Modillons obscènes : une quête de sens ? ****************

    Les pages précédentes - figures féminines, masculines, couples - nous ont fait découvrir certaines images pour le moins inattendues dans ces édifices voués au culte.
    Ces représentations ne manquent pas d'abord de poser la question de la part de liberté des sculpteurs face aux prescriptions des commanditaires à moins qu'il soit nécessaire d' envisager que les pouvoirs ecclésiastiques eux-mêmes aient souhaité l'insertion de certaines figurations apparemment scabreuses dans les programmes iconographiques religieux traditionnels.
    Peut-être n'est-il pas inutile de rappeler aussi qu'à l'époque le sacré et le profane coexistaient pour une part dans l' église qui était le lieu de rencontre du village ; rappelons-nous les caquetoirs que l’on retrouve parfois dans certaines édifices, ces abris devant l'entrée d'une église où les paroissiens se réunissaient pour bavarder. Cela expliquait les caractéristiques spécifiques - profane et sacrée - des thèmes iconographiques du patrimoine religieux de l'époque.
    Alors quel peut être le sens de ces images à caractère licencieux ? Remarquons d’abord que ces nombreuses sculptures obscènes rencontrées dans de nombreuses églises du Moyen-Âge n'ont jamais été expliquées de façon entièrement satisfaisante. Il n’y a pas d’accord entre les spécialistes à leur sujet ; d'ailleurs il semble qu'une attention très relative ait été accordée le plus souvent à cette délicate question. Les hypothèses interprétatives de ces représentations à caractère licencieux sont de différents ordres.

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    Etreinte d'un couple. Modillon aujourd'hui situé à l'intérieur de la partie basse romane de la chapelle attenante ( XVIe siècle )à la nef.
    Eglise Saint-Quentin, XII-XIIIe siècles, Chermignac, Charente-Maritime.

      Des figurations perçues comme moyen de diabolisation de la chair. La condamnation vigoureuse de la recherche des plaisirs charnels a de tout temps était au centre de la morale chrétienne parce qu'ils empêchent le plein accomplissement spirituel de l'être. À la fornication comme recherche du plaisir, l'Église oppose le mariage et sa fin : la procréation. On trouve sur les corniches, façades, tympans, chapiteaux des images qui vilipendent avec force la luxure et visent à susciter le mépris de la chair. Ce sont le plus fréquemment les dénonciations de la luxure sous la forme des femmes dont les seins sont tétés par des serpents, des crapauds ou des bêtes fantastiques. La luxure étant un péché inséparable de la femme dans la pensée chrétienne du temps !!!

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    Eglise Saint-Martin, Archingeay, XIIe-XIIIe siècles, Charente-Maritime.

    Avec son sexe offert et hypertrophié cette femme se fait mordre les seins par deux serpents. Ainsi, la disqualification directe d'un comportement sexuel comme la luxure peut-être signifiée par son châtiment. On trouve cependant, bien que plus rarement, des sculptures représentant des hommes luxurieux punis par où ils ont péché, en l’occurence le sexe.
    La luxure est parfois associée à la gula ( la gueule ).
    Ce glouton dans le plus simple appareil peut-il être considéré comme une illustration originale de la luxure masculine ? De la bonne chère à la chair il n'y aurait qu'un pas vite franchi.... A trop accorder d'importance au corps l'homme risque d'oublier sa dimension spirituelle.
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    Eglise Saint-Blaise, Givrezac, Charente-Maritime
    L'artiste roman inscrit tout à la fois dans la pierre, avec plus ou moins de talent, la faute et sa dénonciation. Ces représentations luxurieuses le plus fréquemment féminines, mais quelquefois masculines, entendent constituer un moyen d'enseignement des populations.


    Guillaume Durand de Mende, évêque du XIIIe siècle, écrit que les sculptures " paraissent s'avancer vers celui qui les regarde, parce que, quand la pratique des vertus devient d'une si grande habitude aux fidèles qu'elles leur paraissent innées en eux et comme toutes naturelles, ils arrivent à s'exercer à leurs diverses opérations sans effort " (2005, p. 77 ).

    Sur ce thème de la luxure l'accord semble se faire entre les spécialistes, mais il en est différemment pour d'autres figures exhibitionnistes tant féminines que masculines.

      Des images relevant d'une logique généralisée du modèle et du contre-modèle.

    • Pour Gil Bartholeyns, Pierre-Olivier Dittmar, Vincent Jolivet, non seulement les autorités religieuses ont produit des images officielles des bons comportements, mais plus encore ce sont ces mêmes commanditaires qui seraient expressément à l'origine des représentations des pratiques qu'elles condamnaient le plus.
    • Quel avantage une institution peut-elle retirer de la figuration de ce qu'elle dénonce ? Comment produire des images déviantes sans faire l'apologie de ces mauvais comportements ? Au-delà de leur exemplarité les images de contre-modèles ne peuvent être saisies que par référence à des canons, à des modèles strictement définis. Dans la terminologie de nos auteurs " le couple norme-transgression se traduit visuellement par l'opposition entre modèle et contre-modèle " ( 2008, p.64 ).

    Au Moyen Âge les scènes des transgressions sont globalement des images de norme, elles sont là à titre moralisateur. Elles sont produites par les commanditaires dans une logique didactique reposant sur l'image du mal. En un sens de telles figurations feraient partie de l'ordre. Le maintien de l'ordre passe ici par l'image de ce qu'il ne faut pas faire. L'autorité médiévale estime que les comportements conformes aux valeurs normatives - les modèles - sont plus aisément favorisés par la représentation de ce qu'il n'est pas permis de faire - les contre-modèles. Dans cette perspective l'anormal semble pouvoir renvoyer à la norme édictée par l'Eglise, source majeure des valeurs morales.

    ** On a vu ci-dessus que le glouton mangeur de galette dans le plus simple appareil symbolise deux péchés : la gloutonnerie et le péché de la chair. Le buveur associe également deux péchés. Un personnage cornu, la tête rentrée dans les épaules, tient son tonnelet ; ses jambes écartées laissent voir ses attributs masculins.
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    Eglise de Givrezac, Charente-Maritime
    Autrement dit, péché de chair, bonne chère et beuverie peuvent être mêlés. Le souci excessif du corps conduit à négliger la dimension spirituelle de l'homme.
    A cet égard les individus aux comportements déviants - gloutonnerie, beuverie, luxure - dans l'imagerie romane peuvent également être interprétés comme des contre-modèles.
    ** Dans le contexte chrétien de l'époque où la bonne sexualité ne se mesure pas au plaisir des partenaires, mais où l'union matrimoniale réussie est procréatrice, les images des rapports sexuels condamnés sont érigés en contre-modèles. Empruntant les traits plus ou moins réalistes de personnages ou/et d’animaux s’exhibant sans détour, se livrant à des attouchements ou à des étreintes charnelles la sculpture romane nous donne à voir quelques scènes contraires à la sexualité codifiée par les autorités religieuses commanditaires de l'édification de ces édifices consacrés. Après avoir brièvement présenté ci-dessus les grandes règles de la sexualité dans le cadre imposé du mariage, il n'est pas étonnant de rappeler la condamnation ecclésiale de l'adultère et la dénonciation des formes d'accouplement jugées contre-nature : commerce oral, sodomie et toutes figures érotiques en dehors de la position approuvée dite du missionnaire. En tarifant les pénitences à accomplir en fonction des fautes commises les manuels de confesseurs médiévaux donnent quelques informations sur les disqualifications sexuelles de l'époque. Sur ces bases en quelque sorte codifiées de la sexualité, les imagiers romans représenteront parfois dans la pierre les dangers et les conséquences néfastes pour l'âme humaine quand les êtres humains succombent à la luxure, commettent l'adultère et se livrent à des " écarts " sexuels. Il n'en reste pas moins vrai que ces figurations du plaisir sexuel sous toutes ses formes resteront toujours difficiles à décrypter. Les images " d'écarts sexuels" en tant que contre-modèles sont paradoxalement des images montrant des rapports discrédités ; et si une lecture au second degré n'était pas toujours effectuée ? Ces figures ont-elles alors toujours un statut de contre-modèle ou sont-elles seulement le fruit d'une grivoiserie populaire ?

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    *Eglise de Champagnolles, XIIè siècle, Charente-Maritime.


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    **Eglise Saint-Nicolas de Maillezais, Vendée.
    Dans les scènes d'auto-fellation faut-il rappeler qu'il importe peu que l'être représenté soit un être humain ou un animal car l'imagier roman n'a qu'un seul sujet l'homme.


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    Eglise de Marnay, Vienne.
    On a pu voir dans les personnages de ce modillon d'une petite église rurale une possible figuration homosexuelle.


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    Comportements explicitement érotiques. Eglise de Migron, Charente-Maritime.
    A suivre la thèse stimulante de nos auteurs l'image médiévale aurait ainsi la particularité de reposer sur le recours à des modèles et plus encore à des contre-modèles élaborés tous à partir de la norme. On serait ainsi devant une tentative pour représenter la conception chrétienne du bien et du mal à l'aide de catégories nettes. Il apparaît moins difficile de rappeler la conformité par des actions déviantes. On peut rappeler, comme nous l'avons vu déjà dans la première partie, qu'il est plus édifiant et plus facile de réaliser des images de l'enfer susceptibles d'inspirer de bons comportements par la crainte du châtiment que de suggérer l'état de béatitude céleste. Evidemment, aujourd'hui, dans une logique sociétale entièrement différente, ce ne serait guère concevable de recourir à des images d'actes mauvais pour définir l'acte bon.

    Des figurations conçues comme manifestations d'un héritage pré-chrétien de culte de la fertilité.
    Si les femmes sont souvent présentées en images sous leurs traits négatifs de créatures tentatrices, elles peuvent l’être également pour leurs vertus procréatrices et en tant que figures atropopaïques pour repousser le mauvais oeil. D’une façon générale, on sait que dans l'imagerie romane, la symbolique chrétienne se mêle sans difficultés à d'autres sources remontant à des temps plus anciens. Il est alors tentant de penser que certains éléments des religions antérieures à l'ère chrétienne, - déposés dans l'inconscient collectif - ont quelque peu survécu dans les villages. Le christianisme ne pouvait extirper un souci de la sexualité, universel dans les sociétés humaines. Ainsi, en tant que legs de la culture antique et païenne on a pu voir dans les représentations du principe masculin un hommage à ses vertus procréatrices.

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    Eglise Saint-Romain, Guitinières, Charente-Maritime.


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    Eglise de Sainte Colombe, Charente.
    Comment comprendre les modillons où sont sculptés uniquement les attributs masculins : peut-on avancer l'idée d'une idôlatrie des vertus génératrices du sexe de l'homme, voir en ces figurations un écho lointain de représentations païennes associées aux forces viriles reproductrices ?
    Dans la même perspective les figurations de femmes exhibitionnistes ont pu être considérées comme une reprise d'une tradition antique de culte de la fertilité ; les images de coït pourraient-ils illustrer les pouvoirs générateurs des êtres humains?

      Des représentations conçues comme moyens de conjuration rappelant d'anciennes pratiques.
    A l'époque médiévale persistait une croyance en une mythologie païenne qui se déclinait selon différentes formes. Le désir de se protéger du mal ou d'écarter le mauvais oeil a conduit les populations à recourir à divers expédients. Cela se manifestait par l'usage de rites, de conjurations d'amulettes afin de s'assurer une meilleure santé ou une prospérité matérielle accrue. On soulignera l'existence de pratiques pour l'élaboraton de philtres par les femmes pour gagner l'amour de représentants de la gent masculine. On a pu rencontrer des cultes phalliques où la verge du saint faisait l'objet de grattages de la part de femmes absorbant la poussière obtenue dans l'espoir d'une conception prochaine. ( J. Wirth, p. 144 ). C'est toute une statuaire obscène fondée sur la croyance au jeu surnaturel de forces bonnes ou mauvaises qui est à relier à une sphère d'influence païenne. Il peut s'agir des êtres inquiétants que l'on ménage « au cas où... »? Comment alors ne pas penser à ces représentations censées prévenir d'un danger ou à conjurer le mauvais oeil, à ces figures de protection contre les esprits mauvais. Ces figures étaient vraisemblablement destinées à protéger la maison de prière contre les puissances des Ténèbres et leurs intentions maléfiques. L'image des organes sexuels tient une place importante dans les motifs protecteurs. L'exemple-type de sheela-na-gig ayant pour but de repousser le mauvais oeil est le relief italien de Porta Tossa ( XIIe siècle ) conservé aujourd’hui au musée du Castello Sforzesco. Une femme remonte d'une main ses vêtements, révélant ainsi ses attributs les plus intimes près desquels de l'autre main elle tient une paire de ciseaux. La femme peut être vue comme une symbolisation de la porte elle-même et menacer les éventuels assaillants de castration avec sa paire de ciseaux. Par analogie il est probable que les sheelas gardent l'entrée du lieu saint en menaçant l'adversaire, en l'occurence le Malin, d'une manière qui l'avait mis en fuite.
    Est-ce dans cette perspective que pourraient entrer nombre de modillons exhibitionnistes ornant les corniches des églises ? Ces sculptures qui se voudraient menaçantes auraient pour fonction de déjouer un péril, d'éloigner les ennemis. Disposées au-dessus ou non loin d'une porte ( on en trouve aussi aux chevets ), ces figurations-vulves, par leur caractère de défi, auraient pour rôle de repousser le Malin ou le mauvais oeil. Ceux-ci seraient détournés et mis en fuite par la vue de ces figures féminines difformes, souvent grimaçantes et menaçantes, voire porteuses d'ustensiles castrateurs.

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    Eglise Saint-André, Ruffec, Charente.

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    Eglise de Chaix, Vendée.

    Lorsque les femmes-vulves offrent leur intimité au regard ce serait dans une perspective atropopaïque moins à titre de séduction que de répulsion. A l'époque romane, l'église, havre de paix et de salut, était largement considérée comme environnée par des forces menaçantes. L'effroi symbolique procuré par ces figures atropopaïques maintiendrait les êtres démoniaques loin du lieu sacré. La fonction atropopaïque soulignerait de manière symbolique la démarcation entre le sacré cet le profane. On est tenté de reconnaître à la femme-vulve une fonction atropopaïque ; on a pu y assigner tout autant un rôle protecteur de la fécondité ; d'autres n'attribuent à ces images caricaturales plutôt monstrueuses qu'un moyen de dégoûter de la sexualité. On le voit l'accord est loin d'être acquis entre les chercheurs. C'est le statut ambigu de ces images obscènes qui ferait qu'elles jetteraient le trouble et rempliraient une fonction de repoussoir. S'il existe bien dans l'art roman près des portes ou en haut des façades des figures atropopaïques cela ne saurait permettre d'expliquer de façon générale l'ensemble des figures licencieuses.
      Des figurations envisagées comme expression d'une culture profane populaire.
    Exposer des sexes masculins ou féminins, des étreintes physiques ou des scènes de défécation cela peut être moins de la pornographie que simplement du vécu égrillard, rappelant la partie terrestre et animale de l'homme. Peut-être faut-il s'abstenir de vouloir déchiffrer à tout prix un message caché derrière ces sculptures, il y a un pas qu'il faut peut-être parfois se garder de franchir. A la différence des scènes de luxure féminine ou masculine certaines images ne semblent pas faire intervenir de condamnation. Loin de délivrer un message ces figurations crues, grivoises ne pourraient-elles pas manifester seulement un goût pour la gaudriole ? Libérés des programmes iconographiques prescrits par les commanditaires les tailleurs de pierre pourraient avoir donné libre cours à leur inventivité, puisant leur inspiration créatrice dans la culture populaire du temps et, par là-même se libérant des sévères prescriptions morales des hommes de religion.

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    Eglise de Macqueville, Charente-Maritime.

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    Eglise de Champagnolles, Charente-Maritime.

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    Basilique Notre-Dame des Miracles, Mauriac, Cantal.

    La sexualité est sans doute un des domaines où se révèle le mieux l'écart qui sépare à l'époque médiévale la culture savante religieuse et la vivante culture populaire. L'univers des clercs cultivés est fortement distancié de celui des populations rurales. Ce sont deux manières de vivre et de penser qui s'opposent ainsi que le rappelle une étude récente. " Parmi les traits caractéristiques de la culture populaire du Moyen Âge, il convient de souligner l'importance accordée à la sphère de la vie pratique. La prédominance du principe de la vie matérielle et corporelle joue en effet un rôle essentiel dans la vision populaire du monde et de l'existence. Ce qui touche au registre du corps, au boire et au manger, à la satisfaction des besoins naturels, de la vie sexuelle, se trouve fortement valorisé. Les formes principales d'expression issues du peuple, et qui visent à rabaisser tout ce qui est élevé, spirituel, idéal et abstrait au plan matériel et concret, celui de la terre et du corps. Ce " rabaissement " du " haut " vers le " bas " répondant au souci de s'opposer à toute coupure des racines matérielles et corporelles du monde.  Le discours de l'Église, autour duquel se déploie la culture médiévale religieuse officielle, prône à l'inverse un rejet du corps et du monde sensible. Rien n'est plus éloigné des aspects concrets et matériels de la vie que l'idéal ascétique dont se réclame la morale chrétienne. La ligne de partage entre culture populaire et culture savante religieuse se révèle ici nettement marquée : les goûts du peuple suscitent les dégoûts de la classe cléricale." (Emmanuel Filhol, 2000 ).

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    Eglise de Chalais ( Saint-Pierre-le-Vieux ),Vendée.

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    Eglise Saint-Genès, Châteaumeillant, Cher.
    Les écrits d'Aimery Picaud, clerc de Parthenay-le-Vieux, au XIIe siècle sont fort révélateurs des images stéréotypées que les hommes d'Eglise se font des populations rurales. Présenté sous des traits péjoratifs le paysan du sud-ouest de la France et du nord de l'Espagne se voit affublé de tous les vices et défauts : laideur, méchanceté, inculture, luxure. S'adonnant aux plaisirs du boire et du manger le paysan, ce " rustre " se complaît dans la luxure. Lorsqu'il note ces observations peu amènes c'est par référence aux populations rencontrées au cours de son voyage ; pourtant dans son propre Poitou il ne pouvait pas ne pas remarquer les multiples sculptures licencieuses des édifices témoignant tout autant du monde profane des campagnes de sa région que celui du sud-ouest. Pourquoi ne voir dans ces figures ici que dénonciation des péchés et qu'ailleurs images révélant la perversité dans laquelle se seraient vautrés les populations ; ne serions-nous pas pourtant en présence d'un même reflet d'un monde profane bien vivant ? Il est possible que certaines représentations échappent en réalité aux demandes du commanditaires et soient le reflet de l'expression libre du petit peuple amené à intervenir sur les chantiers. Dans ce cas, ces figures pittoresques parfois sculptées de manière naïves, dans d'autres cas avec plus d'habileté, reflèteraient le monde savoureux de l'imaginaire de la période. Toutefois, on ne sait guère à quel point ces représentations étaient considérées comme grivoises ou obscènes à l'époque. Peut-être peut-on émettre l'hypothèse, qu'à l'égal des marges des enluminures, il y ait dans l'architecture romane des espaces d'anti-censure où des représentations libidineuses ou scabreuses peuvent s'épanouir, jouant le rôle de soupape face à la pression morale des clercs. Le corps se défoule dans des espaces privilégiés comme les corniches à modillons, voire certains métopes ou même quelques chapiteaux.

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    Eglise de Béceleuf, Deux-Sèvres

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    Eglise de Saint-Michel-d'Entraygues, Charente.

    Il en est ainsi de ce modillon de la corniche de l'absidiole nord de l'église Saint-Michel, Charente. Cette sculpture caricaturale ne peut s'interpréter qu'en envisageant une totale liberté de l'imagier : un personnage de dos exhibe la partie charnue de son individu dont il écarte les deux parties avec ses mains les bras le long du corps afin de montrer ce qui est généralement caché ; en outre, son sexe est manifestement en érection. Cette figuration pour le moins ne manque pas d'humour...
    Un certain nombre de ces représentations lubriques ou caricaturales peuvent s'expliquer comme le fruit d'une farce, d'un mauvais tour ; elles remplissent un rôle de marges.
    Un aimable correspondant, tailleur de pierre de son état, m'a rapporté des propos qui ont cours dans son milieu : le caractère irrévérencieux, irrespectueux, " choquant " de certaines sculptures sur des édifices religieux pourrait s'interpréter comme une sorte de réaction de tailleurs de pierre face à des commanditaires mauvais payeurs...
    Il convient encore de rappeler qu'à l'époque médiévale les pénitenciels révèlaient l'existence des pratiques bestiales et de fornication entre hommes et animaux. Quels que soient les motifs réels de leur présence dans ces espaces sacrés, ces représentations de zoophilie montrent pour le moins que la question des relations sexuelles entre êtres humains et animaux a en tout temps hanté l'imaginaire des hommes. Dans son ouvrage, écrit vers 1130, Aymery Picaud lui-même que l'on a déjà cité, n'hésite pas à écrire que " les Navarrais forniquent honteusement avec les bestiaux ; on raconte que le Navarrais met un cadenas à sa mule et à sa jument pour empêcher tout autre que lui-même d'en jouir. La femme comme la mule est livrée à sa débauche ". Cette citation de grand intérêt pour notre objet ne vaut pas, cela va sans dire, acceptation du jugement de l'auteur - clerc de sa personne - pour qui la laideur, l'anormalité ou la simple différence physique des paysans manifestaient une infériorité morale !!!

      Des figurations vecteurs de défiance à l'égard de l’étranger et de sa religion.
    En se référant aux édifices ce Cervatos et d'Oloron Sainte-Marie un photographe chilien comme Claudio Lange propose une autre interprétation : les représentations obscènes trouvées dans les églises romanes ( organes sexuels exhibés, scènes de copulation ...) pourraient s'expliquer en tant que forme de propagande contre l'Islam développée par l’Eglise catholique pour justifier les croisades.

    En effet certains détails, selon lui, seraient révélateurs comme les combattants portant des boucliers ronds, la barbe ou le turban, ou encore la main sur la poitrine imitant l'attitude de prière tendraient à identifier dans ces représentations le musulman ; ces figurations étonnantes iraient dans le sens d'un message anti-islamique.

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    ©Anthony Weir. Modillons de la corniche de l'église de Cervatos, Espagne.


    • A suivre Adeline Rucquoi, spécialiste de l’histoire de la Péninsule ibérique au Moyen Âge, il n'est pas sûr que le « message » transmis par ces sculptures soit spécifiquement anti-islamique.
    • " Dans une Espagne où juifs et musulmans sont tolérés, placés sous la protection directe du roi, autorisés à pratiquer leur religion et à posséder leurs propres magistrats, une iconographie directement et uniquement élaborée contre eux ne s’expliquerait pas. Jusqu’à l’extrême fin du Moyen Âge, en fait jusqu’aux Rois Catholiques, les chrétiens d’Espagne ont préféré le dialogue et la controverse publique, destinés à « convaincre », à « persuader », à « convertir », plutôt que la force." Cette historienne ajoute que " dans la mesure où toute hérésie est l’oeuvre du Diable, et où l’islam est vu comme une hérésie – puisque né après le christianisme -, toute représentation du Mal ou du Malin peut être interprétée comme anti-islamique".

      Pour l'éminent spécialiste qu'est Jean Wirth, professeur de l'histoire de l'art du Moyen Âge à l'université de Genève, il est " vraisemblable que la représentation directe ou symbolique de la sexualité ait correspondu à une exigence sociale et qu'on ait jugé sa présence indispensable dans un lieu de culte. Dès lors, la tendance à placer de telles images à l'extérieur de l'édifice ou sur des chapiteaux qui ne constituent pas les emplacements les plus appropriés à un culte apparaît comme une manière de subordonner aux images proprement chrétiennes celles qui ne sauraient l'être. Enfin, dans l'ambiance créée par la réforme grégorienne, la présentation caricaturale et dégradante des thèmes sexuels a dû souvent constituer le moyen de faire accepter leur introduction dans les églises". L'auteur poursuit : " L'hypothèse d'une fonction apotropaïque et celles de culte de la fécondité ne suffisent pas à rendre compte des décors licencieux mieux que la haine grégorienne de la chair. Ces explications se révèlent toutes trop partielles, mais elles ont en commun de chercher aux représentations de caractère sexuel un principe extérieur à la sexualité qui justifierait leur présence par des préoccupations plus acceptables, celles de se protéger, de se multiplier ou de se détourner de ce qu'elles montrent...Elles valent dans des cas particuliers, mais sont superflues au niveau global. Il faut se demander si leur principale raison d'être n'est pas de sauver une idée préconçue de la religiosité et de la morale du Moyen Âge chrétien...En fait, l'irruption d'images de caractère érotique coïncide avec un développement sans précédent du décor monumental à un moment où...l'iconographie narrative chrétienne connaissait un déclin et où le clergé se montrait plus compréhensif envers le paganisme qu'il ne l'était à l'époque carolingienne. Le contexte était favorable à l'indulgence envers la chair que la réforme grégorienne se donnait pour tâche de réprimer " ( 2008, p.171-172 ). Ainsi, faudrait-il reconnaître, au cours de la période romane, une évolution des rapports entre l'humain et le divin, entre la terre et le ciel, une relative baisse d'importance reconnue aux thèmes ascétiques du mépris de la chair liés à la réforme grégorienne et une plus grande place accordée aux préoccupations humaines terrestres concrètes, à la valorisation accrue de la dimension charnelle de l'homme...



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    Basilique de Mauriac, Cantal.

    A défaut de document laissant entendre le sens exact qu'il convient de leur donner, les interprétations de ces sculptures resteront toujours délicates. Dans la vision médiévale du monde la conception de la sculpture n'est en principe pas laissée au libre arbitre du tailleur de pierre. Le programme iconographique et les scènes historiées majeures sont l'oeuvre du commanditaire, à charge pour l'imagier d'exprimer dans la pierre le sens de la composition commandée. En bref, il lui appartient de transfigurer la pierre avec son ciseau et son maillet selon selon son savoir-faire dans l'utilisation des volumes et son talent artistique. Généralement, pour les médiévistes les figures libidineuses sont une forme de dénonciation du Mal ou de différentes formes de péché au regard de l'Eglise institutionnalisée. En d'autres termes, il s'agissait à l'époque médiévale d'aider les chrétiens à combattre leurs démons intérieurs. Prenant avec force le contrepied des principes spirituels les images licencieuses amèneraient l'observateur à revoir sa conduite en renouant avec les valeurs dont elles sont foncièrement l'antithèse. Le registre canon/transgression s'exprimerait dans l'imagerie romane par le couple archétype/disqualifications vécues. Mais, comme toujours il n'y aurait pas d'exception s'il n'y avait pas de règle. Il est des figurations qui ne semblent pouvoir être saisies qu'en reconnaissant la totale liberté d'inspiration du tailleur de pierre. Entre diabolisation de la chair, iconographie modèles/contre-modèles, manifestation de la culture populaire et expression multiple de symboles plusieurs points de vue se rapportant à ces images scabreuses demeurent possibles ; ils ne sont d'ailleurs pas forcément contradictoires. Un spécialiste évoque même la possibilité qu’exhibitionnimes masculin et féminin correspondent tous deux « à une volonté atropopaïque derrière un message catéchitique évangélisateur... ce qui permet de contourner toute censure écclésiastique ». Toute quête de sens relative à une image de pierre spécifique peut certes bénéficier de l’éclairage qu'apportent les grandes hypothèses interprétatives, mais le pouvoir explicatif de ces dernières n'est sans doute pas total. Ces thèses, pour intéressantes qu'elles soient, se révèlent toutes trop partielles. Elles valent davantage pour des situations particulières qu'à titre explicatif général. Les images de pierre romanes feront encore longtemps l'objet de questionnements et de débats. Tout essai de décryptage d'une figure de pierre ne peut être véritablement tenté qu’en replaçant l'image dans son ensemble contextuel général. Compte tenu qu'on ne sait pas, la plupart du temps, ce qu'ont voulu exprimer exactement les imagiers romans il est difficile de donner une signification univoque à des figures médiévales qui resteront par définition ambivalentes, polysémiques. Au final, il se pourrait que les images obscènes ne puissent être véritablement appréhendées qu'à des niveaux de lecture différents...
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    Ce texte est une adaptation pour les modillons du texte original : " De l'image obscène à la quête de sens " paru dans le site " Art roman et rapports à la nudité "
    in http://web.me.com/joel.jalladeau/obscenite/index.html

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    Orientations bibliographiques et électroniques
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    BARTHOLEYNS Gil, DITTMAR Pierre-Olivier, JOLIVET Vincent - Image et transgression au MoyenÂge, Puf, 2008.
    BLANC Anne et Robert - Monstres, sirènes et centaures, Editions du Rocher, 2006.
    BLANC Anne et Robert - Les symboles de l'art roman, Editions du Rocher, 2004.
    CAMUS Marie-Thérèse, CARPENTIER Elisabeth, AMELOT Jean-François - Sculpture romane du Poitou. Le temps des chefs-d'oeuvre, Editions A. et J. Picard, Décembre 2009.
    COLIN-GOGUEL Florence - L'image de l'Amour charnel au Moyen Âge, Editions du Seuil, 2008.
    M.M. DAVY - Initiation à la symbolique romane, Flammarion, 2005.
    DURAND de MENDE Guillaume - ( évêque du XIIIe siècle ) - Manuel pour comprendre la signification symbolique des cathédrales et des églises, éditions La Maison de la Vie, 1996.
    FILHOL Emmanuel -
    « L'image de l'autre au Moyen Age. La représentation du monde rural dans le Guide du pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle », Cahiers d'histoire [En ligne], 45-3 | 2000, mis en ligne le 13 mai 2009. URL : http://ch.revues.org/index285.html
    HORVAT Frank et PASTOUREAU Michel - Figures romanes, Editions du Seuil, 2007.
    LE PRISE Pierre-Yves
    - Images de pierre? Le langage des sculpteurs romans, Essai d’un voyage dans l’invisible, La Louve éditions, 2010.
    LESIEUR Thierry - Art roman et dualité, in Esprit d'Avant n°6, juin 2009
    http://www.espritdavant.com/Main.aspx?numStructure=79255&numRubrique=499446
    MOULIER Pierre - La Basilique Notre-Dame des Miracles de Mauriac, Editions Créer, Nonette, 2006.
    PICAUD Aimery -
    Liber Sancti Jacobi ou Codex Calixtinus, vers 1130, dont le cinquième livre " Le Guide du pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle", a été édité et traduit en français par Jeanne VIELLIARD Jules Vrin, 1938, 2004) .

    THIBAUD Robert-Jacques - Dictionnaire de l'art roman, Dervy Poche, 2007.
    WEIR Anthony SATAN IN THE GROIN
    Exhibitionist figures on mediæval churches
    Un site très riche consacré aux sculptures obscènes.
    http://www.beyond-the-pale.org.uk/
    WIRTH Jean - L'image à l'époque romane, Les éditions du Cerf, Paris, 2008.

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