peu relevée,
Le tenant fermement par les tendons des pieds.

37. Il dit du pont où  nous étions : « Ô Malegriffes* ! 

Voici l'un des Anciens* de la sainte Zita* ! 
Mettez-le tout au fond, que je retourne encore

40. Dans cette ville-là où j'ai bien de l'ouvrage : 

Tout le monde y trafique excepté Bonturo*
D'un non, pour quelques sous, on y fait vite un oui. »

43. Il le jeta, et repartit, suivant l'arête du rocher

Et jamais chien lâché, certes, ne fut plus prompt
À s'élancer à la poursuite d'un voleur.

46. L'autre plongea, et remonta plié en deux* ;

Mais les démons qui étaient en dessous du pont
Crièrent : « Pas la peine d'implorer Saint Voult*

49. Ici, on nage autrement que dans le Serchio* ! 

Alors si tu ne veux pas tâter de nos griffes
Ne montre pas ton nez au-dessus de la poix ! 

52. Puis il le piquèrent de plus de cent harpons"

Traduction de Guy de Pernon, http://numlivres.net

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