LES FORMES DU MOURIR
DANS LA SOCIETE MODERNE
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Modillons de la collégiale d'Herment, Puy-de-Dôme.
Si dans la première moitié du XXe siècle on mourait encore fréquemment au sein du cercle familial, il n'en est plus ainsi dans la société actuelle. Désormais, c'est en institution - hôpitaux et maisons de retraite - que s'achève le plus souvent la trajectoire vitale. On meurt à un âge de plus en plus avancé, mais hors de chez soi et dans la solitude. Il n'est pas inutile de revenir brièvement sur l'évolution générale des formes du mourir en se plaçant, d'abord, avant le grand départ, en examinant, ensuite, la nouvelle forme du mourir, institutionnalisée et désocialisée.
* Avant de partir.
Il y a le moment de la mort, l'instant où s'interrompent les fonctions vitales ; mais auparavant il y a le cheminement qui conduit à l'issue finale.
Les facteurs de la mortalité sont variables selon les époques, les lieux, les âges et les sexes ; par suite, la société consumériste a ses morts caractéristiques : maladies cardio-vasculaires, tumeurs et cancers, mais aussi accidents de la route et suicides, et maintenant sida. Par ailleurs, l'accroissement de l'espérance de vie entraîne un vieillissement de la population avec ses conséquences sur l'apparition d'une pathologie spécifique ; c'est l'aspect qui sera plus particulièrement privilégié ici.
Les malades graves ne sont généralement pas soignés à leur domicile, mais sont traités dans une clinique ou un hôpital où ils finissent leur vie, hérissés de fils et de tuyaux. En effet, il arrive un moment où la personne, dégradée par la maladie, affaiblie par la vieillesse, ne peut plus être maintenue de manière satisfaisante chez elle. Lorsque les services rendus par les aides ménagères et les soins à domicile ne s'avèrent plus suffisants, un hébergement institutionnalisé doit être décidé.
Au bout d'un temps plus ou moins long, selon le degré d'usure, le caractère et l'attitude adoptée quant au séjour en institution, un processus de déclin, lent ou rapide, avec des regains passagers de vitalité, ne tarde pas à s'amorcer. Parce qu'il n'est plus en phase avec le monde, le rapport au temps du vieillard se transforme, s'affaiblit ; les repères sont perdus. La réminiscence des bons moments de son existence le rend mélancolique ; le fait qu'il ait dû renoncer à nombre de ses rêves, le sentiment que sa vie n'a pas été ce qu'il aurait voulu qu'elle soit génèrent son amertume. Il regrette d'être passé à côté de l'existence. Sans fonction, pour peu que son autonomie commence sérieusement à décroître, il plonge dans un état de tristesse mêlée de rancoeur qui le rend souvent irritable. Quelle que soit la qualité du lieu d'accueil, il y a peu de chance que la personne remonte alors durablement la pente. On assiste souvent à l'invasion de l'intelligence par le désordre, et à l'envahissement de la conscience par une tenace et sourde anxiété devant la crainte obsédante d'une dégénérescence grandissante. Si l'homme connaît son état de mortel, son trépas n'est envisagé que pour un avenir indéterminé et toujours lointain. S'il est obnubilé par la vitalité et la santé c'est parce qu'il est âgé et malade et que son état se détériore. Par opposition, un être jeune et robuste n'attache pas d'attention spéciale à la santé, toujours tenue pour aller de soi. La jeunesse est le temps où l'on paraît sans limites. C'est seulement lorsque l'état de santé se dégrade radicalement que l'on mesure la valeur réelle de ces simples prodiges quotidiens que sont se déplacer, se coucher, s'habiller, s'alimenter, faire sa toilette... A ces manifestations de la décrépitude physique viennent alors se surajouter les souffrances psychiques résultant de la prise de conscience de la dégénérescence des facultés physiologiques. Le fait de ne plus pouvoir envisager sa destinée que comme un naufrage dans la vieillesse et la mort terrorise toute personne qui jouit encore de ses facultés.
Il n'est pas rare que l'entrée en maison de retraite ou dans une unité de soins de longue durée délimite la démarcation entre l'être humain qu'on était et celui que l'on est devenu : quelqu'un ayant perdu une partie plus ou moins grande de ce qui faisait sa force et de plus en plus indifférent à la scène du monde où s'agitent des acteurs industrieux réduits, pour lui, au rang de simples figurants. Pour la personne en institution l'univers tend à se limiter de plus en plus aux dimensions de son seul espace de vie quotidien. Lorsque son état s'aggrave, elle n'a plus alors pour horizon que le carré de ciel qui éclaire sa chambre ; puis, lorsque son autonomie diminue et sa dépendance s'accroît, c'est aux seules limites de son lit que le monde finit par se réduire.
Tant qu'on est en bonne santé on ne sent pas son corps. C'est par la douleur ou le plaisir qu'on prend par moments conscience de son corps, mais survient le moment où ce dernier s'impose durablement à vous. L'être humain devient alors un corps miné de partout, aux mouvements parfois difficilement maîtrisables. Pour celui qui reste conscient, la souffrance psychologique et morale de ne pas se reconnaître s'ajoute aux maux physiques. Lorsque l'état général d'un homme se dégrade continûment son esprit finit par balancer entre l'appréhension lancinante d'une mort prochaine et l'espoir flou d'une possible rémission ou d'une petite rallonge de vie. Entre ces deux extrêmes la vie continue de manifester ses impératifs en s'obsédant sur des détails totalement insignifiants, du moins qui paraissent tels aux yeux de l'entourage. Les familiers ne vivent pas le même temps que celui des sujets parvenus en fin de vie : pour ceux-ci il s'agit d'un temps sans aspérité réduit aux seuls rythmes du monde institutionnel ; pour ceux-là, le temps chronologique du déplacement, du travail, du repos et des loisirs. Pour les uns, un temps sans espoir, pour les autres, un temps potentiellement riche en projets.
L'extrême usure, les infirmités, les souffrances, l'effroi devant les risques d'une déchéance accrue, en bref, une existence diminuée, un corps qui échappe et qu'on ne contrôle plus, tout cela pèse à la personne active que le grand malade a été précédemment. Conscients de l'état dans lequel ils se trouvent, d'aucuns appellent la mort, ne voulant pas offrir le spectacle de leur déchéance à leurs enfants.
Certains devenus complètement dépendants et grabataires, restent alités sans même pouvoir se lever, déplacer une jambe ; couverts d'escarres, ils s'agrippent pourtant à la vie. Survient le moment où même le simple geste de s'alimenter leur devient impossible ; à l'égal de l'enfant, le pauvre être souffrant ne sait plus qu'ouvrir la bouche. A la merci des autres, il lui arrive de tendre les bras au vide, de s'agripper au drap afin de ne pas sombrer, de s'accrocher aux barrières de sécurité de son lit comme le naufragé à une bouée. Tout résigné que l'on soit ce n'est pas si facile de vieillir et de mourir, l'instinct de conservation attise encore la plus petite flamme de vie si vacillante qu'elle soit. Beaucoup appréhendent toute leur vie le cancer, d'autres redoutent de voir leur esprit s'égarer. Perdre le fil de ses idées, prononcer des mots sans suite, tomber dans l'incohérence sont des facteurs qui isolent encore davantage celui qui a tout perdu et dont la vie est bien fragilisée. De temps en temps, passe dans les yeux de la personne ainsi clouée au lit, dans une condition de dénuement absolu, toute la tristesse d'un être sans défense. A d'autres moments, c'est un vague sourire qui éclaire son visage. Dans un bref instant de lucidité il lui arrive d'esquisser les bribes d'une pensée : " pauvres petits", sous-entendu je vais rejoindre l'infini, que deviendrez-vous mes chers enfants ; vous resterez seuls ; puis, elle retombe dans l'incohérence. Quel que soit l'âge, on reste toujours les enfants de ses parents. Quand ceux-ci disparaissent, on n'est plus la fille ou le fils de personne, mais simplement une femme, un homme. Le sentiment inconfortable de prendre la place des parents auprès des générations plus jeunes vous envahit...
La seule ouverture au monde, pour tous ces êtres douloureux, se limite aux rapports renouvelés qu'ils entretiennent, jours ordinaires comme jours de fêtes, avec les personnels hospitaliers ou avec les visiteurs bénévoles lors de leurs visites périodiques. Infirmières ( ers ), aides-soignantes ( ants ) liés à leurs patients par la familiarité des tâches, pour ceux-ci humiliantes, pour ceux-là, ingrates, leur témoignent, au-delà des gestes techniques, un peu d'attention, voire même de sympathie. Par leurs fonctions, ces personnels hospitaliers sont les plus proches des malades et, pourtant leur travail et leurs rôles sont loin d'être suffisamment reconnus. L'approche de l'être souffrant lors de la pratique quotidienne des soins, va bien au-delà de la simple dimension thérapeutique, hygiénique ou alimentaire. La qualité d'un contact, une présence aimante ne trompent pas. Une parole, un regard, un sourire témoignent d'un souci de l'autre et sont vécus comme de courts mais riches instants de bien-être par ceux qui ont tout perdu. Des gestes empreints de tact et de tendresse sont profondément ressentis par l'être gisant sur son lit, souffrant au-delà de sa pathologie, d'une perte d'identité et de dignité.Si, du point de vue de l'institution, les soignants de proximité- dignes et méritants maîtres du quotidien - doivent s'en tenir à leurs seules compétences techniques, jusqu'où doivent-ils s'impliquer dans leurs relations avec les malades ? Leur position est délicate : formés pour soigner, à défaut de guérir, ils côtoient la mort de près. Encore faut-il qu'ils soient en nombre suffisant pour qu'ils puissent allier la dimension relationnelle à leurs strictes tâches professionnelles !
* Une mort cachée et désocialisée.
Autrefois familière, prise en compte de façon collective dans les pratiques sociales, la mort apparaït dorénavant d'ordre privé ; c'est une affaire réservée aux intimes. La délocalisation du mourir débouche sur un phénomène de désocialisation.
L'enfant naît en institution. Devenu jeune, adulte ou le plus souvent vieillard c'est en institution privée ou publique qu'il mourra. Depuis que le progrès des savoirs scientifiques et techniques a rendu possible une relative maîtrise des faits biologiques, la lutte contre la maladie a gagné en efficacité. Dès lors, le recul de l'échéance ultime a contribué au changement des mentalités. La perception que l'on pouvait avoir de la mort s'en est trouvée profondément modifiée. Jadis, revers naturel, le dernier acte de la vie est aujourd'hui perçu comme échec thérapeutique. La technique fait reculer l'emprise de la mort jusqu'à l'illusion d'éliminer l'issue fatale elle-même... La technicisation accrue de la santé ( actes chirurgicaux, traitements médicaux exigeants, appareillages sophistiqués ) a, en tout cas, conduit à transférer la chambre du sujet gravement atteint de son domicile à l'hôpital. Ce déplacement pour raisons médicales a non seulement reçu l'accord tacite et spontané des proches, mais a été développé et favorisé par leur complicité. Si l'on ajoute à cette médicalisation de la mort l'exiguité des logements modernes, la difficulté de concilier vie familiale normale et soins au grand malade, sans omettre l'angoisse engendrée par l'agonie, on comprend pourquoi on meurt toujours davantage en établissement hospitalier. La mort dans le monde institutionnel fait figure de mort normale. Dès lors, la mort est organisée par une institution qui en fait son affaire ; une affaire qui ne doit pas perturber la continuité des soins apportés aux autres patients du service. Le sujet parvenu en fin de route vit ses derniers jours seul, sans y être préparé. Jusqu'à ses derniers instants, les soignants assurent leurs différentes tâches comme si le moribond devait vivre. Ayant reçu des formations techniques, adaptées à la fonction qui leur est dévolue, ils ont aussi la redoutable tâche d'aider à mourir sans y avoir été généralement préparés par une formation quelconque.
Après avoir agonisé plus ou moins longtemps, celui dont la route s'achève meurt seul, dérobé à la vue des autres. A-t-on jamais pris l'entière mesure de l'incidence du déploiement d'un paravent entre le lit de celui qui va mourir et celui de son voisin qui devine alors que l'autre parvient au terme de sa trajectoire vitale ! Avertissement direct pour la personne en phase terminale, l'effet paravent constitue, aussi, un signal indirect pour autrui en tant que rappel de sa propre mort à venir. " Sans doute est-il souhaitable de mourir sans s'en apercevoir, mais il convient aussi de mourir sans qu'on s'en aperçoive", écrit justement Philippe Ariès ( 1977, p. 296 ). Les va-et-vient des soignants, la porte close, un chariot recouvert d'un drap blanc seront les seuls signes du drame qui vient de se jouer. Les couloirs, avec retard, résonneront alors de " il ( elle ) avait bien l'âge de mourir", une expression vide pourtant comme tant d'expressions, la plupart des résidents ne pensant pas au plus profond d'eux-mêmes, que cet âge pour eux ait effectivement sonné. Il y a des mots qu'il faut souvent se garder de prendre à la lettre. La mort moderne institutionnalisée, c'est une aventure humaine qui s'achève de manière cachée et solitaire. C'est en catimini que s'effectue le grand départ. Impitoyable et inflexible routine du monde institutionnel où l'agonie et la mort sont des évènements ordinaires !! Cette pratique de la mort à l'hôpital ou en maison de retraite participe de la désocialisation du rapport à la mort au XXe siècle, maintes fois soulignée par les spécialistes. La mort n'est plus vécue comme une issue attendue qu'on prépare.
Quelle opposition avec la mort du passé lorsque le malade, conscient, mourait à son domicile, entouré des siens, de ses amis et de ses voisins. Telle était la mort au Moyen-Age et telle qu'elle fût encore vécue dans les classes populaires jusqu'au XIXe siècle partout et même dans la première moitié du XXe siècle en certaines régions. Même si l'on peut penser que la mort ne fut jamais paisible, les populations n'étaient pas plus impressionnées par le spectacle de la mort que par l'idée de leur propre trépas. Il est vrai que l'espérance de vie était faible ; le niveau élevé de la mortalité, même en dehors des famines, épidémies et guerres, rendait la mort familière et fréquente : l'environnement social et culturel était tel qu'il s'agissait de vivre avec la mort éminemment présente. Bien que déchirante la mort faisait partie de l'ordre des choses. L'espace-temps d'une communauté rurale, bien différent du nôtre, était concerné par la disparition de l'un des siens ; il n'en est plus de même en ville depuis de longues décennies. Tout se passe comme si la collectivité urbaine avait éliminé la mort. A la mort presque " apprivoisée ", selon le mot de Philippe Ariès, attendue, sans peur ni désespoir par l'agonisant accompagné dans son ultime parcours, a succédé la mort cachée et solitaire, d'autant mieux acceptée qu'elle est soudaine et indolore. ("Cette attitude devant la mort exprimait l'abandon au Destin et l'indifférence aux formes trop particulières et diverses de l'individualité ", précise l'auteur, 1975, p. 73).
La mort brutale évite de se poser la question d'un " après ". La bonne mort d'hier n'est plus celle des temps actuels. Par rapport au monde moderne où la crainte de la mort se porte avant tout sur les souffrances potentielles de l'agonie, au haut Moyen Age l'angoisse des hommes s'alimentait au risque de mourir en état de péché si la mort survenait de manière subite. Ce qui est actuellement considéré comme la belle mort - le mourant ne se voyant pas mourir parce qu'il trépasse dans son sommeil - était la mort maudite, parce qu'inaperçue, du passé : patent changement de perspective dans le rapport que l'homme médiéval et l'homme contemporain entretiennent avec la mort ! Passer, le moment venu, le cap de la mort avec dignité, rapidement, sans souffrance, en ayant conservé jusqu'au bout ses facultés physiologiques et mentales, voilà ce que chaque être humain se souhaiterait volontiers aujourd'hui. " Mourir bellement de vieillesse, mourir rapidement d'une longue vieillesse, en bonne santé physique et mentale, dans la curiosité de l'esprit et la disponibilité du corps, mourir dans le sommeil sans plus se réveiller ", tel est l'éloge de la mort qu'un philosophe contemporain n'hésite pas à faire ( Jacques Schlanger, Apologie de mon âme basse suivi de Eloge de ma mort, Paris, Editions Métaillé, 2003, p. 109 ). Sans doute, la mort n'a-t-elle jamais été sereine, mais il semble que jadis on en parlait plus couramment et avec moins de détours qu'aujourd'hui. D'autres symptômes du processus de désocialisation de la mort pourraient être rappelés : tintement du glas, enveloppes à bordure noire ont été remplacés par les simples avis de décès dans les journaux ; l'assombrissement en vingt-quatre heures des vêtements de couleur par les teinturiers n'a plus cours ; les rideaux noirs aux portes des immeubles ont disparu ; les veillées funèbres ont pris fin ; les signatures sur registres ont remplacé les condoléances avec sanglots, étreintes et poignées de mains... Les rites mortuaires s'estompent ou pour le moins se transforment. Ainsi, une entreprise américaine de pompes funèbres propose, moyennant quelques milliers de dollars, de métamorphoser les cendres d'un corps incinéré en diamant ; à chacun, ensuite, d'inventer l'usage qu'il fera de ce carbone devenu " pierre précieuse ".
Si la société contemporaine n'est plus affectée par la disparition de l'un de ses membres c'est, d'une part, que les progrès des connaissances et des techniques médicales font reculer l'emprise de la mort jusqu'à l'illusion d'éliminer la mort elle-même. C'est, d'autre part, que le climat social qui solidarisait collectivement ses membres a disparu, l'individu n'existant plus que par lui-même.
Différentes associations et quelques soignants essaient de ne plus fuir la mort mais de se la réapproprier. Ainsi, de nouvelles manières de se situer face à la mort se font jour.
1/ Revendiquer le droit de mourir dans la dignité. Face à la technicisation de la santé et aux "experts", l'être humain, prétendant à la libre disposition de sa vie et donc à la maîtrise de sa mort, entend dire jusqu'où il veut mener son ultime combat.
2./ Rester à l'écoute des malades en phase terminale. Il s'agit de les aider à terminer leur existence de manière positive en restant à leur écoute afin qu'ils confient leurs drames et leurs détresses. Elisabeth Kübler-Ross a été une des premières à briser le mur du silence qui entourait les patients cancéreux condamnés. Cette psychiatre a ouvert des ateliers -" la vie, la mort et le passage"- dont l'objectif est d'aider les malades en phase terminale à se mettre au clair avec eux-mêmes. Chacun est amené " à prendre conscience de ce qui le fait souffrir, de ce qui lui fait peur, ou honte et qu'il refoule depuis si longtemps ". ( 1990, p.61 ). Cette démarche constitue un profond acte de foi en l'homme.
3/ Montrer la mort en face tout en répondant aux attentes des malades. Pour les unités de soins palliatifs, " accompagner le mourant, c'est accomplir avec lui le plus long parcours possible jusqu'à sa mort ; marcher à ses côtés selon son rythme propre et dans le sens qu'il a choisi ; savoir se taire et l'écouter mais aussi lui tenir la main et répondre à ses attentes : l'être-là a encore plus d'importance, plus de réalité humaine, plus d'efficacité que le faire-ceci pourtant indispensable " ( Louis-Vincent Thomas, 1998, p. 80 ).
4/ Relever le défi d'un humanisme spirituel adapté à notre temps et à nore monde laïc, tel est l'objectif de Marie de Hennezel et de Jean-Yves Loup. Il ne suffit pas de faire taire l'angoisse et la souffrance psychique à coups d'anxiolyiques et d'antidépresseurs, mais " d'accueillir, d'accompagner la dimension spirituelle de la souffrance d'une personne qui va mourir... Il ne s'agit pas d'endoctriner, ni de de référer à un dogme quelconque. Il s'agit d'amour et d'engagement.
D'aller à la rencontre de l'autre, aussi profondément que possible, au coeur de ses valeurs et de ses préoccupations, pour lui permettre de trouver sa propre réponse intime "( M. de Hennezel et J.Y. Loup, 1997, p. 19 ). La réflexion à deux voix menée par ces deux spécialistes veut montrer que la spiritualité existe en dehors de toute religion, qu'elle est avant tout le propre de l'homme : le déni de la mort et la toute puissance de la technique ont largement contribué à l'oubli du questionnement spirituel.
Au total, les dernières propositions entendent répondre à l'interrogation essentielle : que faire lorsque le savoir-faire médical ne peut plus rien faire ? On passe de la logique du faire à la logique de l'être-là. Il s'agit de se mettre à l'écoute de l'autre, de lui accorder toute son attention, en bref, d'offrir une présence chaleureuse. Comme le remarque le philosophe René Quillot, " il semble assez probable que l'avenir verra nos sociétés reconnaître de plus en plus, en prenant beaucoup de précautions, le droit de l'individu à échapper à la souffrance et à la dégradation quand il est au bout de sa vie " ( 2000, p. 22 ).
Lorsque l'ancre est levée, il faut appareiller pour le dernier voyage mais les délicates questions de l'acharnement thérapeutique ne pourront pas ne pas être collectivement débattues. La lettre de Vincent Humbert (2003), jeune tétraplégique sans espoir d'amélioration, demandant au président de la République, en décembre 2002, le droit de mourir, a bouleversé la France entière. Le drame de cet être souffrant que sa mère a " aidé " à mourir a relancé le débat sur l'euthanasie. Le clivage se fait jour, d'une part, entre les tenants du droit à mourir dans la dignité ( ADMD ) et l'association " Faut qu'on s'active ! ", soutenue par la mère de Vincent Humbert, réclamant le droit à une " aide active à mourir " et, d'autre part, les défenseurs de l'interdiction de donner la mort partisans d'un droit à " laisser mourir ".
Un an après la mort tragique de ce jeune homme tétraplégique qui réclamait " le droit à mourir ", une proposition de loi parlementaire instituant un droit à " laisser mourir "a été discutée fin novembre 2004. On est en présence d'un texte accordant attention à l'être rongé par le mal ( ou son représentant ad hoc ) et aux médecins jusque-là laissés seuls face à leur mission de sauvegarde de la vie et à leur lourde responsabilité morale. Si la loi ne règle pas tout, elle refuse néanmoins à la fois le non-dit de certaines pratiques et l'euthanasie. La loi " relative aux droits des malades et à la fin de vie " écarte toute forme de dépénalisation de l'euthanasie active, pose le refus de " l'obstination déraisonnable " et donc la possibilité de "laisser mourir ".