" Tour de l'abbé Gauzlin et art roman "
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L'abbatiat de Gauzlin commence au sortir de l'an mil, après la mort tragique de saint Abbon. Quand il entreprend la construction de l'étrange tour du monastère, il voulait, dit son biographe, André de Fleury, « qu'elle servît de modèle à toute la Gaule ».
Etrange tour, en vérité, sitôt que nous faisons effort pour la détacher, par l'esprit, de l'abbatiale. En effet, en 1026, la tour est conçue comme un tout indépendant de l'église, sur le côté occidental des bâtiments conventuels. L'église elle-même était plus petite que l'actuelle qui n'a été commencée qu'en 1067 par l'abbé Guillaume et dont seuls le choeur et les transepts seront achevés en 1108. Il faudra attendre 1218 pour que la nef rejoigne la tour. Les fidèles, alors, pénétraient dans l'église par le portail gothique, au nord. L'ouverture de la nef sous la tour date de 1648.
Les chefs d'oeuvre de l'art, qu'aucun discours n'épuise, qui ne se laissent capturer par aucune description, qui ne se réduisent à aucun usage, sont sources d'infinies délectations, et même d'une infinité de délectations. Toujours nouveau dans les perceptions successives qu'il nous offre, ce chef d'oeuvre nous invite à ne pas nous satisfaire du souvenir que nous en avons. La mémoire est ancrée dans les mots au point que l'image risque de s'effacer sous le concept si nous ne retournons pas auprès de l'oeuvre pour que la perception sensible nous en restitue l'ineffable réalité.
Une fois encore, nous avons le bonheur de revenir contempler la tour de l'abbé Gauzlin, et nous avons le sentiment de nous trouver devant un édifice que nous ne connaissions pas tout à fait, qui nous déconcerte parce qu'il nous enchante pour de nouvelles raisons. Lumière, saison... C'est sans importance. La richesse de l'oeuvre ne dépend pas des conditions météorologiques. Elle repose en elle-même et se dispose indépendamment du lieu où elle s'insère, comme des conditions accidentelles de son apparition. Je sais que c'est moi qui ai changé, que c'est moi qui, entre temps, ai vu d'autres oeuvres, mais encore faut-il que cette oeuvre autorise cet enrichissement qui vient de mes expériences multiples. Et il en va de même pour chaque admirateur.
Ma perceuse à percussion ne s'enrichit pas lorsque je la regarde une fois encore: elle est toujours la même. Ou bien c'est que je remarque un détail nouveau ou jusque là inaperçu. « Tiens! La peinture s'est écaillée ». Je pourrais en dire autant d'une figurine du musée Grévin. « Tiens! Il y a une mouche sur le nez de Staline ». Dans un cas comme dans l'autre, c'est un élément extérieur à l'objet qui modifie la perception. L'oeuvre d'art se transforme sans changer. Elle est toujours la même et pourtant accepte qu'on en parle encore et encore de façon toujours différente.
Bien entendu, je peux être surpris par un nettoyage de la pierre, par une restauration. Cette fois, la tour de l'abbé Gauzlin a retrouvé les belles couleurs claires de la pierre du Nivernais. Mais demain je reviendrai, et je sais que m'y attendra l'inattendu: cette même tour que je n'ai encore jamais exactement vue.
Je me réjouis alors de n'être pas Dieu, pour pouvoir ainsi toujours m'étonner devant cette même oeuvre insaisissable. Comme je suis heureux de m'engager entre ces piliers dont l'élégance massive s'achève en une canopée de pierres vivantes où de saintes histoires se déploient parmi d'antiques feuillages! Je sais que demain je vais être surpris par un visage vu déjà tant de fois et que je ne connais pas encore, surpris par la courbe d'une acanthe corinthienne dont je pensais ne plus pouvoir rien apprendre.
Bonheur de n'être pas pur esprit - car que savent les anges de la beauté? Il faut des yeux pour voir une nature morte de Cézanne, et l'aveugle peut encore avoir le bonheur parfois de parcourir des mains une sculpture. Et que serait le Stabat Mater de Pergolese pour celui qui ne l'aurait jamais entendu et ne serait capable que d'en comprendre la structure à travers la connaissance purement conceptuelle des relations mathématiques entre ses éléments?
Bonheur d'être capable de percevoir et de comprendre, d'être corps et esprit. Mais aussi d'être soumis au temps afin de m'en laisser délicieusement arracher par les chefs d'oeuvre sans pour autant échouer dans une impassible éternité. Il est banal de dire qu'en présence de l'oeuvre d'art le temps ne s'écoule plus de la même façon. Ou plutôt, il ne s'écoule plus de façon linéaire. Quelque part entre l'ordre irréversible des successions et l'éternelle coprésence de tous les instants, devant l'oeuvre d'art (comme aussi au cours de tout exercice de la pensée), le temps se déploie comme une surface. Chèvre qu'aucun loup ne guetterait, je gambade librement dans l'infinité des aspects de l'oeuvre, entre pensées et perceptions, sensibilité et entendement, jouant avec les objets, les emplacements, les relations, les moments. Et voici Joseph, Marie et Jésus qui s'avancent... Où? Dans le désert? Sont-ils encore en Palestine? Sont-ils déjà en Egypte? Sur un chapiteau? Est-ce le matin? Et moi, où suis-je? Au rez de chaussée de la tour? En Egypte? En compagnie de l'abbé Gauzlin? Tout est vrai. Je me promène ainsi sur une multiplicité d'axes temporels. J'accompagne la Sainte Famille, et en même temps j'écoute Gauzlin qui, sans aucun orgueil, me dit combien il est heureux de voir sa tour s'élever dans ce coude de la Loire, offrande majestueuse et sans usage. Et près de la Sainte Famille qui progresse dans le soir tombant, acanthes et palmettes bruissent dans le vent du matin.
Ainsi, comme les mathemata platoniciens, les oeuvres d'art nous délivrent du temps de la banalité quotidienne et de l'Histoire. Elles nous déposent dans le temps multidirectionnel du vagabondage de l'esprit qui vient toujours se ressourcer auprès des sens. Alors, nous cessons d'être les tristes captifs d'instants qui ont à peine le temps d'être, pris entre ce qui n'est plus et ce qui n'est pas encore.
Les oeuvres d'art ne nous immergent pas dans l'éternité. Ce sont des voies qui peut-être conduisent à l'éternité, du moins nous en rapprochent. Je ne sais si « la beauté sauvera le monde ». Je sais seulement que la contemplation des belles choses, que mon aptitude à penser qu'il y a de belles choses est mon salut. Joyeuses pistes d'éternité.
Abolissant les âges, se révélant comme la raison d'être des pierres, la tour de l'abbé Gauzlin rejoint les temples de Paestum, les mégalithes de Stonehenge, et toutes les oeuvres qui, à la fois, manifestent et interrogent le sacré. Loin de susciter l'inquiétude, la beauté sereine des chefs d'oeuvre nous apparaît comme le rassurant sourire des dieux. « La beauté n'est qu'une promesse de bonheur » écrivait Stendhal, mais son « ne... que » est mal venu. Le bonheur est inaccessible à celui chez qui le désir est essentiel. L'extinction des désirs permet d'échapper au malheur, mais ne pas être malheureux, est-ce être heureux? L'aptitude à découvrir la beauté et à en nourrir son âme, n'est-ce pas la capacité de dépasser à la fois le malheur et son insuffisante abolition? La beauté est une promesse de bonheur, une indication de la direction dans laquelle se trouve le bonheur. L'atteindrons-nous? Je ne sais pas. Mais si nous ne cheminons pas dans cette voie, alors nous n'y parviendrons jamais. Ni le vrai ni le bien ne suffisent: la beauté doit les couronner pour combler l'âme qui s'est une fois incarnée.
Que dire sur la tour de l'abbé Gauzlin? Faut-il une fois de plus en rappeler les dimensions?
Hauteur: 20,50 m (39,80 m avec la charpente et le lanternon)
Largeur: 17,36 m
Profondeur: 14,60 m
Dimensions du rez de chaussée:
Hauteur des arcades sous les doubleaux: 6 m
Hauteur des voûtes: 6,60 m
Dimensions du premier étage:
Hauteur des arcs sous les doubleaux: 9,20 m
Hauteur des voûtes: 10,20 m 10,30 m 10,60 m
Hauteur des fenêtres romanes: 6,90 m
Largeur des fenêtres: 1,30 m 1,60 m
Il faut arrêter cette énumération qui n'aura un intérêt que lorsque seront établies des relations entre les nombres.
Comme le faisait remarquer dom Angelico Surchamp en nous montrant avec une tendre admiration le chevet de l'église Saint-Barthélemy à Farges-lès-Mâcon, l'art roman est un art de la vie, et en cela plus proche de Dieu et de l'homme que ne le sont le gothique, l'art de la Renaissance et les formes postérieures.
Art de moine bâtisseur, de maître maçon et non d'orgueilleux architecte, trait d'union entre l'homme et Dieu, l'art roman écarte délicatement les desséchantes régularités. Un édifice se construit comme un visage se forme: avec juste ce qu'il faut de dissymétrie pour chasser la fadeur géométrique tout en évitant que l'esprit, captif d'un procédé trop perceptible, devienne incapable de se délecter. L'oeuvre géniale, pensait Kant, est celle en laquelle la règle est présente sans toutefois transparaître, de façon qu'elle donne l'impression d'une libre production de la nature.
- Construis-moi une demeure où nous serons l'un et l'autre à l'aise pour penser l'un à l'autre.
- De quelle taille? demande l'abbé.
- Peu importe, mon bon Gauzlin. Cela dépendra de tes forces, du nombre de tes compagnons, de la qualité des pierres que tu trouveras...
- Mais quelle devra en être la forme pour qu'elle soit assez belle pour toi, Seigneur?
- Il faudra qu'elle me ressemble.
- Mais je ne t'ai jamais vu. Comment pourrai-je construire quelque chose qui te ressemble?
- Voilà un moine qui a bien peu de mémoire! Ne te souviens-tu pas d'un livre où il est dit à deux reprises qu'Elohim créa l'homme à son image, à sa ressemblance? Alors regarde-toi, Gauzlin, regarde tes frères. Prends mesure sur toi, et la demeure où ton âme sera en paix, chez elle, sera à ta ressemblance et sera ainsi ma demeure, à mon image.
L'art roman n'a pas d'autre source que la joie du moine bénédictin qui a enfin compris ce jeu des ressemblances. Miroir de son âme qui est image de Dieu, la tour de l'abbé Gauzlin se dresse en bord de Loire, somme théologique et poème, offrande et demeure, rose de Silésius1 et raison de mon regard.
Le choeur de Saint-Pierre de Beauvais s'élève à trente mètres de hauteur, et sa flèche s'est écroulée quatre ans après avoir atteint ses cent cinquante deux mètres. Oeuvre d'architecte. La coupole de saint-Pierre de Rome s'élève à cent trente six mètres, au-dessus d'un baldaquin de bronze de trente mètres de hauteur. Oeuvre d'ingénieur.
La tour de l'abbé Gauzlin n'est pas une colonnade que le regard traverse. C'est un monde où l'âme se promène mais qu'elle ne souhaite pas vraiment quitter, quand bien même ce serait pour entrer dans la basilique. L'extérieur semble accidentel.
Est-ce l'abbé qui a voulu que le quadrilatère délimité par les quatre piliers centraux fût plus grand que les autres? C'est surtout en venant par le sud – en sortant de la librairie, par exemple – que l'esprit exagère la courbure offerte aux yeux. La belle futaie de pierres devient un piège subtil. La courbe franche d'un déambulatoire se parcourt sans étonnement, et c'est sans regret que nous retrouvons la tangente rectiligne du bas-côté. Laissons la parole à Dom Claude Jean-Nesmy:
« ... les quatre piliers centraux ne sont pas exactement dans l'axe, mais légèrement déviés sur la périphérie, au rez-de-chaussée du moins. Au premier étage, en effet, ils restent dans l'axe, de sorte qu'ils sont en porte à faux sur les piliers du dessous et reposent pour une part sur le rein des voûtes, témoignant ainsi de la liberté des Maîtres à l'égard des problèmes architectoniques.
On peut au reste se demander pourquoi cette déviation sur un axe si court qu'elle eût été facile à éviter, même pour des maçons très novices en l'art de bâtir. Faudra-t-il recourir à la trop commode allégation de la « naïveté » de ces gens-là? Mieux vaut regarder de tous ses yeux. On s'aperçoit alors que le petit gauchissement ainsi créé dans les axes permet que les deux piliers du centre mordent sur l'allée tandis que les deux extrêmes indiquent l'axe. Par où que l'on se présente – mais l'effet optique est plus sensible en abordant la tour par le côté sud – on éprouve alors la sensation que l'allée tourne (...)
Or cet effet tournant, si discret soit-il, demeure important dans la mesure où, précisément par suite du peu de longueur de la tour, l'oeil, s'il était lancé sur une ligne droite, traverserait de part en part les trois travées, et irait se perdre dans la nature, de l'autre côté. Invité à tourner, il est pour ainsi dire pris dans un labyrinthe. » (Val de Loire roman, Editions Zodiaque).
Plan du rez de chaussée d'après Zodiaque Val de Loire roman
Plan du 1er étage d'après Zodiaque Val de Loire roman
Labyrinthe? Aucun Dédale n'y a emprisonné un cruel Minotaure. Par ces courbes suaves, l'abbé bâtisseur nous invite avec patience et bienveillance, à découvrir, semées dans un jardin exubérant, quelques unes des visions et des histoires qui ont rythmé sa vie, émerveillé son âme.
Cependant, comme dans le temple grec, les pierres de la tour échappent aux nombres, aux figures et aux proportions auxquels certains tentent parfois de les réduire, et qui pourraient aussi bien autoriser la réalisation d'un silo à grain ou d'un moulin à café.
Au Ve siècle, Victorius d'Aquitaine rédigea un ouvrage d'arithmétique contenant surtout de longues tables de multiplications et de fractions. Saint Abbon de Fleury (vers 950-1004) en rédigea un commentaire avant 985. La tour et l'abbatiale intègrent-elles les nombres qui faisaient rêver Abbon? Probablement, et avec la caution de l'Ecriture: « Mais tu as tout réglé avec mesure, nombre et poids » (Sagesse de Salomon XI, 21). Est-ce ce qui détermine le sentiment d'être comblés sans être rassasiés? Certainement pas. Comme l'amour authentique, la beauté nous offre la plénitude sans la satiété: l'oeuvre me suffit, mais elle est infinie et je ne peux me lasser de la contempler. Et dans l'amour, chacun ne peut que remercier l'autre d'être ce qu'il a été et d'avoir donné tout ce qu'il a apporté, tout en restant prêt, sans que le désir s'en mêle, à accueillir davantage encore. La tour de l'abbé Gauzlin me comble, et pourtant je sais qu'elle est tellement plus que ce que j'en ai vu jusqu'à présent. Il faut bien qu'il y ait de l'infini dans l'âme humaine pour qu'elle soit disposée ainsi à accueillir l'infini de la beauté et de l'amour. Je plains ceux qui pensent en avoir fini avec une oeuvre, et l'amour qui s'estompe n'en était pas un.
Les mathemata ont leur beauté et les formes plastiques la leur. Des rencontres sont possibles sans jamais devenir nécessaires. Tant de chef d'oeuvre ne contiennent pas le nombre d'or... Tant de productions médiocres s'en réclament...
Il est temps de quitter les concepts et les nombres, de cesser d'analyser, le temps est venu de nous rendre auprès de ces pierres toujours autres que ce que nous en pourrions dire, toujours au-delà des méditations qu'elles peuvent engendrer. Quelques images regardées en silence feront peut-être naître chez certains le désir d'aller en ce bord de Loire recevoir le cadeau que leur font par-delà les siècles l'abbé Gauzlin, le mystérieux Unbertus et tant d'autres dont le nom, s'il était connu, serait de bien peu d'importance au regard de ce que leur main a façonné.